Je dois bien l'avouer : la cuisine, ce n'est vraiment pas mon truc. En fait je n'y connais rien et même ça m'ennuie parce que je trouve que c'est une perte de temps. Même la cuisine slave, je l'apprécie bien sûr, mais je n'irais pas jusqu'à en faire la promotion. C'est du roboratif mais ce n'est quand même pas très raffiné. Quant à son hygiénisme...
C'est un vrai handicap en France où chacun se définit par les petits plats qu'il sait confectionner, les recettes dont il a le secret, et où la bonne bouffe occupe une large part des conversations.
Il est vrai que c'est un peu pareil dans tous les pays du monde. Chacun est convaincu (même les Anglais, même les Allemands, même les Suédois) que sa cuisine est la meilleure du monde et la pire insulte, c'est de déclarer à des étrangers qu'on ne mange pas bien chez eux.
Mais si je ne suis pas une grande cuisinière, ça ne signifie pas que je ne m'intéresse pas à la nourriture. Au contraire même puisque je fais beaucoup attention à ce que je mange et que je sélectionne rigoureusement les aliments : peu de graisses et de viandes, pas de fritures et de fromages, beaucoup de poissons bleus et de fruits. C'est au point que ce n'est sûrement pas très drôle de m'accompagner à table.
C'est un peu mon côté anorexique qui m'a souvent hantée sans aller toutefois jusqu'à suivre des pentes mortifères. Mais pour moi, c'est un principe, pas question d'avoir un gramme de trop, de ne pas me sentir toujours légère et aérienne. J'ai souvent tendance à tenir en suspicion les gens un peu trop enveloppés: comment leur faire confiance s'ils ne sont pas capables de se discipliner eux-mêmes ?
On dit souvent que l'anorexie, c'est la conséquence des diktats de la mode, de l'idéal des mannequins longilignes. Peut-être mais pas seulement : l'anorexie, ça relève aussi de la volonté de puissance, du souci de maîtriser son corps, de lui dicter sa Loi. Être plus fort que son corps, imposer l'esprit à la matière, se sentir immortel et asexué, voilà la préoccupation première de l'anorexique. Qui sommes-nous donc ? Des êtres de chair ou des êtres d'esprit ?
L'anorexique a tranché de manière radicale mais son rejet du corps relève évidemment d'un extrémisme redoutable : on ne peut pas éliminer purement et simplement l'un des termes du problème.
A l'inverse des anorexiques, on peut donc voir dans l'intérêt accru que portent nos sociétés à l'alimentation (toutes ces interrogations, souvent irrationnelles, sur la qualité de l'alimentation, avec le bio, les pesticides, etc... et aussi tous les régimes alimentaires) un retour du corps sous sa forme la plus concrète et matérielle au sein d'un monde qui devient de plus en plus abstrait et dématérialisé. Le corps plus que l'esprit, proclament les "bons vivants". La "bouffe", la nourriture, c'est un peu de biologique, d'organique, un peu de réel, au sein d'un espace de plus en plus virtuel où on perd de plus en plus ses repères.
Mais les "bons vivants", confrontés aux anorexiques, n'ont pas non plus complétement raison parce qu'on n'est pas seulement des corps. On le sait bien : on ne mange pas simplement pour se nourrir. De plus en plus, on cherche, en fait, à redéfinir son corps : par rapport à son esprit et par rapport à son environnement. S'interroger sur la nourriture, ça revient en effet à s'interroger sur son enveloppe charnelle, sa constitution, ses limites : de quoi on est faits en interne et où passent les frontières entre l'intérieur et l'extérieur de notre organisme au travers de ce qui est désigné comme bon ou mauvais pour notre corps ?
Je me souviens ainsi d'une étrange coutume slave au cours de la quelle des groupes d'adolescents se lancent des défis amoureux. Jusqu'où tu m'aimes ? lance-t-on. Il s'agit alors de surenchérir en ingérant les choses les plus improbables et les plus répugnantes : ça commence par des fleurs, puis de l'herbe, puis des insectes, voire des escargots ou des limaces, et enfin (pour ceux qui veulent à tout prix remporter le défi), de la terre.
Il faut être bien accrochés évidemment mais je trouve que ce jeu pose bien la question de ce qui constitue notre corps et de son rapport au monde extérieur. Ce qu'il est licite de rejeter ou d'ingérer, ce qui nous fait du mal ou du bien.
C'est au fond la question du cannibalisme et de l'interdit fondamental de consommer de la chair humaine. Les cannibales, on le sait maintenant, ne cherchaient pas à se nourrir, mais, plutôt, à s'approprier, à intégrer, les pouvoirs et qualités de leur victime.
La transfiguration par le cannibalisme, ça n'a d'ailleurs pas disparu au sein du monde moderne. Subsiste, en effet, le rituel de la "communion" catholique qui invite le croyant à ingérer "le corps du Christ" (bizarre que ce cannibalisme chrétien ne fasse l'objet de presque aucune mise en question). L'alimentation, on le voit, ce n'est pas seulement utilitaire et fonctionnel; le symbolique, on a vite fait d'y retourner.
Images de "Saturne dévorant son fils" de Peter-Paul Rubens (1577-1640), Théodore Géricault (1791-1824), Bernard Buffet (1928-1999), Odd Nerdrum (1944, "Les lécheurs de poussière" et les "cannibales"),
Dans le prolongement de ce post, je conseille vivement le film tout récent "Swallow" de l'Américain Carlo Mirabella-Davis. Sa protagoniste, la magnifique Halley Benett, développe un trouble compulsif du comportement alimentaire, le PICA, caractérisé par l'ingestion d'objets dangereux.