Le week-end, j'essaie de rompre, le plus possible, avec les contraintes subies pendant ma semaine de labeur.
D'abord, je m'habille différemment. Je ne cherche pas le cool et le décontracté mais au contraire le sexy et le sophistiqué. Finis les tailleurs du boulot, les tenues grises et déprimantes. Vivent les high-heels à straps, les collants à motifs, les jupes à plis qui s'ouvrent et se ferment comme un éventail quand on marche, les tops dentelle qui dessinent une fente ouverte entre les seins, les manteaux cintrés à grands boutons, les bijoux gothiques, les rubans autour du cou, le maquillage smoky, les kiss nails, les faux cils magnétiques, les cheveux flottants avec des mèches balayées. C'est bien sûr d'un goût discutable mais c'est mon ascendance slave qui ressurgit.
J'adore donc me balader dans Paris dans une espèce d'ivresse émotionnelle et c'est ainsi que, le samedi matin, je descends, souvent, l'Avenue de l'Opéra en sortant des Grands Magasins à Havre-Caumartin où je viens d'assouvir mes compulsions d'achat d'"accessoires", produits de beauté ou fringues. Je fais généralement halte dans un café, "le Nemours" ou le "Café de la Paix", des lieux en accord avec mon accoutrement. J'y attends mes rendez-vous en feuilletant mes journaux, rien que de la presse de gauche, "Le Monde", "Libération", "Les Inrocks", "l'OBS".
J'enchaîne souvent avec un restaurant (mon préféré "La brasserie de Lorraine", Place des Ternes) et puis je poursuis en allant soit au cinéma (UGC Forum des Halles), soit à la FNAC des Ternes, soit voir une exposition, soit (plus rarement) une pièce de théâtre. Le samedi soir, je suis souvent invitée pour aller faire la fête dans des clubs (le "Silencio", le "Montana", le "Salo" et, évidemment, "le Raspoutine"). Inutile de dire que je suis continuellement sollicitée mais j'aime bien jouer de mon côté hautaine et inaccessible.
Je vous entends déjà: c'est presque scandaleux et ça n'a aucun intérêt ce que tu nous racontes là ! Tes loisirs, d'abord ils sont insupportablement snobs et puis ils n'ont vraiment rien d'original, c'est l'emploi du temps banal d'une nana friquée ou maquée. T'as un côté un peu pétasse, tu ne vois pas plus loin que le bout de tes pompes, de tes faux ongles ou de tes mèches. Tu penses à ton maquillage quand des "gilets jaunes" défilent pour remplir leur frigo.
Je suis entièrement d'accord mais j'assume et il ne faut pas m'en vouloir si je vous ai ennuyés, irrités, mais, mais...si je vous parle de ça, qui ne concerne finalement que moi, c'est parce que je viens de découvrir que toutes ces distractions qui nous semblent aller de soi, être évidentes, sont en fait d'apparition récente. Leur date de naissance, c'est il y a un peu plus de deux siècles, au lendemain de la Révolution Française et de la Terreur. C'est la période du Directoire (octobre 1795-novembre 1799).
Historiquement, l'apparition du luxe, de la superficialité, de la Mode, de nouvelles apparences et d'une nouvelle convivialité, c'est une réaction à la Violence et à l'épouvante. On a également connu ça au lendemain des deux guerres mondiales: les "Années folles".
A l'époque du Directoire, après la Terreur, s'est, en effet, inventée une nouvelle socialité qui a bouleversé et durablement façonné la culture européenne.
On a assisté, durant cette courte période, à la naissance de ce qui fait une bonne part
de l'agrément de la vie sociale en Europe: la Mode, les restaurants, les
musées, les boulevards sur les quels hommes et femmes peuvent
s'exhiber. Et puis, sont aussi apparus des centaines de bals publics où
l'on pratiquait une danse scandaleuse: la valse. Il faut ajouter que les
cafés et les théâtres ont vu leur fréquentation fortement augmenter; il
en est allé de même pour les tirages de la presse et des livres.
La
Mode, les restaurants, les musées, les bals, les lieux de déambulation,
les mails arborés, tout ça n'existait pas dans les États monarchiques,
avant la Révolution. Les populations vivaient confinées, cloîtrées, dans
leurs domiciles dont elles ne sortaient que pour s'approvisionner et
certainement pas pour se distraire ou faire la fête.
Cette austérité a culminé bien sûr au moment de la Révolution Française et surtout de la Terreur.
Et
puis brusquement, au lendemain d'un déchaînement inouï de violence, de
massacres et d'exécutions innombrables, au lendemain de la mise à mort
de Robespierre, la société française s'est soudainement, presque
miraculeusement, pacifiée et civilisée.
Fin
1795, on a ainsi vu tout à coup apparaître, dans les rues de Paris,
d'étranges jeunes femmes arborant une mode scandaleuse, en protestation
contre la Terreur, son moralisme, sa pruderie, sa volonté
d'uniformisation.
C'étaient
les "Merveilleuses", compagnes des "Incroyables". Il est de bon ton
aujourd'hui de les déprécier. Ce ne seraient que de vulgaires crétines, terriblement superficielles, indifférentes à la misère du peuple.
Elles ont pourtant initié une véritable "Révolution culturelle".
Voici
comment on peut les décrire (in "La Terreur" de Jean-Clément martin):
"Savamment dénudées par des voiles transparents et des vêtements
luxueux, elles marchent sur de légères sandales en portant de minuscules
sacs inutiles. Leurs cous marqués par un maquillage et leurs cheveux
coupés ras derrière évoquent le trajet de la guillotine, et certains
corsages sont fermés par des croisillons "à la victime".
On
parle de leurs excès et de leurs débauches, de leurs bals scandaleux où
les valses étaient l'occasion d'attouchements sexuels. Les principales actrices et égéries sont Juliette Récamier,
Madame Tallien et surtout une certaine Rose Tascher de la Pagerie,
veuve du général Beauharnais (conventionnel guillotiné), puis maîtresse
de Barras (qui a arrêté Robespierre) et enfin épouse d'un jeune général
ex-jacobin, Napoléon Bonaparte.
Avec
les "Merveilleuses", la Grâce et la légèreté ont tout à coup chassé la
peur et l'angoisse ainsi que les sinistres bourreaux de la Révolution.
Le
Directoire, ça a donc été un grand moment pour l'apparence. Il faut
souligner, au moment où on déplore la disparition de Karl Lagerfeld, que
ça a consacré la naissance de la Mode, un bouleversement complet au
cours du quel les femmes ont pour la première fois imposé une nouvelle
esthétique et fait reculer la pudeur en exhibant leur corps.
Il
faut s'interroger là-dessus: pourquoi, au lendemain d'une époque effroyable, celle de la Révolution et
de la Terreur, libérer le corps est-il devenu une nécessité ? Il
s'agissait sans doute de briser les conventions sociales et sexuelles
d'une époque sinistre, grise, corsetée, entravée. Il s'agissait, finalement, d'achever la Révolution en inaugurant celle des mœurs.
Depuis le Directoire, les femmes sont maîtresses de leur
apparence et de leur beauté. Ce qui peut être, aussi, un nouvel
asservissement.
Quelques images de "Merveilleuses", notamment de Juliette Récamier et de deux exemples de la nouvelle coupe de cheveux: à la Titus ou "à la victime".
J'ai complété avec quelques réinterprétations saisissantes de John GALLIANO.
Dans le prolongement de ce post, je recommande aussi les célèbres pâtisseries "Au merveilleux" de Fred. Elles s'inspirent justement du Directoire et proposent de multiples meringues à la crème fouettée, gâteau traditionnel du Nord de la France.
Enfin, je vous signale la sortie d'un CD merveilleux et hypnotique: "Dune" du groupe CANINE.