Quand j'étais adolescente et même étudiante, l'une de mes grandes distractions, c'était de me rendre sur les Quais de Seine où se trouvent plein d'"animaleries".
Jusqu'à une époque récente, on y vendait une foule d'animaux bizarres voire horribles : des serpents visqueux, des lézards "cancéreux" pleins de cornes et protubérances, des tortues carnivores avec mâchoire en couteau, des insectes difformes dont on ne distingue pas la tête et la queue, des araignées plus velues qu'un sexe féminin. J'ai même vu, une fois, une roussette, cette chauve-souris géante, suspendue à ses griffes, baveuse et la tête renversée. Ça me répugnait et me fascinait. Ma trouille, c'était qu'une des cages soit mal fermée et laisse échapper un de ces monstres.
J'essayais d'interroger les vendeurs. Est-ce que ça se vend vraiment ces bestioles ? Comment-ils sont les types (j'avais du mal à concevoir que ça puisse être des nanas) qui vous achètent ça ? Malheureusement, on m'a toujours envoyée promener.
Pourtant ça m'intéressait et m'intéresse vraiment la psychologie des gens qui apprécient la compagnie d'animaux étranges. Quels échanges peut-on avoir avec une araignée, un serpent ? Mais j'avoue aussi que si je rencontrais un amant potentiel hébergeant ce type de bestioles, je me dépêcherais de fuir.
Je me souviens aussi d'avoir visité à Pékin un de ces "marchés aux animaux" dont on parle tant aujourd'hui. J'ai été effrayée et déchirée par ces bêtes pitoyables, étroitement encagées, qui essayaient désespérément de communiquer leur détresse : des animaux communs d'abord, lapins, chats, chiens, tous destinés bien sûr à finir à la casserole mais aussi plein d'"étrangetés", reptiles, insectes et mammifères qui m'étaient inconnus. C'est vrai que sur ces marchés, on peut se mettre à croire au mythe de la cruauté asiatique et plus spécialement chinoise. Quelle drôle d'idée d'ailleurs de vouloir écailler un pangolin.
Mais à Paris aujourd'hui, je crois que c'est fini, les animaleries ne vendent plus que des toutous et des cha-chats, moins peut-être parce qu'il n'y a plus de demande que pour se conformer au politiquement correct.
Au total, je crois qu'on entretient tous une fascination-répulsion vis-à-vis des animaux. Et ce sentiment ambigu se retrouve dans la sélection rigoureuse des espèces que l'on opère. Il y a une véritable échelle de l'infamie : d'abord les animaux fréquentables (même si on ne porte pas à tous la même considération), les domestiques et ceux d'élevage et puis les infréquentables, tous les sauvages, situés sur une échelle allant du féroce et dangereux (l'ours, le loup) à l'innommable et le répugnant (l'araignée, la limace).
Les fréquentables, c'est quand même ceux sur les quels on peut se projeter, faire un peu d'anthropomorphisme. Ceux qui nous laissent croire qu'on a peut-être quelque chose de commun avec eux.
Mais même avec eux, je crois qu'on éprouve une attirance-terreur; c'est du moins ce que je vis. C'est la béance effrayante de cette "nuit animale" dont l'homme s'est un jour extirpé. Qu'est-ce que c'est d'être un chat, un chien ? Comment voient-ils le monde et, singulièrement, nous mêmes ?
Ce qui me sidère, c'est qu'aujourd'hui de plus en plus de gens nous serinent que les bêtes sont des humains comme les autres ou alors que les humains sont des bêtes comme les autres. Et ils vous assènent de multiples exemples prouvant l'intelligence animale. Je leur réponds simplement que je ne serai convaincue que lorsque qu'un chien ou un chimpanzé aura écrit l'équivalent du "Bateau ivre" d'Arthur Rimbaud.
Mais qu'est-ce qui peut bien les réjouir ou les consoler dans cette idée qu'il n'y aurait pas de césure entre les espèces humaine et animale ? Est-ce que ça ne traduit pas de sombres rêves : le plaisir de faire la bête, de ne plus se sentir ni responsable, ni coupable ? La possibilité de devenir criminel en toute impunité, de s'affranchir de toutes les lois et de toutes les bienséances ? Toutes ces élucubrations régressives m'effraient.
La seule chose que j'envie aux animaux c'est qu'ils échappent vraisemblablement à la conscience de la mort et n'éprouvent pas d'angoisse. C'est aussi ce qui les enferme dans leur condition, parce que c'est tout de même bien la perspective de la mort qui nous conduit à sortir de notre vie immédiate, à nous dépasser et nous projeter dans le temps.
Mais je ne voudrais pas apparaître anti-animaux. Je les aime réellement même si je me sens incapable d'en avoir; et puis, je comprends parfaitement le plaisir que l'on peut éprouver à avoir un animal de compagnie. Sur ce point, Sigmund Freud, pourtant hyper rationaliste, a écrit des choses très éclairantes. Il avait ainsi la passion des chiens et notamment des chow-chows. Il les considérait vraiment comme des membres, à part entière, de la famille. Ce qu'il louait souvent chez eux, comme un avantage certain sur les hommes, était l'absence de toute ambivalence. "Les chiens aiment leurs amis et mordent leurs ennemis. Ils sont en cela bien différents des hommes qui sont incapables d'amour pur et doivent toujours mêler l'amour à la haine dans leurs relations d'objet." Ou encore : "Telles sont les raisons pour lesquelles on peut aimer un chien comme Topsy ou Jofie avec une profondeur si singulière, cette inclination sans ambivalence, cette simplification de la vie libérée du conflit avec la civilisation, conflit si difficile à supporter, cette beauté d'une existence parfaite en soi."
Une existence parfaite en soi, parce que simple, parce que libérée du conflit avec la civilisation. Que peut-on écrire de plus beau sur la vie animale ?
Images principalement de Franz MARC (1880-1916) et August MACKE (1887-1914) et peintres de l'expressionnisme allemand. Photographies (2) d'Anka ZHURAVLEVA.