J'ai l'impression que coexistent sans cesse en nous deux formes du temps.
D'abord, une forme abstraite, celle du temps que l'on mesure, qui rythme notre vie sociale, assujettit notre vie aux exigences d'un monde laborieux et contraint. C'est le temps linéaire, dont l'écoulement est définitif, sans possibilité de retour en arrière. Le temps du "tout s'en va" et du "nevermore", dont on est plus ou moins les prisonniers ou les esclaves. C'est ce temps dont la force implacable rythme l'angoisse humaine.
J'avoue être très sensible à ce temps abstrait au point qu'il imprime la "cadence" de ma vie. Je suis très organisée, j'ai toujours un "emploi du temps" dans la tête. Pas question de faire la "grasse matinée", d'être en retard, de laisser s'éterniser une rencontre ou des réunions, de ne rien fiche de toute une journée. Je consulte sans cesse l'heure et d'ailleurs j'aime beaucoup les montres et j'en ai un grand nombre dont plusieurs avec des affichages singuliers (une mono aiguille et une "régulateur" même si c'est déroutant à lire).
Les mesures, les chiffrages, du temps, de l'espace, ces tentatives de discipliner ce qui fait le cadre de notre expérience, ce sont des questions qui m'intéressent beaucoup. Ça a été une grande préoccupation de la Révolution Française et c'est vrai que l'ordre social dépend beaucoup, sans qu'on s'en rende forcément compte, de ces mesures.
De même, je crois que je me suis prise de passion pour la course à pied, parce que c'est un sport où on lutte contre le temps. Courir, c'est courir contre le temps et on se chronomètre donc sans cesse : quel temps on fait sur 1 500 mètres, 5 000 mètres, 10 000 mètres, marathon ? On a plein de chiffres dans la tête et on s'évalue et s'estime sur ces bases là. Il s'agit toujours de "battre son temps".
En bref et au total, je crois que le temps, sous sa forme abstraite et irréversible, ça m'angoisse vraiment. Ce qui est irrémédiablement perdu, sur lequel on ne pourra jamais revenir, quelle horreur !
Mais je crois aussi que l'on peut faire d'autres expériences du temps. Celles qui sont vouées à une sensibilité pure, aux quelles on prête de moins en moins d'attention dans la société industrieuse. Ce sont des moments fugitifs, voués à l'effacement, purement subjectifs. Ce sont des chances d'aventure émotive, intellectuelle. Ces "instants" coexistent avec les grands événements de l'Histoire (les élections présidentielles, les guerres, les attentats, la crise économique) mais ils ne sont peut-être pas moins importants pour nous.
On peut les éprouver dans un moment de "vacance de l'esprit", à la terrasse d'un café, par exemple, en observant le flot des passants d'où émerge, tout à coup une silhouette, la découpe d'un visage. C'est aussi la conversation qu'on entame parfois avec un commerçant ou un chauffeur de taxi ou bien les regards que l'on échange dans un métro. Ou encore, la chanson, la mélodie perçue dans une rue ou bien un poème griffonné sur un mur. Ça peut aussi être simplement une couleur, un reflet, un goût, un parfum, un ciel délavé, le moiré d'une étoffe, le pétale d'une fleur. De multiples petites sensations qui provoquent, tout à coup, une commotion de notre être. Des passants, des rencontres, des images, des incidents ....
Il y a, à cet égard, un film exemplaire. Il s'agit de "Paterson" (2016) de Jim Jarmusch. Son héros est un conducteur de bus dans une sinistre ville américaine, comme il y en a tant, dans le New Jersey. Sa vie dans la ville de Paterson est apparemment "nulle de chez Nul": d'une régularité complète, partagée entre son boulot d'employé municipal et son pavillon de banlieue. Et pourtant, elle est illuminée de moments de grâce, de fulgurances émotionnelles. Ce qui la transfigure : d'une part, son épouse (Golshifteh Farahani), fantasque et aérienne, d'autre part, la poésie, grâce à tous les petits textes qu'il rédige et dont il parsème son quotidien. C'est ce qui le sauve de sa grisaille ordinaire et porte sa vie à un niveau d'intensité sans égal. "Paterson" démontre ainsi qu'on peut avoir une vie nulle et magnifique tout à la fois.
Tous ces petits moments privilégiés, et souvent fulgurants, Marcel Proust les a bien sûr décrits (à l'infini...est-on tentés de dire). C'est la madeleine mais c'est aussi une multitude de sensations qui, tout à coup, font signe (la petite phrase de Vinteuil, les clochers de Martinville). On les déprécie généralement et on les efface vite mais ils tissent notre véritable quotidien, ils participent de sa tonalité et lui procurent son relief et son acuité. Il y a en eux quelque chose de véritablement déchirant, quelque chose qui "force à penser".
Au regard du temps administré, du temps social, il ne s'agit, bien sûr, que de temps vraiment perdu : pas seulement de temps passé, de temps révolu, mais de temps perdu à ne tout simplement rien faire. Est-il pour autant moins précieux ? Est-ce qu'il ne faut pas justement apprendre à perdre son temps ou du moins à savoir le perdre. Apprendre à trouver une certaine qualité de vibration, savoir s'adonner à une forme d'insouciance, ça peut également être très instructif, apprendre beaucoup de choses, pas seulement sur ce qui nous entoure immédiatement mais sur la vie elle-même : ses métamorphoses, sa plastique, son esthétique.
On n'est pas seulement réductibles à des données sociologiques et abstraites. Chacun porte en soi une "crypte intérieure" au sein de la quelle s'agitent images et émotions. Toutes ces images qui s'offrent à notre attention distraite, elles nous font signe. Il nous appartient ou bien de les délaisser (attitude la plus commune), ou bien, au contraire, de nous y abandonner et, éventuellement, de les analyser, les interpréter.
Tous ces signes font en effet souvent ressurgir des fragments, des lambeaux inconscients, de notre passé. L'illumination de leur reconnaissance conduit alors à ressouder, dans une synthèse magnifique, le passé et l'instant présent C'est le "temps retrouvé", le temps réconcilié entre hier et aujourd'hui, celui qui a perdu son caractère irréversible et perpétuellement antinomique. Ce temps retrouvé qui impulse une nouvelle force en nous, pourvu que nous sachions l'accueillir, nous y abandonner. Le plaisir de l'innocence, celle du temps réconcilié.
Images du photographe d'origine russe Gueorgui PINKHASSOV (1952).
Je renvoie par ailleurs à l'excellent dernier livre de Chantal Thomas : "Café vivre" qui a inspiré certains éléments de ce post.