La folie, j'ai l'impression que c'est quelque chose de complétement extérieur, étranger, à la plupart d'entre nous. On ne se sent que secondairement concernés, ça n'arrive qu'aux autres. Nous, on est solides, bien adaptés, droits dans nos bottes, on est sains. D'ailleurs, la folie, on n'en parle plus guère, c'est devenu un terme trop connoté, presque ringard; quant au soin des malades mentaux, des "déviants", on préfère se décharger sur les institutions, même si on en connaît bien la cruauté.
En général, on est donc de "bons névrosés". On se sent bien dans sa peau et si ça n'est passagèrement pas le cas, il suffit d'avoir recours à une de ces thérapies du "feel good" et du bien être, toute cette psychologie de confort tellement à la mode. Ça explique qu'on se plie docilement aux injonctions sociales, qu'on accepte si volontiers la banalisation de nos comportements et de nos pensées. C'est la rencontre fatale de deux types opposés : le névrosé et le pervers.
Ça me fait bien rigoler quand j'entends tous les jours la dénonciation de la société libérale (il faut même dire ultra-libérale) dans la quelle on vit et qui serait la cause de tous nos malheurs. Le remède : Un petit coup de socialisme, l'éradication des riches, l'abolition des inégalités et c'est le bonheur assuré.
Mon point de vue est beaucoup plus modeste et du reste je me sens profondément libérale : j'ai simplement tendance à penser qu'on vit dans une "société perverse" au sein de la quelle pataugent complaisamment de "gentils névrosés". C'est la société bureaucratique contemporaine dont le fonctionnement repose sur une grande manipulation générale : formater, à leur insu, les individus en dictant leurs conduites, en façonnant leurs idées et sentiments à grand coups de codes, lois, règlements, écrits ou inconscients.
C'est l'avènement de "l'homme sans qualités" (mais qui se croit, justement, pétri de qualités), de la vie banalisée, grise, sans aspérités, désenchantée, uniquement préoccupée de sa sécurité. Une vie sans éclat qui se répète identique, chaque jour, telle est bien la vie monotone devenue perverse.
Et cette grande manipulation, ça marche très bien. Elle rencontre chez nous le besoin de normalité. C'est même, pour la majorité des individus, une véritable aspiration, un moteur : quand on satisfait à tous les critères de la réussite sociale, on doit se sentir forcément bien. Et puis être "normal", c'est aussi une manière de gagner l'amour de ses parents en respectant leurs interdictions et en épousant leurs idéaux.
Plein de gens vivent ainsi dans une "chimère", celle de leur normalité, mais une chimère à la quelle ils tiennent souvent plus qu'à leur propre vie. Leur certitude d'être "normal", d'être conforme, dans l'ordre, ordinaire, ça leur permet de faire l'économie d'un regard critique sur eux-mêmes, d'une mise en question de soi. Et paradoxalement, on est d'autant plus normaux qu'on devient, en même temps, indifférent aux autres.
Mais cette vie normale, réussie, assure-t-elle, pour autant, notre bonheur ? Et si cette "carapace de bonheur" n'était justement pas le problème ? Si on ne devenait pas malheureux à force de vouloir être normal ? En réalité, la croyance dans sa normalité est elle-même pathologique ! Elle n'est qu'un masque et un mensonge de l'esprit pour fermer les yeux, pour ne pas savoir, pour ne pas affronter ce qu'il y a de sombre et de scandaleux au plus profond de notre être : nos fantasmes sexuels interdits, notre cupidité dévorante ou notre avarice sordide, notre agressivité meurtrière, notre narcissisme puéril. Bref, on se proclame "normaux" pour ne pas avoir à reconnaître que notre "Je est un autre", que l'on est multiples et infiniment moins recommandables qu'on ne l'affiche.
Je l'avoue : les gens normaux ne m'intéressent absolument pas. D'abord parce que je sais bien la somme de renoncements, le prix exorbitant, que recouvrent la réussite sociale et la normalité qui va avec. J'en ai vraiment soupé de tous ces amants issus des meilleures écoles qui m'épuisaient avec leur "business plan" étendu à l'ensemble de leur vie économique et sentimentale. Et puis parce que je suis issue du monde slave au sein duquel la tolérance à la folie, la dissidence, est tout de même plus grande. La "cohabitation" des déviants et des gens normaux y est mieux assurée.
Certes, je revêts toutes les apparences de l'adaptation, voire de la sur-adaptation, à la vie. Avoir un "look" sans failles, parfaitement lisse, c'est ma préoccupation constante. Mais je sais bien que ce n'est qu'un jeu et que ce n'est pas ça qui définit mon identité. Je sais bien qu'au fond de moi-même, la folie n'est pas une chose extérieure mais plutôt une autre possibilité d'existence, une autre modalité de vie.
J'aurais pu moi-même devenir une folle à lier ou plus simplement une marginale absolue, c'est ce que je me dis souvent. Je crois d'ailleurs que c'est ce qui me serait arrivé si je n'étais pas sortie de mon trou natal. J'aurais glandouillé indéfiniment, je me serais vite abandonnée à l'alcoolisme, la toxicomanie, la nymphomanie..., bref à toutes les formes habituelles de la désespérance. Ce qui m'a sauvée, c'est que j'ai voulu ne pas perdre la face en France, montrer que mes origines ne me rendaient pas plus débile que les autres.
Mais je n'ai jamais cessé de me sentir hantée par une espèce de folie douce. Ça déconcerte souvent et je ne suis sans doute pas facile à vivre avec toutes mes idées bizarres et farfelues.
Mais je suis également convaincue que ma folie douce est aussi ma force et qu'on doit savoir réserver et même développer une part de folie en soi. Ce que je trouve en effet le plus désolant dans le monde moderne, c'est que la plupart des gens ne sont pas créateurs et c'est sans doute cela qui les rend sinistres. Et par créateurs, je n'entends pas seulement les artistes mais dans un sens beaucoup plus large. Ça peut bien sûr être une œuvre d'art mais c'est surtout notre capacité à rêver, à imaginer, que je vise.
A force de respecter les idées reçues et les règles de la société, à force de bétonner le réel et de le protéger de l'imaginaire, on est devenus incapables de s'ouvrir à l'insolite, au merveilleux, au dérangeant voire à l'inquiétant. On n'est plus capables de s'étonner, de perdre son temps à rechercher le "Temps Perdu", parce qu'on s'est vidés de toute vie fantasmatique.
C'est ce constat qui doit nous faire comprendre que la réponse à notre difficulté d'être n'est pas dans la sur-adaptation au monde réel mais dans la remise en question de nous-mêmes et dans l'accueil que nous savons réserver à nos rêves profonds.
L'Enfer, c'est un monde sans folie. Mais la Folie est possible, c'est à dire humaine. Il faut aussi savoir devenir déraisonnables, s'abandonner à une folie douce qui nous entraîne dans un magnifique voyage, celui de la création et de la démesure. Tout y est pardonné puis oublié.
Tableaux de Emile SIGNOL (1804-1892), Adolf WÖLFLI (1864-1930) , Claude VERLINDE (né en 1927), Ray CAESAR (1958), Shiori MATSUMOTO (1973)
Ce post et son titre se réfèrent, bien sûr, au célèbre livre de Joyce McDOUGALL : "Plaidoyer pour une certaine anormalité" (1978).