On a tous vécu des expériences de honte-humiliation. Elles ont façonné durablement notre personnalité et on s'en est plus ou moins bien remis.
Étrangement, ce sont des événements que l'on n'évoque pratiquement jamais. On préfère entretenir un grand silence là-dessus. Et il n'y a pas non plus beaucoup de littérature consacrée à ça.
Pourtant, bien plus que des événements heureux, ce dont on se souvient le plus précisément et avec le plus d'intensité dans notre vie, ce sont des expériences de honte-humiliation. Il s'agit même de souvenirs cuisants.
La honte et l'humiliation, c'est étroitement imbriqué. Disons que l'humiliation ne va pas sans la honte, elle en est l'affichage aveuglant aux yeux de tous, la spectacularisation.
Certes, il y a la honte et l'humiliation sociales dont on nous rebat les oreilles aujourd'hui. Tous ces gens, tous ces "écrivains" (Annie Ernault, Edouard Louis) qui se déclarent issus de classes défavorisées (ce qui est toujours relatif) et qui ruminent cela tout leur vie parce que ça excuserait leur ambition médiocre. Ça ne fait bien sûr pas de bonne littérature mais ça constitue du moins la forme légitime de l'expression de la honte.
Il y a aussi la honte-humiliation du mauvais élève, du cancre. Celle-ci est sans doute plus douloureuse, une marque au fer rouge définitive, parce qu'on en porte malgré tout l'entière responsabilité. J'ai heureusement échappé à cela mais, dans mes rêves les plus fréquents, je me vois obligée de repasser les examens que j'ai réussis mais, cette fois-ci, j'échoue lamentablement. Entre les bons et les mauvais élèves, s'établit tout de suite une effrayante ségrégation jamais condamnée tant elle apparaît normale, presque naturelle. Quelquefois aussi pourtant, se noue, entre le cancre et le fort en thèmes, une espèce de sympathie réciproque comme s'ils se sentaient tous deux porteurs d'une même révolte contre le système.
Mais il y a surtout, me semble-t-il, une honte-humiliation beaucoup plus profonde, constitutive, dès notre plus jeune âge, de notre identité. Elle touche à notre sphère la plus intime. Sa caractéristique, c'est qu'en soi, rien ne la justifie mais on l'éprouve quand même. On se sent honteux et coupables alors qu'il n'y a pas de raison profonde. Et si on nous humilie, on se dit que c'était justifié et qu'il y avait une bonne raison à cela. De ce point de vue, le mouvement "Me-too" est sans doute une expression de cette honte-humiliation primaire, son retour du refoulé.
La honte et l'humiliation, elles concernent d'abord la construction de notre corps, son expression organique et sexuée. Je m'en suis ressouvenue cet été quand j'ai accueilli dans mon appartement un gros chat mâle. Il me regardait quand j'étais nue et puis il adorait se blottir contre moi la nuit. Je me suis sentie obscène, ça me troublait, comment me percevait-il ?
Il y a d'abord toutes mes excrétions. Faire pipi, caca, ça ne devrait concerner que les mecs, les jolies filles devraient en être dispensées. Je me souviens avoir fait pipi dans ma culotte à l'école. Depuis cette humiliation, je ne porte que de jolis dessous et ma hantise, c'est de les souiller. Pour ça, je suis une vraie musulmane, j'ai sans cesse besoin de laver mes fesses et je suis vraiment dégoûtée par les Occidentaux et leur papier. Pourquoi, d'ailleurs, les bidets disparaissent-ils et les douches, aux U.S.A., sont-elles fixes ? Les jeunes Japonaises font, paraît-il avec succès, commerce de leurs culottes non lavées. Est-ce que je serais capable de faire ça ?
Il y aussi la sudation. J'ai peur de puer, d'incommoder par ma mauvaise odeur. Je crois que je déteste en grande partie la chaleur parce que je transpire et que j'en ai honte. Du monde communiste, j'ai le souvenir des odeurs puissantes et infectes liées à la pauvreté et au manque d'hygiène.
Après viennent les règles. Il faut le dire, c'est une véritable humiliation. On se sent chamboulées, on a peur de laisser partout des traces de sang, on hésite à répondre à une invitation, à aller au cinéma, à prendre le train (c'est pour ça heureusement, je pense, que les fauteuils sont souvent rouges). Surtout, ça doit rester absolument secret, il faut que personne ne s'en rende compte.
S'enchaîne l'initiation à la vie sexuelle. On a d'abord honte de son apparence physique, on est convaincues d'être mal foutues, de manquer de seins, de ne pas avoir un beau cul. Mais on a tellement peur de passer pour une coincée qu'on cède facilement aux sollicitations. Après avoir un peu bu, on se laisse sauter par à peu près n'importe qui et on fait n'importe quoi. Le lendemain matin, c'est glauque. Et puis souvent, entre filles, on vit toutes l'humiliation de se faire, un jour, piquer son mec par sa copine. Curieusement, on vit toujours ça très mal, probablement plus mal que la même chose entre hommes.
Il faut ajouter que, quoi qu'en dise l'idéologie de la libération sexuelle et de sa félicité, on ne rigole pas tant que ça parce que la défloration, la sodomie, la fellation, c'est tout de même bien vécu comme une humiliation. On est sommées d'être sans tabous mais on nous demande surtout de pratiquer des figures imposées. L'orgasme obligatoire, ça aurait pour condition de se faire prendre par tous les trous, comme on dit si élégamment. Comme on tient à sa réputation de bon coup, on s'y plie mais c'est en maugréant contre l'ennui de ce scénario invariable de la performance.
Ensuite, il y a, je pense, l'humiliation de se faire mettre en cloque, de tomber enceinte, de devenir progressivement une grosse baleine qui affiche tristement sa liberté perdue et ne séduit plus personne.
Toutes ces humiliations primaires, ça se redouble bien sûr de multiples petites humiliations sociales. J'ai échappé à la honte et la souffrance (peut-être la plus profonde de toutes) de la fille moche mais, à l'inverse, j'étais submergée de remarques et sollicitations obscènes que, le plus souvent, je ne comprenais pas. On se moquait aussi de mon nom imprononçable et de ma façon précieuse de parler (j'ai conservé ça dans toutes mes langues). Surtout, j'avais honte de mon apparence vestimentaire: ma mère s'obstinait à m'habiller comme une petite fille modèle russe, avec jupe, chemisier et tresses, alors que toutes les filles étaient en jeans, cheveux flottants et baskets. Et puis, j'ai subi l'humiliation de professeurs sadiques de danse et de piano qui n'avaient jamais eu d'élève aussi bouchée et pataude que moi.
C'est un parcours féminin bien sûr mais je crois qu'il a son exact pendant chez les mecs, peut-être en plus glauque et plus sinistre mais surtout avec une plus grande violence physique et verbale. Et puis, une fille suscite tout de même davantage la compassion et l'intérêt. Mais qu'en est-il du pauvre type dont tout le monde ricane, radicalement exclu de la compétition amoureuse ? Ou bien, il se laisse dériver dans une indifférence amorphe, ou bien il s'emplit de haine et de rage. Si les hommes sont plus violents que les femmes, s'ils deviennent des tueurs, c'est peut-être par esprit de vengeance.
Quoi qu'il en soit, hommes et femmes, parvenus à l'âge adulte, partagent un même sort face à l'humiliation. Dans la vie professionnelle, on se fait ainsi humilier par ses chefs, on accepte des tâches débiles, des réunions multiples et infinies, des horaires sans fin, des gratifications ridicules. Surtout, on accepte de jouer un rôle, d'être des acteurs, de s'habiller, de parler, d'écrire, d'analyser de manière conforme, de se lover dans le moule de la société dite "participative".
Enfin, l'humiliation, elle se poursuit dans la vieillesse avec la dégradation généralisée de notre corps et elle s'achève dans la mort,...ultime expérience d'humiliation.
Tout au long de notre vie, nous sommes ainsi façonnés par la honte et l'humiliation. Elles constituent la matrice cachée de notre personnalité. On voudrait donner de soi une image éthérée, immatérielle, mais cette belle construction a un envers: le sordide, l'obscène, l'inavouable, qu'elle s'efforce de refouler. J'en ai personnellement une conscience très forte et je sais aussi que si je m'attache à donner une image sophistiquée de moi-même, c'est à proportion des sentiments de honte et d'humiliation qui me parcourent. Le goût de la déchéance, du masochisme, en fait ça me travaille profondément, probablement comme un peu tout le monde.
Tout ça, c'est l'humiliation subie, celle dont on accepte, à l'extrême rigueur, de parler à quelques proches, les meilleurs copains et copines, quelques amants.
Mais ce dont on ne parle absolument pas, ce que l'on n'aura jamais l'honnêteté de reconnaître, c'est que l'on participe nous-mêmes au mécanisme de l'humiliation et qu'on y prend grand plaisir.
L'humiliation est partout dans la société humaine; elle est la plus forte expression de la pulsion de mort exercée à l'encontre d'autrui. Mais il est clair qu'il n'y a pas d'un côté quelques monstrueux persécuteurs et de l'autre une masse immense d'innocentes victimes.
Persécuter, participer à la persécution, on adore tous ça, on s'en délecte mais on ne veut pas l'avouer. C'est d'abord le monde des médias saturé d'images de vexations et d'abaissement. On adore se payer la tête des autres. D'abord les stars et les vedettes bien sûr: rien que des nuls et des pervers. Les stars, elles ne sont pas là en fait pour être admirées et faire rêver mais surtout pour être publiquement humiliées; ça nous met en joie quand elles sont traînées dans la boue, on prend un plaisir fou à les haïr par médias interposés: Michael Jackson, Kim Kardashian ou plus près de nous, Bernard Henri-Lévy, Michel Houellebecq.
Les hommes politiques, c'est pareil. Peu importe leurs discours, on ne retient d'eux, de toute manière, que des anecdotes. De Cédric Villani par exemple, candidat à la Mairie de Paris et médaille Fields en mathématiques, ce qui est tout de même respectable, on a déjà dit que son araignée, il l'avait dans le cerveau, qu'il était un schizo, qu'il s'habillait comme un épouvantail, qu'il était un marginal complet et surtout qu'il n'y connaissait rien (même pas capable de citer les noms des joueurs du PSG); en bref, c'est un pauvre idiot et une médaille Fields, ça n'est pas grand chose. L'important, en fait, c'est qu'on puisse vomir sa haine sur les hommes politiques et qu'on puisse assister au spectacle de leur humiliation.
Avec nos proches, on n'est pas beaucoup plus indulgents. Notre patron, notre Directeur Général, on est à l'écoute des rumeurs les plus sordides le concernant, on va jusqu'à rêver qu'il se casse la gueule, que sa boîte coule et qu'il fasse de la prison pour escroquerie. Tout ça pour le plaisir de pouvoir dire "je vous l'avais bien dit" et tant pis si on perd nous-même notre boulot. Quant à nos copains, nos copines, il ne faut pas qu'ils la ramènent trop. On aime bien les voir se prendre une gamelle, économique ou sentimentale, qu'ils se retrouvent dans la dèche absolue au point d'implorer notre assistance.
Il faut le reconnaître: le fonctionnement social repose sur des rapports d'humiliation dont on est tour à tour victimes bien sûr mais aussi...acteurs. C'est bien noir évidemment et ça n'incite pas à croire en la naturelle bonté de l'homme et sa faculté d'empathie décrites par Jean-Jacques Rousseau.
Est-ce qu'on peut aller jusqu'à dire, cependant, qu'on n'est tous qu'une grande bande de sadiques, d'un côté, et de masochistes, de l'autre, qui s'auto-entretiennent les uns les autres dans un jeu infiniment réversible ? Est-ce que tout ça est complétement gratuit et mauvais ?
C'est troublant parce qu'il faut aussi constater que "je suis souvent plus humilié(e) que l'humilié(e) par l'intermédiaire de mon regard sur lui". C'est la honte du voyeur.
Et d'ailleurs, l'humiliation a aussi une fonction rédemptrice. Chaque femme le sait parce que cela est assez fréquent : après avoir été humiliée, on se sent étrangement calme, apaisée. S'exposer à l'humiliation, c'est aussi s'en libérer. Je sais que je vais faire hurler les féministes mais avoir parfois été maltraitée par des crapules, des voyous, des "types pas nets", m'a aussi rendue plus forte.
Le jeu terrible de l'humiliation aurait donc aussi une vertu pédagogique.
En fait, on ne peut pas imaginer une société sans humiliation parce que celle-ci fait partie du processus de civilisation. Elle est presque un rite de passage pour que nous nous débarrassions de notre "hubris", de notre orgueil.
La honte, l'humiliation, c'est en fait "un four par lequel passe l'âme humaine pour en ressortir polie, vernissée et durcie".
Images de Félix Labisse (1905-1982), peintre surréaliste. Il tombe progressivement dans l'oubli, c'est peut-être dommage.
J'imagine que ce post ne plaira pas à tout le monde. J'entretiens peut-être une certaine complaisance pour le "glauque" mais mon intention première, c'est de proposer un autre point de vue.
Sur la question de l'humiliation, il y a un livre incontournable paru en 2012 :
- Wayne Koestenbaum: "Humiliation"
On peut aussi se référer aux thèses de Georges Bataille (1897-1962) selon lesquelles la culture, la civilisation, ont pour envers incontournable, telle la belle fleur qui prend ses racines dans le fumier, l'obscène, l'inavouable, la nuit animale, sur lesquels elles se construisent et qu'elles refoulent.