1 ère Partie:
Au Moyen-Age, l'un des pires péchés condamnés par l’Église
était l'"usure", le prêt d'argent avec intérêt. Les usuriers étaient
voués à l'Enfer aux côtés des voleurs et des assassins. Ce type de
punition n'impressionne pas beaucoup aujourd'hui mais, à l'époque, on
croyait vraiment à l'Enfer et ses descriptions en étaient terrorisantes;
ça faisait donc hésiter. Ça explique que les chrétiens ont longtemps
abandonné aux Juifs toutes les activités de prêt.
Gagner
de l'argent avec de l'argent était jugé entièrement immoral. L'intérêt,
c'était le poids de la faute, du péché, sur celui qui avait été
contraint d'emprunter (en allemand, le mot dette, "schuld" signifie
également "la faute"). Et puis, ça revenait à rémunérer le Temps, lui
donner un prix, alors que, pour un chrétien, l'horizon de la vie n'est
pas la finitude mais l'éternité.
De
même, on trouve dans de nombreuses villes européennes des "Rue des
Lombards". Elles évoquent ces marchands et prêteurs italiens qui ont
inventé la comptabilité en partie double, mis en place les premiers
établissements de crédits et les premières banques et initié ainsi, à la
fin du 15 ème siècle, rien de moins que le capitalisme. Mais les rues
des Lombards ont longtemps été associées, dans l'imaginaire populaire, à
des endroits mal famés, des lieux peu recommandables de débauche et de
crime.
Je suis ainsi convaincue que l'aversion presque
générale des Européens (et spécialement des Français), envers la
Finance, les activités bancaires et le capitalisme en général, a des
racines profondément religieuses. Beaucoup se croient révolutionnaires
mais ne sont finalement que des curés.
Je
vais même jusqu'à penser que les actuelles politiques monétaires de la
BCE et de la FED, extrêmement accommodantes mais ô combien dangereuses,
sont presque une résurgence de l'esprit religieux vis-à-vis de l'argent.
C'est le retour au Moyen-Age: on peut emprunter à taux zéro, voire même
avec un taux négatif.

L'argent
gratuit, c'est un vieux fantasme universellement partagé. On croit
pouvoir s'affranchir de la servitude de la Dette, échapper au Temps, se
livrer aux délices instantanés de la consommation. Ces banquiers rapaces et voleurs
qui nous tenaient dans leurs griffes, on n'en a quasiment plus besoin.
On peut maintenant s'offrir à profusion de la camelote chinoise ou des
berlines allemandes. Tant pis si dans le même temps, on ponctionne et
assèche systématiquement l'économie réelle. Il faudrait d'ailleurs
exterminer d'urgence deux groupes sociaux: les épargnants et les
détenteurs de capital. Il suffit de piquer leur fric pour procurer du
pouvoir d'achat aux classes populaires, c'est ce qu'ont bien expliqué
les gilets jaunes et Thomas Piketty.
Vertige de l'immédiateté. Privilège de l'instant et de la consommation au détriment du long terme, de l'investissement. Après nous le Déluge ! Et d'ailleurs, "à long terme, nous serons tous morts", rappelait Keynes.
On
préfère vivre dans l'illusion du court terme, du tout, tout de suite,
sauf que la réalité se venge bien vite. Ouvrir les robinets de l'argent
gratuit, c'est aussi déchaîner les démons de la spéculation. C'est
l'"exubérance irrationnelle" des marchés. C'est la multiplication des
investissements dans le n'importe quoi: les tulipes en 1637 aux
Pays-Bas, les sociétés informatiques et internet à la fin des années 90,
l'immobilier, les actions, les obligations aujourd'hui.
Parce
que vis-à-vis de l'argent, on n'est pas seulement des "curés", on est
aussi des "moutons": on suit la tendance générale, on croit que les
arbres peuvent monter jusqu'au ciel. Si ça a marché jusqu'à aujourd'hui,
ça va continuer à marcher demain, c'est ce dont on essaie sans cesse de se persuader. C'est comme ça que se forment de
magnifiques bulles qui, lorsqu'elles éclatent, nous laissent sur la
paille.
2 ème Partie :
Qu'est-ce qui te prend aujourd'hui ? Pourquoi tu viens nous ennuyer avec ce fatras indigeste ? D'ailleurs, on s'en fout !
Je
le comprends mais c'est aussi mon histoire personnelle. Les "idées
reçues", les curés, les moutons, j'ai toujours détesté ça, c'est mon
tempérament rebelle. C'est à cause de ça que je me suis intéressée à
l'économie et à la finance.
Et puis, il y avait le
souvenir, transmis par mes parents, d'une humiliation: celle d'avoir
vécu dans un pays communiste. Le communisme, ça peut en effet être
résumé comme ça: l'humiliation permanente d'une société où tout était
lamentable, grotesque, absurde.
J'ai
donc pris le contrepied de tout ça: l'argent ne m'a jamais fait peur,
sans doute parce que je suis résolument athée ou peut-être simplement immorale. Ce n'est pas facile de confesser ça
en France, dans un pays où la quasi-totalité des hommes politiques se
vante de ne posséder aucun portefeuille boursier. Personnellement, ça me
conduit surtout à les soupçonner d'incompétence.
Je
l'avoue donc aujourd'hui: ma première passion, ça a été la Bourse et ça ne m'a pas quitté. Je me souviens de la tête de mon
conseiller financier, lorsqu'à moins de 20 ans je suis venue ouvrir un
compte-titres. "Vous être sûre de pouvoir l'alimenter et le couvrir ?
Vous connaissez un peu les mécanismes financiers ?" qu'il m'a dit. Mon
look, mon nom, devaient l'inquiéter: une fille de l'Est qui vient
blanchir du fric, se disait-il sans doute.

Et
puis, la grande rigolade, ça a été avec mes amants gauchistes (il y en
avait bien sûr d'autres possibles dans les grandes écoles, mais ils
étaient bêtes à manger du foin, archi-conservateurs, le degré zéro du
glamour). Quand ils découvraient que je consultais frénétiquement la
cote, que je dévorais les publications financières, c'était
l'accablement et la honte. Ils auraient préféré que je les trompe avec
leur frère, voire même leur sœur. "J'aurais jamais cru ça de toi, je te croyais
progressiste" qu'ils me disaient."Je serais incapable de donner un
centime à ces crapules, à Arnaud, à Bolloré, à Pinault". "Pauv' patate
!" que je répondais, "en mettant mon fric en Bourse, je fais plus pour
la classe ouvrière que tes ridicules manifestations altermondialistes".

Évidemment,
ces relations loufoques, ça se terminait très vite à grands fracas.
Mais moi, je continuais, imperturbable, de me laisser emporter. Il faut
dire que jouer en Bourse, ça apporte d'abord un piment et une coloration nouvelle à
votre vie. Tout devient plus intense, on est parcourus sans cesse des
frissons de l'inquiétude et de l'exaltation. Mais les émotions, ça
devient vite dangereux, ça vous conduit à faire des bêtises, il faut
apprendre à les maîtriser, de manière à acquérir une espèce
d'impassibilité. On doit être capables d'avoir un rapport absolument
neutre et dépassionné à l'argent, on doit être capables d'accepter
indifféremment de perdre ou de gagner. C'est une formidable leçon de
vie, on en sort transformés. J'ai bien sûr gagné de l'argent mais j'ai
aussi perdu, parfois, des sommes effroyables : parfois plus que les
revenus annuels de mon travail. Ça vous aide, du moins, à surmonter
cette universelle "aversion à la perte" qui caractérise l'esprit humain.

Et
puis la Bourse, c'est l'occasion de rencontrer des gens
singuliers, extraordinaires, des "lone wolfs", des braconniers, dont la vie se situe à cent lieux de
celle des gens du commun. Les spéculateurs effrénés, ce sont surtout ou
bien des gens âgés ( plus de 50 ans) ou bien des gens jeunes (moins
de 30 ans). Leur ambition: consacrer leur vie à la Bourse et en vivre.
Leur fierté: découvrir le titre que tout le monde avait oublié, la
martingale ou la botte secrète qui va permettre de passer à l'abordage. Quand on se
rencontre, on bavarde à l'infini, on se refile nos tuyaux, on échafaude des stratégies délirantes: par
exemple attaquer Google et Facebook en les vendant à découvert. On n'a
malheureusement toujours pas trouvé l'opportunité.

Pour
ce qui me concerne, je me suis pas mal rangée depuis quelque temps, je
suis devenue plus prudente. Mais la fièvre ne m'a pas quittée. J'ai toujours toute la cote dans la
tête et je suis toujours prête à intervenir. Je guette sans cesse mes
proies, parfois pendant des mois, j'attends simplement le bon moment
pour leur tomber dessus.
Chacun a sa petite idée en matière de stratégie
boursière. La grande mode aujourd'hui, c'est le gain à court terme avec
les systèmes de simulation par ordinateur ou les modèles mathématiques
qui jouent sur les écarts quotidiens de cours. Ça ne m'intéresse pas du
tout et je n'y crois même pas. Ça revient, in fine, à faire comme tout
le monde, à adopter les mêmes recettes et c'est ça qui conduit aux
blocages et au krachs.
A rebours de ces techniques sophistiquées et stériles, je suis une
"contrarienne" et "longtermiste" résolue. Un principe simple me guide:
on ne peut gagner sur les marchés financiers qu'en allant à
contre-courant des tendances générales, qu'en achetant ce que tout le
monde vend et en vendant ce que tout le monde achète. Ce qui est plus
que tout décisif, c'est le moment où on entre ou sort d'un marché. C'est
pour ça qu'il faut savoir ne pas se précipiter et bien repérer les
sociétés massacrées ou gonflées pour intervenir.
Je me vis donc comme une chasseresse: les situations de
retournement (les "recovery") ou les baudruches, c'est ça qui m'excite
et que je traque. Le danger, c'est l'esprit de
troupeau, l'instinct moutonnier. Pour gagner, il ne faut être ni un
curé, ni un mouton, il faut être un rebelle ! Ça peut paraître du
nietzschéisme à deux balles, mais je suis convaincue que c'est valable
aussi bien à l'échelle d'un individu que d'une société. Il y a bien les
pays moisis et les pays dynamiques, ouverts à la diversité et la
contradiction.
Tableaux de Jacques MONORY (1924-2018)
J'imagine que ce post déconcertera, irritera beaucoup, creusera,
peut-être, mon image détestable. Mais comment ne pas parler,
quelquefois, de ce qui fait une part importante de mes préoccupations ?
Mon blog n'est qu'une petite fraction de ma vie et on est tous un mélange d'odieux et d'attirant. L'important, c'est
de savoir le reconnaître.
Il n'y a quasiment pas de bonne littérature ou de bons films consacrés à
la Bourse. Ce ne sont généralement que des trucs boursoufflés, des catalogues de clichés et de
stéréotypes dont les auteurs ignorent tout des marchés financiers et de
ses acteurs. Je fais exception pour le livre "L'argent" d'Emile Zola que
j'ai lu l'an dernier. Il décrit très bien les passions qui agitent les
joueurs en Bourse. Surtout, j'ai été étonnée par les prodigieuses
connaissances qu'avait Zola des techniques financières. Rien n'est faux,
il sait même comment truquer un bilan ou une comptabilité:
impressionnant !
Si vous souhaitez enfin vous initier à l'économie mais que vous ne savez
pas par quoi commencer, je vous recommande un bouquin remarquable qui
vient de sortir:
- Niall KISHTAINY: "Une petite histoire de l'économie- De l'Antiquité à
nos jours". Un bouquin très clair, jamais ennuyeux, passionnant même. Un
panorama complet de la pensé économique. Un véritable tour de force.
Je rappelle aussi deux bons bouquins que j'ai déjà recommandés:
- Fabrice Houzé: "La facture des idées reçues";
- Tim Harford: "L'économie mondiale en 50 inventions"
Enfin, même si ça n'a absolument rien à voir avec ce qui précède, je recommande très
vivement le film de Chanya BUTTON: "Vita et Virginia". Un coup de foudre
littéraire fait de beauté et de sensualité. Incontestablement, l'un des
grands films de ces derniers mois, à mes yeux.