Après l'Amérique, je vais vous parler, cette semaine, des Russes en Chine, ou plutôt au Mandchoukouo.
Le Mandchou...quoi ?
C'est vrai que presque tout le monde a oublié cet État indépendant (reconnu par les seules puissances de l'Axe et ... l'U.R.S.S.) qui a existé de 1932 à 1945 au Nord-Est de la Chine sur un territoire recouvrant à peu près l'actuelle Mandchourie.
Ça a tout de même été le septième pays au monde par sa superficie et une grande puissance industrielle. Mais aujourd'hui, que reste-t-il du Mandchoukouo ? On s'est plus tard employés à le dénigrer totalement et toutes les traces en ont été soigneusement effacées. C'est pourtant un pays susceptible de faire puissamment rêver et qui pourrait servir de cadre idéal à un film ou à un roman.
Le Mandchoukouo, ça fait quelques années que j'essaie de m'y intéresser. Il faut dire que dans mon précédent boulot, j'étais pas mal sollicitée par mon D.G., même si ça n'avait pas grand chose à voir avec la finance, pour faire du relationnel à l'international. Je suppose que je devais être jugée émoustillante pour des interlocuteurs étrangers.
Je m'occupais comme ça de recevoir, occasionnellement, des Chinois qui venaient de Mandchourie et plus précisément du Heilongjiang. La Mandchourie, c'est tout de suite très évocateur pour des Russes. C'est quasiment l'unique territoire chinois faisant frontière avec la Russie, au bord notamment du fleuve Amour (dont le nom n'évoque en rien l'amour en russe et en chinois et ne veut même à peu près rien dire), c'est à dire tout à fait à l'Est, presque jusqu'à Vladivostok.
La Chine et l'Asie en général, ça fait plutôt peur aux Russes, il faut bien l'avouer.
La première explication est bien simple. C'est le constat d'une formidable disproportion géographique et humaine. Tout l'Extrême-Orient russe, cette énorme zone de l'est de la Sibérie, n'est peuplé que d'un peu plus de 6 millions de personnes. En face, le district du Heilongjiang en Mandchourie comprend 40 millions d'habitants sur un territoire à peu près grand comme la France, c'est à dire 10 fois plus petit que l'Extrême-Orient russe. Si l'on ajoute que le climat est très hostile en Mandchourie (célèbre pour son festival de sculptures monumentales de glace et de neige), on comprend que les Russes entretiennent des fantasmes bien fondés d'invasion, submersion. Les Russes ont le territoire mais pas la population et la Chine, c'est exactement l'inverse.
Et puis, il y a le poids de l'histoire. Les Russes ont toujours entretenu une relation de défiance vis-à-vis des "Asiatiques", terme dans lequel ils confondent Chinois et Japonais.
Ça a commencé avec la tentative d'assassinat, en 1891, du futur Tsar Nicolas II alors en visite diplomatique au Japon. Il a échappé miraculeusement à un attentat au sabre qui lui a laissé une longue cicatrice sur le front. Curieusement, son agresseur a été gracié.
Et puis, il y a eu la traumatisante défaite contre le Japon (1904-1905). Pour la première fois, un pays occidental de "race blanche" était vaincu par des "Jaunes".
Il faut dire que la Mandchourie était tombée sous influence russe avec la construction du chemin de fer de l'Est chinois, dernier tronçon ferroviaire du Transsibérien qui permettait de rallier plus rapidement Vladivostok en prenant un raccourci par la Chine. Une grande ville russe, Harbin, venait d'être fondée et la Russie s'était ouvert un port en eaux libres sur la Mer du Japon : Port Arthur (aujourd'hui Lüshun). En bref, la Russie était en train d'annexer,en catimini, un grand morceau de Chine. C'était intolérable pour le Japon qui voulait pour sa part annexer la Corée.
Après cette guerre meurtrière (71 000 morts Russes et 85 000 Japonais), la Mandchourie est demeurée un champ de bataille politique et militaire entre la Russie, la Chine et le Japon. Après la révolution bolchevique, des milliers de Russes Blancs fuient pour trouver refuge en Mandchourie. Harbin devient alors une ville importante que l'on a surnommée, selon les points de vue, le "Moscou de l'Orient" ou le "Paris de l'Extrême-Orient". On y parlait russe et les noms des magasins comme des rues étaient en caractères cyrilliques. On n'y trouvait pas seulement une grande église orthodoxe mais des rues commerçantes avec des boutiques de mode, des restaurants et des boîtes de nuit, des distilleries d'alcool et, enfin et surtout, d'innombrables lieux de plaisir avec une foule de prostituées, magnifiquement belles et bon marché.
Et puis, en 1931, survient l'invasion japonaise de la Mandchourie qui est alors formellement détachée de la Chine et devient un État indépendant, le "Mandchoukouo". A sa tête, était placé le dernier empereur mandchou de Chine, Pu Yi. Les Mandchous avaient régné sur la Chine depuis le 17ème siècle et, comme leurs protecteurs japonais, ils avaient l’intime conviction d’être supérieurs aux Chinois et d’avoir le devoir de les civiliser.
Cet empereur Pu Yi était, contrairement à ce qu'on imagine, un homme raffiné et éduqué, d'une distinction très british. Il n'était pas un vrai tyran et d'ailleurs, il ne sera, plus tard, jamais condamné pour crimes de guerre. Il sera ensuite gracié par Mao dans la Chine populaire où il finira misérablement sa vie en 1967. Simplement, il ambitionnait de reprendre bientôt le trône de ses ancêtres dans un Pékin japonisé.
La création du "Mandchoukouo" a donc reposé sur un idéal civilisateur: il s'agissait de sortir l'Extrême-Orient de la misère et de la déchéance morale et d'initier, au-delà, la modernisation de la Chine. A cet égard, ça a été une grande réussite initiale parce que le Mandchoukouo est rapidement devenu l'une des premières puissances économiques en Asie et une grande base industrielle du Japon.
Une véritable effervescence a saisi ce pays emporté par une croissance vertigineuse, un nouveau Far-West ou plutôt un nouveau Far-East. Le plus frappant était, paraît-il, l'extraordinaire métissage et mélange des races, des cultures, des langues, des histoires qui caractérisait les grandes métropoles du Mandchoukouo : des Coréens, des Japonais, des Mandchous, des Russes blancs et rouges, une foule de communautés qui vivaient toutes en bonne entente, un peu comme autrefois dans l'ancienne Vienne impériale.
Le "Mandchoukouo", ça a été la première éclosion du luxe et du plaisir en Asie: le raffinement japonais, le goût de la fête russe, l'attrait de la débauche avec une présence féminine très forte. Près de Harbin, les Japonais ont commencé à construire une nouvelle capitale, Hsinking, appelée à devenir un nouveau Tokyo, d'une modernité époustouflante.
Tout n'était pas reluisant cependant. Les rares témoignages dont nous disposons relatent tous l'extrême brutalité de l'armée japonaise et surtout sa "haine des autres" et particulièrement des "Blancs".
Pour beaucoup de Russes, ça a été quand même une période extraordinaire et un lieu d'espoir où ils se sont parfaitement intégrés.
Ça s'est mal terminé cependant. En août 1945, l'Armée Rouge est entrée dans Harbin. Tous les Russes qui y résidaient, aussitôt considérés comme anticommunistes ou collaborateurs, ont alors été arrêtés et envoyés immédiatement en camp de travail (au Goulag) en U.R.S.S.. Les Soviétiques ont également démantelé toute l'infrastructure industrielle du Mandchoukouo pour se l'approprier.
C'est ainsi qu'Harbin et la Mandchourie sont aujourd'hui vides de Russes. Cependant, il subsiste toujours aujourd'hui, paraît-il, de nombreux monuments, églises orthodoxes et rues bordées d'immeuble pastel. Et puis la Chine s'attache à développer un tourisme de masse avec un "musée russe en plein air".
Peu importe cette pacotille à vrai dire. L'ascension puis la chute brutales du Mandchoukouo, c'est une belle illustration des soubresauts de l'Histoire, de ses hauts et de ses bas, de sa grandeur et de sa décadence. Est-ce que c'est vraiment rationnel tout cela, est-ce que ça n'est pas simplement emporté par le Hasard ?
La totalité (hormis les affiches de propagande et la photo de Pu-YI) de ces images est de Paul Jacoulet (1896-1960), artiste français ayant vécu la plus grande partie de sa vie au Japon et qui a renouvelé l'art de l'estampe gravée sur bois (ukiyo-e).
Il y a assez peu de littérature, du moins à ma connaissance, consacrée au Mandchoukouo.
* On lira quand même en priorité les mémoires fascinantes de PU-YI dans son livre :"J'étais Empereur de Chine" (c'est en poche et facile à trouver) et puis on reverra le film magnifique de Bernardo Bertolucci : "Le dernier Empereur" (1987). C'est ce film qui m'a donné envie d'aller à Pékin.
* Il y a quand même un livre de référence de la grande écrivain-voyageur suisse Ella Maillart : "Envoyée spéciale en Mandchourie" (dernière édition en 2009). C'est à mes yeux l'un des meilleurs livres d'Ella Maillart. Il a bien sûr inspiré ce post.
* On peut lire aussi : "Les nuits de Sibérie" de Joseph Kessel qui décrit très bien l'ivresse, luxure et la barbarie d'une époque. Mais ça se passe à Vladivostok qui est quand même tout près de la Mandchourie.
Je signale enfin que je suspends provisoirement mon blog. Je pars en effet en Ukraine (via Cracovie en Pologne-Galicie) mercredi prochain pour une quinzaine de jours. Mes histoires russes reprendront donc plus tard. Prochain post, au plus tard le samedi 26 octobre.
Je séjournerai principalement au "Swiss Hotel" à Lviv. Si vous voulez avoir une idée de la vie à Lviv, beaucoup moins morose qu'on ne l'imagine, je vous conseille le site You Tube d'une jeune amie lvovienne: Tetyana Zoobko. Elle a réalisé de nombreuses vidéos sur ses voyages et on en trouve aussi de nombreuses sur Lviv. Vous trouvez son site en tapant simplement Tetyana Zoobko-You Tube. C'est souvent excellent et j'aime bien la personnalité, très représentative et pleine d'humour et d'allégresse, de cette fille. Elle illustre bien également ce qui distingue une Ukrainienne d'une Française. Évidemment, vous n'y comprendrez peut-être pas grand chose mais les images et la musique peuvent suffire à vous emporter. Je vous conseille notamment celui-ci réalisé pour une grande part dans les cafés que je fréquente. Copiez-collez ci-dessous :
Заведения Львова, с выходами на крыши