L'actualité politique, c'est vraiment bizarre !
Au mois d'août dernier, la France se passionnait pour l'insignifiante affaire Benalla. Elle venait probablement de trouver un nouvel exutoire de haine après l'affaire Johnny.
Mais qui dans, le même temps, s'est vraiment préoccupé du vote par le Parlement d'un texte prévoyant la création d'un délit de "captation d'images impudiques" (article 222-32-1 du Code Pénal) ? Je n'ai pas l'impression qu'on en ait dit un seul mot aux informations télévisées, que ça ait fait l'objet d'un seul débat. Des "experts" ont réglé la question sans mot dire.
Ce sont pourtant des dispositions régulant le "vivre ensemble". Elles marquent surtout un premier pas inquiétant dans la répression du voyeurisme; elles peuvent, à terme, créer un délit du regard. "J'aime regarder les filles" dit la chanson. On peut espérer que ça demeurera toujours possible mais c'est sûr qu'il faudra se montrer de plus en plus prudent.
Jusqu'alors, donc, les "petits mateurs" des cabines d'essayage dans les magasins, des bas d'escaliers dans les couloirs du métro, des fenêtres aériennes la nuit, des vestiaires des salles de sport, voire des toilettes publiques, pouvaient se rincer l’œil tranquillement. On ne disposait pas de qualification pénale adéquate.
Et bien, tout ça c'est terminé depuis l'automne dernier (mais qui le sait vraiment en France ? Les Lois ont souvent pour caractéristique première d'être complétement ignorées, Kafka a tout dit là-dessus).
Ça s'est fait progressivement. Les mouvements féministes se sont d'abord émus de la pratique de plus en plus répandue en Europe de l'"upskirting". Une vraie mode même grâce au smartphone: des malotrus rivalisent à prendre en photo le dessous des jupes des filles. C'est ensuite balancé sur Internet.
Le nouvel article du Code Pénal règle d'abord ce problème avec le délit de "captation d'images impudiques". Mais les choses vont bien au-delà. On n'entend pas réprimer uniquement les "pervers pépères" qui reluquent et photographient les "dessous" des femmes, mais, plus largement, de multiples formes de voyeurisme. Il s'agit ainsi de pénaliser «le fait d’user de tout moyen afin d’apercevoir les parties intimes d’une personne que celle-ci, du fait de son habillement ou de sa présence dans un lieu clos, a cachées à la vue d’un tiers». Le tout, bien sûr, sans le consentement de la personne, ou à son insu.
A partir de là, ça ne rigole vraiment plus !
Ce qu'encourent désormais les petits voyeurs ? Un an de prison, et 15 000 euros d’amende, voire le double en cas de circonstances aggravantes. Ainsi, si l’auteur filme ou prend des photos de sa victime, ou si cette dernière est mineure, handicapée ou enceinte, le voyeur s’expose à deux ans de prison et 30 000 euros d’amende. Idem s’il sévit dans les transports en commun.
C'est pareil en Belgique (depuis 2014) et encore mieux au Canada (5 ans). Partout en Europe et en Asie (20 000 manifestantes en Corée du Sud), on réfléchit et met en place des disposition réprimant le voyeurisme, même en Grande-Bretagne (qui a pourtant d'autres chats à fouetter en ce moment) et en Russie (vidéo "virale" d'Anna Dovgalyuk).
On vous explique doctement, bien sûr, qu'il s'agit quasiment d'un crime, que le voyeur réduit la femme à une dimension d'objet et porte gravement atteinte à sa dignité. C'est une humiliation et un traumatisme qu'elle portera toute sa vie.
Je trouve qu'on vit une époque de dingues. Ça pourrait être risible si ça n'avait pas, éventuellement, de telles conséquences.
Je m'imagine bien, par exemple, faire scandale dans un magasin à chaussures parce que le jeune vendeur, tout rougissant, aurait regardé sous ma jupe au moment de l'essayage. Je tairais, bien sûr, que ça m'aurait, peut-être, fait plaisir mais j'irais porter plainte. Ensuite, je serais toute contente quand j'apprendrais, quelques mois plus tard, que le jeune vendeur a été condamné à un an de prison pour son regard libidineux. J'aurais obtenu "juste réparation" de mon traumatisme.
Rêve-t-on vraiment d'une pareille société opposant, sans cesse, des agresseurs et des victimes ?
Être moderne aujourd'hui, ça n'est plus être responsable, c'est porter plainte pour tout et pour rien.
L'expérience belge démontrerait heureusement que ces dispositions répressives sont quasi inapplicables du fait de l'impossibilité de réunir, la plupart du temps, des preuves matérielles flagrantes.
En fait, sur le voyeurisme, on est d'une hypocrisie totale, la plus grande, peut-être, de toutes celles qui touchent aux questions sexuelles. On déclare tous, bien sûr, qu'on ne s'y adonne aucunement mais on se repaît continuellement de ça. Si on était sûrs d'une totale invisibilité et impunité (c'est ce que démontrent les quelques enquêtes effectuées), on passerait son temps à aller fureter chez ses voisins, son patron, ses copains, copines, tous ceux que l'on admire ou qui nous insupportent. On prolonge indéfiniment, en fait, ses premières explorations infantiles: qu'est-ce qu'il en est de la jouissance des autres, quelle est la vérité de leur désir ?
Et d'ailleurs, on vit dans des sociétés de voyeurisme généralisé. C'est le triomphe de l'image et de l'apparence: le pouvoir politique, les relations sociales, la conquête amoureuse et sexuelle, le spectacle de la rue, les villes muséifiées.
Et on se donne d'abord à voir : Facebook, Instagram, Snapchat. Quelle gloire ! Big Brother non seulement ne fait plus peur mais on aspire à toujours plus.
C’est aussi le triomphe de
l’œil avec ses appareils sophistiqués et ses satanés smartphones et autres bidules. Un déluge de couleurs, formes, anecdotes triviales. Tout se vaut, tout est équivalent, l'insignifiant comme le sublime. Nous voulions voir et être vus, nous devenons "omnivoyeurs".
On a en fait découvert quelque chose d'important au siècle dernier : la distinction de la vision et du regard. La vision, c'est celle des objets communs. Le regard, lui, il n'a trop que faire d'objectivité. Il est enveloppé de désir, il en est même la cause. La psychanalyse et Jacques Lacan ont déliré à l'infini sur ce sujet.
Le regard, il est déstabilisant parce que, fondamentalement, on est d'abord des êtres regardés. On dit que notre subjectivité se construit par rapport au regard de l'autre. Notre corps perçoit même physiquement le regard. Un instant d'accroche: angoisse ou coup de foudre.
Ça explique qu'on éprouve toujours une grande gêne et souvent même une espèce d'hostilité quand on se sent regardés parce que le regard de l'autre est appropriateur comme s'il cherchait à nous vider de notre substance, à nous voler notre individualité.
Notre rapport au regard, finalement, il façonne souvent celui ou celle que l'on est. Il explique ainsi l'émergence de trois figures majeures de la modernité :
- l'hystérique: ce sont surtout des femmes, de moins en moins nombreuses en réalité. C'est beaucoup mon portrait, je l'ai déjà dit. L'hystérique cherche à capter le regard. Pour cela, elle a un comportement de séduction plus ou moins adapté, plus ou moins habile. Et puis, elle sait très bien donner l'impression d'être à l'unisson de sa victime.
- le paranoïaque: il a évidemment le sentiment que des millions de regards sont posés sur lui.
- le névrosé obsessionnel: c'est la catégorie de gens que je déteste le plus. Ceux qui veulent tout maîtriser, tout contrôler, qui n'admettent pas le hasard, les aléas, qui sont incapables de risquer leur peau. Avares et rigides, ce sont eux, souvent, qui épient les autres, écoutent aux portes, les observent à la jumelle. Leur vie est tellement blindée qu'ils ne croient pas au vacillement du désir et à la mort.
Tableaux de Balthus (1908-2001): "Thérèse rêvant" et Marcel Duchamp (1887-1968): "Étant donnés".
Il est à noter que le tableau de Balthus a récemment (fin 2017) fait l'objet d'une mobilisation et d'une pétition de New-Yorkais pour qu'il soit retiré du Museum of Modern Art (MOMA). Il inciterait au voyeurisme et à la pédophilie. A vous de juger mais ne me demandez pas de le retirer de mon post.
Photographies de Roger SCHALL (1904-1995), Petra SEDLACZEK, Gail Albert HALABAN, l'une allemande, l'autre américaine mais ayant beaucoup vécu, toutes les deux, à Paris.
Au cinéma, de nombreux films abordent le thème du voyeurisme. Voici mes trois préférés:
- "Brève histoire d'amour" de Krzysztof Kieslowski
- "Malveillance" de Jaume Balaguero
- "Monsieur Hire" de Patrice Leconte
En littérature, je conseille un livre dérangeant: "Le motel du voyeur: une enquête" de Gay Talese. Prix Sade 2017. Il est en poche et facile à trouver.