samedi 27 octobre 2018

Mes feuillets d'automne


Je le dirai tout net: la "rentrée littéraire" française d'automne, celle qui fait les prix, m'a déçue. Habituellement, il émerge trois ou quatre très bons bouquins, de ceux qui feront plus ou moins date.

Mais cette année, c'est vraiment moyen, moyen. Il est vrai que je ne pas lu Philippe Lançon (par lassitude de l'évocation des attentats en France) qui semble rallier tous les suffrages. Et puis, je me suis endormie sur le Jérôme Ferrari ("A son image"), en dépit de son analyse intelligente de la photographie et j'ai carrément détesté "Désintégration" d'Emmanuelle Richard même si son écriture est superbe; mais plus pleurnichard, plus aigre, plus misérabiliste, il n'y a pas.



Alors, je me suis rabattue sur la littérature étrangère. Mais je ne suis quand même pas allée bien loin parce que trois chefs d’œuvre, qui marqueront la littérature mondiale, ont récemment été publiés mais je n'ai pas eu le courage de m'y attaquer (plus de 1 000 pages, denses, pour deux d'entre eux et plus de 600 pages pour le plus léger). Il s'agit de Paul Auster ("4 3 2 1"), Ludmila Oulitskaïa ("L'échelle de Jacob") et Olga Tokarczuk ("Les livres de Jakob"). Si quelqu'un, parmi vous, est venu à bout de l'un de ces bouquins, ça me ferait plaisir qu'il m'en donne des nouvelles.

 
Hormis ces trois grands livres, voici donc ma petite liste de recommandations automnales :

- Lisa HALLIDAY: "Asymétrie". Il est rare que je lise de la littérature américaine mais, là, j'ai vraiment été conquise, emballée. Un bouquin étonnant en trois parties complétement distinctes, sans lien apparent : le récit de la liaison entre l'auteur et le grand écrivain, Philip ROTH, de près de 40 ans son aîné; les tribulations d'un jeune irakien; l'interview imaginaire de Philip ROTH. C'est piquant, drôle, transgressif.



- Elena TCHIJOVA: "La planète des champignons". Avec Sentchine et Bouïda, Tchijova est au nombre de mes écrivains contemporains russes favoris. C'est ici le récit de la confrontation de deux voisins de datchas à la campagne: une businesswoman indépendante et un traducteur de seconde zone enlisé dans ses habitudes. Si on ne connaît pas la Russie d'aujourd'hui, on apprend plein de choses, si on connaît, c'est plus vrai que nature.


- Nancy HUSTON: "Lèvres de pierre". J'adore la franco-canadienne Nancy HUSTON avec la quelle je me sens en complète affinité intellectuelle. Je n'ai pas été déçue par "Lèvres de pierre". C'est un livre un peu bizarre, mi-roman, mi-essai, dans le quel Nancy Huston établit des correspondances étonnantes entre elle-même et le monstre sanguinaire, Pol Pot. Déconcertant mais très fort: une réflexion sur le mal qui habite en chacun de nous.


- Vanessa SCHNEIDER: "Tu t'appelais Maria Schneider". Un portrait fulgurant de l'actrice du "Dernier Tango à Paris" par sa proche cousine, journaliste au "Monde" et fille du célèbre psychanalyste Michel Schneider. La vie tragique, rongée par l'alcool, le tabac, la drogue mais la vie intense, flamboyante, de la fascinante actrice. C'est à ce bouquin que j'accorderais, sans hésitation, un prix littéraire d'automne.


- Christophe DONNER: "Au clair de la lune". Un livre très différent de la production littéraire habituelle de Christophe Donner plutôt consacrée au déchirement sexuel et existentiel. Il relate ici la vie et le parcours de Nicéphore Niepce et d'Edouard-Léon Scott de Martinville, inventeurs de la photographie et de la phonographie, qui ont, littéralement, changé le monde. Leurs travaux ont pourtant été pillés par Daguerre et Edison, les privant de la gloire qui leur était normalement destinée. Ce roman, qui nous apprend plein de choses, dévoile le mystère de cette dépossession, caché dans leurs vies intimes.


Paolo RUMIZ: "Comme des chevaux qui dorment debout". J'aime beaucoup l'écrivain-voyageur italien Paolo Rumiz. En plus, il parle principalement ici de mon pays natal, la Galicie. Mais j'ai quand même été un peu déçue. Le propos est alourdi, obscurci, par la recherche des traces des militaires italiens (de Trieste) enrôlés dans l'armé austro-hongroise au cours de la première guerre mondiale et envoyés en Galicie. C'est intéressant,bien sûr, mais ça aboutit à une vision un peu étrange et réductrice de la Galicie.


- Abnousse SHALMANI: "Les exilés meurent aussi d'amour". La description d'une communauté iranienne à Paris, fantasque et cocasse, de réfugiés communistes. C'est drôle, magique, peuplé de personnages déconcertants. Je vous conseille néanmoins de lire d'abord: "Khomeiny, Sade et moi", épatant et percutant.

- Agnès DESARTHE: "La chance de leur vie". Une famille française envoyée dans une université américaine en Caroline du Nord. La France et les Etats-Unis vus à distance. Les tourments des cœurs et des corps, le besoin d'imprimer une direction à son existence mais le constat, finalement, que l'on demeure étranger à son destin.

-  

Je clos, enfin, ma liste en mentionnant le livre de Richard H. THALER : "Misbehaving Les découvertes de l'économie comportementale". Richard H.THALER a été Prix Nobel d'économie 2017. Je lis en effet, également, beaucoup de livres de finance, économie. Normal, c'est tout de même en rapport avec mon boulot. De toute manière, ça me passionne. Ce livre de Thaler est facile à lire. Il démontre que, contrairement aux analyses classiques, l'homme n'a pas un comportement économique rationnel. C'est novateur et j'ai été intéressée. Un reproche toutefois: l'auteur n'a vraiment pas l'esprit de synthèse. Son bouquin fait plus de 500 pages alors que 100 pages auraient largement suffi.

Photographies de Tim PARCHIKOV né à Moscou en 1983; photographe russe dont les œuvres commencent à être bien cotées.


Enfin, je vous conseille au cinéma: "Cold War" de Pawel PAWLIKOWSKI.

samedi 20 octobre 2018

La Marquise de Sade et la Comtesse de Ségur


La France touristique, je ne connais pas trop.
Mais j'aime bien, quelquefois, visiter les lieux qui ont été fréquentés par de grands écrivains. C'est comme ça que je suis allée à Charleville (Rimbaud), à Ferney (Voltaire), à Illiers-Combray et Cabourg (Proust).



Il y a quelques mois je me suis rendue en Normandie, près de L'Aigle (Orne), pour visiter les villages où ont vécu la comtesse de Ségur (Aube) et la marquise de Sade (Echauffour). Étrange coïncidence: les deux communes sont très proches l'une de l'autre (une dizaine de kilomètres), au point que la Comtesse de Ségur a probablement connu la fille du Marquis de Sade mais elle ignorait certainement l’œuvre de son père (en raison de l'omerta instaurée sur celle-ci par son fils, Claude Armand).



Grande différence toutefois: si tout le monde a entendu parler du "château des Nouettes" de la Comtesse de Ségur, à peu près personne, en revanche, n'identifie Echauffour comme un haut lieu sadien (on ne connaît que le château de Lacoste dans le Vaucluse restauré par son propriétaire, Pierre Cardin).

Pourtant, le "divin marquis" y a vécu pendant près d'une année après son mariage (1763) et le château d'Echauffour a été la résidence principale de sa femme, Renée Pélagie (1741-1810), et de ses trois enfants (Louis-Marie, Claude Armand et Madeleine Laure). Du reste, la commune d'Echauffour ne fait aucune publicité concernant son résident le plus célèbre: rien n'est indiqué et les habitants font de grands yeux quand on les interroge.


Il faut bien reconnaître que les visites tant de Aube (1 300 habitants) que d'Echauffour (750 habitants) sont décevantes. A Aube, le château des Nouettes (où la comtesse a vécu de 1821 à 1872) a été transformé en Institut Médico-Pédagogique et est fermé au public. Il faut se contenter d'un tout petit musée, très succinct et un peu ridicule. Echauffour, c'est un peu mieux: il y a d'abord l'église où les armoiries des Sade figurent en plusieurs endroits des murs et des vitraux (les Sade ont été des bienfaiteurs); il y a ensuite le cimetière où l'on trouve la tombe de la marquise de Sade et de sa fille; il y a enfin le château très beau et impressionnant mais qui est une demeure strictement privée.

Qu'importe ! J'ai quand même pu m'imprégner d'une atmosphère, d'une ambiance. J'avoue en effet être totalement fascinée par la marquise et la comtesse, complexes et énigmatiques l'une et l'autre.
 

Renée Pélagie de Sade, tout d'abord. Quand elle épouse le marquis (un mariage arrangé, d'argent pour Sade, de prestige pour Renée Pélagie), elle est une jeune fille timide et naïve mais cultivée. Étrangement, malgré tout ce qu'elle a pu endurer (la honte, l'infamie, la pauvreté, les mensonges, les insultes, l'ingratitude, les trahisons répétées de sa sœur, l'hostilité de sa mère) elle a aimé son mari d'une manière presque absolue. Elle l'a continuellement défendu et s'est battue, avec une opiniâtreté remarquable, pour le faire libérer ou adoucir son sort. Ce n'était certainement pas de la bêtise ou de la soumission mais, plutôt, l'expression d'une passion authentique et mystérieuse. René-Pélagie nous conduit à réviser toutes nos conceptions de l'amour et c'est probablement elle qui est dans le vrai.


La comtesse de Ségur, ensuite, ou plutôt, Sophie Rostopchine de son nom de jeune fille. Vivre au château des Nouettes n'avait, pour elle, rien d'une ascension sociale. Elle était issue d'une des familles les plus riches de Russie. Elle a ainsi passé son enfance à Voronovo, un immense domaine situé à 50 kilomètres de Moscou: 24 000 hectares, plusieurs villages regroupant 8 000 "âmes", un splendide château entretenu par une centaine de domestiques.


 Mais la mère de Sophie imposait à ses enfants une éducation tyrannique et martiale: knout, gifles, fessées en continu. Mal habillés pour les habituer à supporter le froid. Des lits sans couverture et matelas mais avec des journaux pour édredon. Obligation de tout faire soi-même avec interdiction de recourir aux innombrables domestiques. Privation d'eau et de nourriture à tel point que "Sophie volait souvent le pain des chevaux et lapait l'eau du chien dans son écuelle".  


L'éducation d'une mère cynique et indifférente à la douleur physique et psychologique des autres, voilà ce qu'a subi Sophie Rostopchine dans son enfance. Une espèce d'éducation sadienne pourrait-on dire.

Et d'ailleurs ça transparaît dans ses livres. De mes lectures de la comtesse de Ségur, je n'ai rien retenu des leçons de morale étriquée, de bienséance, de convenance. Être une petite fille modèle, quelle horreur, quelle abomination ! C'est ça la bêtise et la soumission. J'ai en fait lu tout autre chose.

Il y a plutôt, me semble-t-il, un véritable théâtre sadien chez la comtesse de Ségur. D'un côté, des adultes impitoyables, violents, frappant et humiliant sans cesse les enfants: madame Ficchini, les fermières, les bonnes, madame Mac'Miche. Curieusement les bourreaux sont des femmes, elles condamnent le plaisir, le vice, l'argent. Les pères, quant à eux, sont absents




















 
Et puis, de l'autre côté, se dressent, contre les mères, les petites filles. Une rébellion sourde et cruelle. C'est Sophie qui torture sa poupée en l'ébouillantant avant de l'enterrer en riant; Sophie qui découpe en petits morceaux une abeille ou qui fait mourir dans le sel de petits poissons ou abandonne un poulet à un vautour; Sophie qui prend plaisir à se défigurer, quitte à endurer les moqueries, en faisant friser ses cheveux ou en coupant ses sourcils; Sophie qui vole le pain des chevaux, qui mange avec gloutonnerie; Sophie qui fait ingurgiter de l'eau sale et de la craie à ses camarades; Sophie qui tue un écureuil etc...

Les mères s'effacent brutalement, comme mises à mort, foudroyées. Elles ont échoué à préparer leurs filles à être des épouses, à procréer. Sophie devient une libertine que rien n'arrête, une fille délurée adepte de la jouissance libre. Sophie devient Juliette, la Juliette des "Prospérités du vice".

C'est de cela que rêvent les petites filles. Les petites filles qui sont des criminelles comme tout le monde. Les petites filles tellement mignonnes parce que tellement humaines parce que tellement criminelles. Les petites filles sadiques et sadiennes.

Ci dessus, deux photographies du château de la marquise de Sade réalisées par moi-même.

Le médaillon, qui est au château d'Echauffour, représente Renée-Pélagie (c'est la seule image que nous possédons d'elle) et sa jeune sœur Anne Prospère, brûlante amante de Sade. Je vous incite à lire ses lettres au marquis: "Je jure au marquis de Sade, mon amant, de n'être jamais qu'à lui..." C'est publié au Livre de Poche (la lettre et la plume.

Si vous vous intéressez à "Renée Pélagie marquise de Sade", je vous conseille vivement le livre de Gérard Badou, en poche chez Payot. Sur le marquis lui-même, outre les incontournables Pauvert, Lely, Lever, je recommande Jean-Claude Hauc: "Sade amoureux".

S'agissant de la comtesse de Ségur, j'ai bien aimé "La comtesse" de Christophe Fiat (qui formule les bonnes interrogations) et "La comtesse de Ségur, un destin romanesque" de Marie-Joséphine Strich.

Enfin, dans le prolongement de ce post, je vous invite à aller voir le dernier film de Lars von Trier: "The house that Jack built". Accrochez-vous bien quand même et ne venez pas ensuite me reprocher de vous y avoir envoyés: vous êtes adultes, je suppose. Disons que c'est une réflexion sur la relation de l’œuvre d'art avec le Mal.

samedi 13 octobre 2018

Kecébôlafotografie


"La photographie est plus vivante que jamais et, en même temps, elle est plus morte que jamais". C'est le point de vue exprimé par le cinéaste Wim Wenders dans une interview à la BBC. Le coupable: le smartphone.


C'est vrai qu'il y a peu de temps encore, la photo était rare, sa pratique mesurée. Mais aujourd'hui on est submergés d'images, un déluge, des torrents continus. Il paraît que le "smartphoneur" moyen prend plus de 4 000 clichés annuels, une bonne dizaine par jour. Mais poursuit Wim Wenders: "Le problème avec les photos à l'iPhone est que personne ne les voit, même les gens qui les prennent ne les regardent pas et ils n'en font certainement pas des tirages." Tout se perd dans les labyrinthes électroniques et échoue, au mieux, sur un compte Instagram.


Même si je n'ai aucune prétention, je m'intéresse à la photo mais j'en fais peu et surtout pas avec un smartphone. Je râle d'ailleurs quand je dois changer de portable: impossible d'en trouver un sans fonction photo. C'est de la vente forcée et, surtout, ça permet de majorer beaucoup les prix.


Les smartphones, j'aime donc vraiment pas. Je trouve d'ailleurs bizarre que dans une civilisation de "l'audiovisuel", on privilégie surtout les technologies bas de gamme: le fichier MP3 pour la musique et les capteurs riquiquis des smartphones.


Je suis sans doute snob, c'est vrai ! Mais l'iPhone, le smartphone, c'est, quand même la normalisation, la banalisation du regard. Tout est conçu pour un maximum de facilité, pour qu'il suffise d'appuyer sur un bouton, pour que tout le monde puisse se considérer comme photographe: un très grand angle grâce auquel "on voit tout" avec une zone de netteté maximale, un format carré pour dispenser d'avoir à cadrer, composer, un petit capteur qui gomme l'étagement des plans et les effets de flou (le "bokeh").




Au total, le smartphone, c'est le triomphe de cette idée que la photographie, c'est la reproduction du réel, de ce que l'on voit en face de soi. Un peu comme ça le serait aussi pour la peinture classique, représentative.




C'est vraiment trop simple, trop facile ! On sait bien que ce n'est pas du tout ça. A la différence d'une simple image, une œuvre d'art (une peinture, une photographie) n'est pas une "vitre" sur le monde, elle fait signe vers autre chose qu'elle-même. Elle comporte une part d'énigme et d'évidence qui suscite le trouble et l'émotion. Il y a toujours quelque chose de caché, de dissimulé dans une œuvre d'art et c'est cela qui en fait la force, la puissance. "L'origine du monde" de Courbet, ce n'est pas l'image du sexe d'une femme en particulier, c'est l'évocation du caractère sidérant, pétrifiant, de la sexualité. C'est pareil pour les photos de Nan Goldin, Martin Parr, Cindy Sherman, William Eggleston: plus que l'image, c'est le suggéré, ce qui n'est pas expressément visible, qui importe.L’œuvre d'art, la véritable œuvre d'art, est hantée, dira-t-on.


Et puis, je m'interroge sur les motivations de ces gens, innombrables, qui font maintenant de chaque instant du quotidien un prétexte à image, à "selfie", à poster aussitôt sur Instagram.

 
On passe désormais une grande partie de son temps à dupliquer sa vie, à l'"instagramer". C'est vrai que ça relève des affinités, maintes fois soulignées, de la photographie avec la mort mais il devient aujourd'hui plus important d'"instagramer" sa vie que de la vivre.


Alors, je pourrais évidemment disserter sur cette nouvelle expression d'exhibitionnisme et de narcissisme. Mais c'est vraiment trop évident !


Autre chose se joue peut-être avec Instagram. Ça relève probablement de la "rivalité mimétique" décrite par René Girard. Il s'agit de se rapprocher des autres en les imitant, de s'entre-regarder en les copiant. Il s'agit de vivre dans l'adoration commune d'un modèle dans une relation de maître à disciple.


Ça a beaucoup d'aspects positifs parce que c'est très socialisant. Et de fait, les images des comptes Instagram se révèlent, toutes, d'un conformisme renversant: une vie lisse, aseptisée, suintant, jusqu'à l’écœurement, de bonheur et de contentement: ma belle vie de belle nana dans ma belle maison avec mes beaux enfants et ma famille formidable.


On est heureux parce qu'on est tous les mêmes, parce qu'on est tous semblables, qu'on a les mêmes aspirations. C'est comme ça aussi que le monde devient formidablement ennuyeux et monotone.


Mais ça se révèle vite délétère parce que le bonheur ne se partage pas et qu'on ne peut pas être heureux tous ensemble.


Il faut même reconnaître que notre bonheur se nourrit principalement du malheur des autres. On a besoin de savoir que les autres sont dans la détresse pour être pleinement heureux.


Et c'est pourquoi il y a une vraie violence d'Instagram: ma vie est formidable et la vôtre ne vaut rien en comparaison. On veut s'entre-tuer, le désir est un désir de destruction, Instagram offre un exutoire pour cela. Mais c'est aussi une forme d'amour. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'Instagram est devenu un support privilégié des aventures sentimentales. Facile de prendre au piège d'une vie trop belle pour être vraie.

Compte tenu du thème choisi, je n'ai pas eu d'autre choix que de sortir quelques unes de mes images. Garanties sans smartphone et jamais postées sur Instagram mais simplement décoratives: n'est pas artiste qui veut. J'ai principalement regroupé des photos autour de musées (Orsay, Le Louvre). Je me suis donc autorisée à poster également des images du Louvre-Lens et de la maison de la culture du Havre où je me suis rendue récemment. Les deux dernières images sont à l'attention de Richard pour qu'il ait un aperçu de l'état d'avancement de l'automne à Paris.

Enfin, le titre de mon post (que c'est beau la photographie en traduction) est le nom du blog d'un photographe professionnel à la plume acerbe et percutante.

dimanche 7 octobre 2018

La beauté du malheur



Les gens qui m'énervent le plus, ce sont les nostalgiques, ceux du bon vieux temps et du c'était mieux avant.

C'est contre toute évidence. Il suffit d'évoquer les anciens pays communistes où régnait l'impitoyable Père Ubu. Comme tout a été déjà écrit à leur propos, je ne vais relater que des anecdotes de mon cru.



Dans les pays de l'ancienne URSS, la vie n'était pas simplement faite de crasse (la saleté des villes était effrayante) et de misère, elle revêtait aussi beaucoup d'aspects comiques et humiliants, liés au chaos et à la déglingue généralisés: les téléviseurs explosaient, les aspirateurs soufflaient, les congélateurs chauffaient, les ascenseurs s'effondraient quand ils n'étaient pas en panne, on n'osait pas ouvrir un robinet tellement les tuyauteries vrombissaient ni appuyer sur un interrupteur électrique de peur de plonger tout un quartier dans le noir, on passait plus de temps à réparer sa voiture qu'à essayer de se déplacer avec elle (c'était d'ailleurs préférable tellement sa conduite était aléatoire). Quant au téléphone, il vous mettait en contact avec tout le monde sauf avec le correspondant recherché. En fait rien ne marchait et on vivait dans un monde à la Gaston Lagaffe avec des objets au comportement erratique et surréaliste. Bizarrement, il y avait à l'Ouest beaucoup de gens qui étaient convaincus que les produits made in USSR étaient solides et qui achetaient aveuglément des voitures Lada ou des appareils photo Zenit.

La vie était donc comique (un comique sinistre) mais elle était aussi peinarde (une désespérante paresse): le burn-out au travail, on n'a jamais entendu parler de ça. C'était encore le pays de Gogol où il était préférable de vivre de trafics minables plutôt que de travailler. Mais au total, la vie était surtout d'une grisaille désespérante: la seule satisfaction, c'était la convivialité des soûleries du week-end.

Tout était lamentable et le sous-développement général. Aujourd'hui, cependant, la vie dans les anciens pays de l'Est n'a plus rien à voir avec ce sombre tableau. Et il faut quand même noter que depuis 30 ans, c'est le capitalisme tant honni (notamment par ce bon Pape François), qui a  permis de multiplier, dans des proportions considérables, le niveau et la qualité de vie des populations.

J'ai donc envie, de prime abord, d'étrangler tous ceux qui expriment, parfois, une nostalgie de l'ancienne URSS. C'est vrai, toutefois, que ce n'est quand même pas si répandu que ça et que ce sont surtout des Russes qui fantasment sur leur puissance passée: au moins, on faisait peur !



Cependant je me contiens aujourd'hui et j'essaie plutôt de comprendre les ressorts psychologiques de ce passéisme absurde et de la nostalgie en général. Comment peut-on aimer ce qui était moche, humiliant et sinistre ?

Certes, on était plus jeunes autrefois mais c'est un peu court comme explication.

J'en viens à penser qu'on entretient tous une véritable nostalgie du malheur et qu'on éprouve pour celui-ci une véritable fascination.

D'ailleurs de quoi se souvient-on véritablement dans sa vie ? En fait, assez peu des instants de bonheur mais surtout des événements malheureux.

On m'a parlé de ces gens qui avaient vécu la guerre et qui déclaraient, malgré la terreur vécue, que cela avait été une période heureuse de leur vie. Ou bien ces garçons qui conservent un souvenir ému de leur service militaire. Et puis toutes les personnes qui ont vécu des événements traumatisants: maladies, décès, agressions, humiliations. Les souvenirs sont ressassés avec une complaisance souvent maladive.


Tout cela me fait penser aux propos stupéfiants, presque scandaleux, de Dostoïevsky et d'Imre Kertesz.

Dostoïevsky tout d'abord qui, durant quatre années, a vécu l’enfer du bagne en Sibérie. Et pourtant, il écrit : « Oh, c’était un grand bonheur pour moi : la Sibérie, le bagne ! On dit que c’est monstrueux, scandaleux, on parle d’une espèce de révolte légitime…monceau d’inepties ! C’est là seulement que j’ai commencé à mener une vie saine, heureuse, c’est là que je me suis senti moi-même. Mes meilleures pensées me sont venues à cette époque ! Oh ! si seulement vous pouviez vous aussi être envoyé au bagne ! »

Imre Kertész, ensuite, qui clôt ainsi son livre « Être sans destin » : "Là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. (...) Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions. Si jamais on m'en pose. Et si je ne l'ai pas moi-même oublié."

Des propos renversants... et Kertész va même jusqu'à évoquer les femmes qui se refont une beauté à l'arrivée du train ou la splendeur du lever du soleil…



Comment peut-on éprouver une forme de bonheur et de joie au fin fond de la détresse et de la misère humaines ? Et pourtant, nous savons que cela est vrai, car nous avons aussi éprouvé cela un jour. Aussi misérable soit-t-on, à la pointe de l'angoisse, une lueur éclaire tout à coup notre nuit.

Au sein de l’enfer, il y a toujours, en fait, l’espoir, l’espoir d’une transfiguration qui va permettre de rebattre complétement les cartes de notre destin,  d’accéder à un au-delà de notre condition limitée et bornée. Quand on est au comble du malheur, on se dit que les choses ne peuvent que changer et cela, c'est une pensée exaltante, une véritable rédemption.

Parce qu'en réalité, le véritable enfer:, c'est peut-être plutôt celui de l'absence de malheur: celui de la vie ordinaire, quotidienne, totalement balisée, cette vie bureaucratisée, technicisée, enfermée dans la répétition et la banalité et où il ne peut absolument rien se passer.


C'est en fait pour retrouver un monde où les choix étaient encore possibles, pour renouer avec la conscience tragique de la mort et de la solitude, bref pour échapper à notre condition actuelle d’hommes sans qualités, que l'on éprouve si souvent de la nostalgie.


Tableaux de Dimitrije POPOVIC, peintre monténégrin né en 1951.