samedi 25 juillet 2020

Une si grande solitude : le syndrome de Münchhausen


On connaît tous de multiples gens souffreteux, se plaignant toujours, évoquant sans cesse leurs maladies, pour qui la vie est une vallée de larmes. Ils sont exaspérants, horripilants, on se dépêche généralement de les fuir, de les rejeter.

On ne se rend pas compte que leur vie est devenue si médiocre, si misérable à leurs yeux, que le seul moyen qu'ils entrevoient de susciter l'attention des autres est d'évoquer leurs maladies réelles ou supposées. C'est en fait très triste, effrayant. C'est la gloire du malade.


La belle société ripolinée, du "feel-good", de la jeunesse et du dynamisme, a aussi son envers peu reluisant :  celui d'un mal être d'une grande partie de la population qui ne parvient pas à s'exprimer. Cet univers scintillant, trop lisse, trop harmonieux, devient en fait insupportable à beaucoup. On se sent trop décalés, pas à la hauteur.

  
La seule solution, c'est alors d'en rajouter dans la souffrance pour attirer l'attention, la compassion des autres. A cette fin, il n'est pas rare que des personnes s'inventent des maladies. Cette tactique se déploie ainsi assez fréquemment dans le cadre d'une rencontre amoureuse. L'un des partenaires confie être atteint d'un mal profond ou porter en lui de multiples facteurs de risques. Cela augmente, lui semble-t-il, son aura et sa séduction. Le roman récent de Philippe Vilain, " La fille à la voiture rouge", développe bien cette thématique.


Aussi aberrants qu'ils nous apparaissent, ces comportements sont, en fait, assez, banals. On se sent en effet tout de suite plus intéressant quand on se déclare malade. Vis à vis de ces personnes, essayons de nous montrer indulgents, même si leur fabulation est inadmissible : c'est aussi l'expression d'une détresse affective.


Mais parfois, les choses virent à la pathologie complète. Il s'agit alors de personnes qui choisissent délibérément une maladie  et se mettent à l'incarner en en simulant tous les symptômes. Elles font cela avec une telle perfection qu'elles parviennent à tromper même le corps médical. Avec une délectation morbide, elles suivent alors des traitements lourds et subissent même, éventuellement, des interventions chirurgicales.


C'est la première forme d'une pathologie mentale dénommée le "syndrome de Münchhausen". Münchhausen, c'est le nom d'un baron allemand (1720-1797). Le récit de ses aventures extraordinaires, complétement invraisemblables et fictives, est très populaire en Allemagne.


Les personnes qui souffrent du syndrome de Münchhausen sont bien différentes des hypocondriaques. L'hypocondriaque est anxieux pour lui-même, pour sa propre personne. Le "Münchhhausen" lui, est dans la quête désespérée d'une reconnaissance. Il veut avoir le sentiment d'exister pour autrui et pour cela il se créée, il simule, une maladie.

Il existe une seconde forme, difficilement détectable, de cette maladie : la procuration. Ce sont des personnes, généralement des femmes, qui, avec une dissimulation prodigieuse, blessent, rendent malades, ou exercent des sévices sur une personne de leur entourage dont elles ont la charge ou la responsabilité. La forme la plus extrême et la plus effrayante, c'est la mère qui rend délibérément malade son enfant et l'entretient continuellement entre la vie et la mort (en l'empoisonnant à petites doses ou en organisant des accidents domestiques). Ces effroyables criminelles, souvent très habiles et très usées, n'ont en fait qu'un but : obtenir pour elles-mêmes attention et compassion, être admirées pour leur abnégation totale et considérées comme des personnes exemplaires, voire comme des saintes.



Étrangement, le syndrome de Münchhausen est peu connu par le grand public alors que l'époque est friande de psychologie (cf. le succès des pervers narcissiques, des bipolaires et des "Asperger). Mais il est vrai que les femmes Münchhausen dépassent l'entendement, transcendent toute qualification, tout jugement (moral en particulier). Elles remettent complétement en question les ressorts de l'amour maternel tellement sacralisé aujourd'hui. On se situe vraiment avec elles par delà le Bien et le Mal.


J'avoue être épouvantée et fascinée par le Münchhausen. Le Mal dans toute sa perversité, le comble du monstrueux. Mais on ne peut pas non plus condamner, sans se poser de multiples questions, ces femmes qui assassinent méthodiquement leurs enfants. Elles perpètrent leurs crimes sur le fond d'une détresse immense.


Assassiner leurs propres enfants, elles ne le font pas par pur sadisme, elles le font simplement pour parvenir à se faire entendre, à recueillir un peu d'attention.

Ça interroge d'abord l'indifférence générale immense d'une société.

Ces criminelles sont aussi l'illustration la plus blessante et bouleversante de la condition humaine : sa solitude extrême et  son besoin éperdu de reconnaissance.

Images de Aubrey Beardsley (1872-1898), Alfons Mucha (1860-1939), Gustav Klimt ("les Gorgones"). Il y a en sus deux images du Baron de Münchhausen (de Gustave Doré).

Sur cette pathologie du syndrome de Münchhausen, il y a d'abord un livre, un roman policier récent, de la suédoise Camilla GREBE : "L'ombre de la baleine" (j'avais déjà appelé l'attention sur son premier livre en français : "Un cri sous la glace"). Ce bouquin, facile à trouver en poche, est vraiment extraordinaire, bouleversant. Il pose plein de questions sur l'humanité, la jeunesse, la parenté. Un vrai bouquin de philosophie dans un polar (pourtant, je ne raffole pas du genre).

Ce post déconcertera peut-être. Pourquoi, je parle de ça ? En fait, je parle ici, indirectement, de moi-même. Je ne suis bien sûr pas une "Münchhausen" mais j'ai tendance à être une hypocondriaque. Je m'invente parfois des maladies graves et je me convaincs d'en présenter tous les symptômes. C'est alors une période de sombre et irrépressible rumination mais mon but n'est pas d'attirer l'attention sur moi-même. Je ne crois pas que je veuille faire mon intéressante, c'est de l'angoisse pure auto-centrée. Je sors aujourd'hui de l'une de ces périodes obsédantes. D'où ce post.

samedi 18 juillet 2020

Actualités


On vit dans une société de l'information, dit-on. C'est vrai qu'on est submergés, pilonnés, sous un flot continu, de "news". A chaque instant, il se passerait quelque chose dans le monde et surtout en France. Je l'ai particulièrement éprouvé pendant la période de confinement durant la quelle j"avais branché ma télé sur les chaînes dites d'information. Mais j'ai vite cru devenir folle, abêtie et complétement dépressive.


Vivre dans l'instant, dans l'émotion, sans recul, sans distance, je n'en pouvais plus. Alors, j'ai décidé de faire le vide, de ne plus me raccorder, passivement à "l'actualité". Bref de rechercher simplement ce qui me préoccupait vraiment.  Bien sûr, ça aboutit à quelque chose de partiel et de partial et c'est tout aussi critiquable. Mais de toute manière, chacun vit un peu dans son propre monde, chacun a sa découpe du réel. Voila donc ce qui a retenu mon attention ces derniers jours et qui m'a attristée.


- La conversion, décidée par l’État turc, de la basilique Sainte-Sophie d'Istanbul en une mosquée. J'ai l'impression qu'en France, ça ne suscite pas beaucoup d'émotion mais c'est sans doute dommage. Il ne s'agit pas défendre une religion contre une autre (le christianisme contre l'islam ou inversement) mais il s'agit de reconnaître ce qui appartient à l'histoire universelle de l'humanité. Sainte-Sophie, ça a été l'une de mes grandes émotions de touriste quand j'étais étudiante, éprise du Moyen-Orient : elle remonte tout de même au VI ème siècle (c'est inouï !) et elle porte en elle toute la culture gréco-romaine et byzantine. On n'a pas le droit d'effacer ça et de réécrire l'histoire  pour satisfaire de bas instincts nationalistes, pour ressusciter l'ancien Empire ottoman et Soliman le Magnifique dans la peau d'Erdogan.


- Les Pays-Bas viennent de traduire la Russie devant la Cour européenne des droits de l'homme pour son rôle dans la destruction du vol de l'avion MH17  abattu par un missile en 2014 au-dessus de l'Ukraine. Ça semble vieux et c'est largement oublié même s'il y a eu près de 300 morts. C'est une démarche qui ne donnera rien évidemment parce que la Russie, en dépit des conclusions accablantes d'une commission d'enquête internationale, continue de nier farouchement en adoptant une posture indignée. L'aplomb dans le mensonge des dirigeants russes, depuis la Révolution léniniste, m'a toujours sidérée et terrifiée : vice du système politique ou de la psychologie russe ?


- La célébration à Moscou du 75 ème anniversaire de la victoire de mai 1945. Poutine a enfin pu célébrer cet anniversaire qu'il aurait sans doute voulu plus grandiose (mais Covid oblige). C'est vrai qu'à l'Ouest (Europe et États-Unis), on a aussi une vision lénifiante et totalement tronquée de ce qu'a été la 2 nde guerre mondiale et qu'on néglige largement ce qui s'est passé à l'Est. Tout, là-bas, y a pourtant outrepassé les limites de l'horreur. Tout y a aussi été trouble, presque indécidable, au-delà de tout jugement moral. Les héros y ont continuellement côtoyé les salauds, voire sont devenus eux-mêmes des salauds et inversement.

Mais Poutine n'a que faire de ces subtilités et il ne connaît qu'un seul héros: le peuple russe tout entier. La compromission avec l'Allemagne nazie, la terreur stalinienne, c'est effacé. De même, les soldats criminels de l'Armée Rouge. On en vient même à dire que c'est la Pologne qui l'avait bien cherché et est en fait la véritable fauteuse de la guerre. Comme Erdogan, Poutine s'attache à réécrire l'Histoire de son pays. Le plus inquiétant, c'est que ça marche et que ça plaît à la population russe : l'idée d'appartenir à un pays glorieux, ça vous conforte dans votre identité personnelle. Bizarrement, on a tous plus ou moins besoin de ça.


- La défaite du candidat libéral et pro-européen Trzaskowski (prononcer Tchaskowski en accentuant sur le o) aux élections présidentielles en Pologne. C'est évidemment triste même si la Pologne n'est pas devenue la dictature que l'on se plaît souvent à décrire. Ce n'est pas un gouvernement d'extrême-droite qui dirige aujourd'hui le pays. Disons plutôt qu'il s'agit de cathos ultra conservateurs style curés de campagne, autrefois en France. Ça n'a bien sûr rien de rigolo mais il existe aussi une opposition laïque et pro-européenne qui demeure très forte et continue de s'exprimer. Quant à la vie quotidienne, elle demeure vivante, créative et bariolée. Ce n'est pas encore la chape de plomb.
 
Le problème, c'est que le pays est aujourd'hui fortement partagé en deux : la ville et la campagne, l'Est et l'Ouest, les religieux et les laïcs. Ce sont presque deux sociétés complétement différentes qui se côtoient au sein d'un même pays. Le plus inconcevable et le plus explosif en Pologne : réunir autour d'une même table des sympathisants des deux partis; c'est la dispute générale immédiate assurée. Mais c'est également porteur d'espoir et de mouvement : tout n'est  pas perdu et la situation basculera sans doute, un jour, dans l'autre sens.


- en France enfin, je n'ai pas noté grand chose si ce n'est la tentation croissante, chez une grande partie de la population, de ne plus s'encombrer du Droit et de faire la justice dans la rue (manifestations féministes contre Darmanin). Et puis la montée générale des passions, de la violence verbale, de la haine et de l'arrogance. La France m'inquiète et je trouve que l'atmosphère y devient pesante.

 Tableaux de Neo RAUCH, né en 1960 à Leipzig (ex RDA). Neo Rauch est l'une des valeurs montantes de la peinture du 21 ème siècle. Il est très apprécié non seulement en Allemagne mais aussi aux USA. Personnellement, j'adore ses images extrêmement énigmatiques, qui donnent littéralement à penser. Le problème est que les images Internet ne donnent qu'une très pâle image de la puissance de son œuvre.

samedi 11 juillet 2020

Le meurtre du père


Nos parents, on s'interroge souvent sur ce qu'on a hérité d'eux.

Ce n'est  pas tellement un problème de biologie, de gènes héréditaires. C'est surtout la question d'une attitude générale devant la vie, de nos aptitudes sociales et affectives, de la manière dont on se positionne en société. Sans s'en rendre compte, on s'attache, en effet, à vivre ou bien comme eux ou bien contre eux. C'est comme ça que se construit notre identité mais peut-être pas notre autonomie : à répéter un modèle, soit en le prolongeant, soit en le renversant, on s'enferme dans une logique mortifère.


C'est peut-être terrible à dire mais le fait que mes parents soient morts jeunes a sans doute été libérateur pour moi. Je n'ai plus eu à me mesurer à eux, à guetter leur approbation ou leur désaveu. On le sait bien en effet, beaucoup de "jeunes" renoncent à la réussite sociale, et s'évertuent même à échouer, de peur de "dépasser", supplanter, leurs parents. Il y a là un tabou jamais formulé : réussir, c'est peut-être mettre à mort ses parents. Ça expliquerait l'espèce de culpabilité éprouvée par les personnes issues de milieux modestes quand elles ont progressé dans la hiérarchie sociale.


Mon regret pour ma part, c'est que mes parents n'aient jamais su ce que je suis devenue, comment je m'en suis tirée dans la société. Parce qu'il faut bien dire que ma sœur et moi, on les inquiétait beaucoup tellement on était dingues.


Mais mon père était lui-même un personnage singulier, quasi insaisissable. Sans doute, ce que l'on appelle un "intello", avec toutes les qualités et défauts du style. Continuellement replié dans son bureau pour y lire la presse et des tonnes de bouquin traitant de tous les sujets. Les dimanches passés à se reposer à la campagne, ce n'était vraiment pas son truc, rien ne valait un livre. C'est peu dire qu'il était détaché du réel, il vivait simplement dans son propre monde, entièrement abstrait. Ce n'est pas non plus qu'il s'était enfermé dans la solitude, il était même brillant en société, mais tout, dans ses attitudes, apparaissait formel et construit, sans jamais laisser transparaître la moindre émotion réelle. Littéralement indéchiffrable.


Pourtant, il avait un métier hyper-relationnel puisqu'il était médecin, gynécologue-obstétricien. Et je suis convaincue qu'il était attentif et compatissant avec ses patientes. Et puis l'hôpital, ce n'est pas ce qu'on imagine habituellement. Ce n'est pas un lieu de compassion généralisée. Au sein des services, les relations sont souvent violentes et conflictuelles, sans doute parce qu'on y est en prise directe avec la brutalité de la vie. Pour survivre dans cette ambiance, il faut avoir les nerfs vraiment solides.


Pourquoi devient-on médecin d'ailleurs ? Sans doute pas seulement par altruisme et compassion. Il y a aussi le pouvoir et la séduction qui s'y attache. Et puis quel sentiment trouble peut-on retirer de la confrontation quotidienne avec la souffrance et l'angoisse humaine ?


C'est peut-être son apparente impassibilité, son attitude imperturbable quoi qu'il advienne, qui "sauvait" mon père. Mais à la maison, avec nous, c'était pareil. Impossible de se confier, d'avoir avec lui une conversation vraiment personnelle. Pourtant, il était très tolérant et je ne l'ai jamais vu se mettre en colère. Il ne me réprimandait pas pour mes bêtises mais il ne me félicitait pas non plus pour mes succès.


Après sa mort, je me suis longtemps interrogée sur ses passions, ses blessures intimes. Je n'ai quasiment rien découvert, juste quelques "accrocs" quand il était étudiant, mais après, je ne pense pas qu'il ait eu une "double vie". De toute manière, je ne veux pas non plus le savoir.


Mais c'est précisément le caractère parfaitement "lisse" de son existence qui interroge. Comment est-il possible d'atteindre cet état ? Est-ce que ça n'est pas le symptôme d'une grande souffrance intérieure ? Je m'interroge d'autant plus que je pense être beaucoup comme mon père : en apparence d'une humeur toujours égale mais, intérieurement, bouillonnante.



La réponse à cette question, c'est peut-être sa mort. Jeune, il a été frappé d'un cancer du poumon. Mais il l'a soigneusement caché, ne nous en a rien dit et ne s'est pas fait soigner. Il s'est simplement laissé mourir, comme s'il avait cherché à  ce que sa mort soulève le moins d'émotion possible.


Tableaux de Kasimir Malevitch (1879-1935). Je ne sais pas si mon père aimait Malevitch mais le formalisme et l'abstraction d'une grande partie de son œuvre correspondent bien à son caractère.J'ai complété avec 2 représentants de la nouvelle photographie russe : Aleksey Myakishev et Serguei Maximichine. Mon père, comme moi, n'aimait que les ambiances mélancoliques.

vendredi 3 juillet 2020

Morne cruauté

L"école jusqu'au baccalauréat..., je n'éprouve aucune nostalgie.

L'enfance, l'adolescence, bouh... Je ne me reconnais pas du tout dans la vision sucrée, idéalisée, aujourd'hui diffusée.

Dans les Paradis enfantins, je ne vois que tristesse, ennui, violence. Ma vie, j'ai vraiment l'impression qu'elle n'a commencé qu'après le baccalauréat, quand j'ai pu conquérir un peu d'indépendance et d'autonomie. Avant, pour moi, ça n'a été que sujétion, coercition et violence.


Ceux qui me connaissent peuvent me trouver effroyablement injuste. De quoi tu te plains ? Tu ne vivais pas dans la misère, tu avais des parents aimants, tu n'avais aucune difficulté scolaire.

Les lieux (Lviv, Téhéran, Paris), c'est vrai que c'est à eux que je demeure le plus attachée même si, en bonne insatisfaite, j'ai toujours pensé, et je continue de le faire, que c'est mieux, beaucoup mieux ailleurs. Mes souvenirs sont donc toujours mélangés, de tristesse, de grisaille, d'ennui. Ça a néanmoins eu une conséquence positive : pour échapper à cette effroyable monotonie, je suis devenue une grande lectrice. Il faudrait pouvoir ne jamais s'attarder quelque part.


Pour mes parents, j'ai souvent élaboré, en bonne névrosée, mon "roman familial", en m'inventant, dans des rêveries, une autre famille, en pensant que mes vrais parents n'étaient pas ceux auprès des quels je vivais mais des êtres d'une "classe supérieure" qui se révéleraient un jour.


L'école, j'ai tout de suite été terrorisée par la violence qui y régnait. Je ne parle pas seulement de la violence physique et des garçons qui se bagarraient sans arrêt. C'était surtout la violence morale qui s'attachait à juger sans cesse les autres, à les catégoriser, à les désigner soit comme leader, soit comme bouc-émissaire. A ce jeu, les filles n'étaient sans doute pas moins douées que les garçons. Et puis, il y avait ce climat perpétuel d'obscénité gluante et ricanante.


Rien à voir, au total avec cette mythologie d'enfants purs et sans tâche aujourd'hui entretenue, de pauvres petites créatures qu'il faut à tout prix protéger. On vit sous le régime d'une étrange "pédophilie institutionnelle".


C'est étrange. Il y a déjà beaucoup plus d'un siècle que Sigmund Freud a publié, en 1905, "Trois essais sur la théorie sexuelle". On a l'impression que ce qu'il y raconte n'a absolument pas été entendu. Depuis Freud, on porte certes davantage attention aux enfants mais à des enfants idéalisés, qui n'existent pas.


Freud évoque ainsi non seulement l'intérêt et les penchants sexuels des enfants mais il ajoute que la pulsion sexuelle a, chez eux, une "composante de cruauté", dans la relation la plus intime. L'enfant cruel, c'est la révélation freudienne. Un enfant peut-être pire qu'un animal parce que non seulement il détruit mais il inflige sa cruauté à soi même et aux autres.


Certes, être cruel, ce n'est pas être sadique. Sur l'échelle du Mal, c'est peut-être moins effrayant ou alors, c'est encore plus terrifiant. La grande différence, c'est que les gens cruels sont complétement indifférents à la souffrance de leur objet tandis que les sadiques tirent une jouissance de cette souffrance.


L'indifférence, l'absence d'empathie, c'est donc ce qui caractérise l'enfant cruel. Sa conduite n'est pas forcément pathologique, perverse, mais il est bien un véritable petit monstre froid que seules la culture, les barrières érigées parviendront à éduquer progressivement.


Cette vision freudienne très noire de l'enfance contraste totalement avec l'image pure et aseptisée aujourd'hui diffusée. Elle correspond néanmoins à ce que j'ai vécu, éprouvé, dans mon enfance-adolescence. Et d'ailleurs, ma propre cruauté, mon absolue indifférence aux autres, mon intérêt dévorant pour la sexualité, je les reconnais volontiers. J'y pense souvent presque avec effroi et culpabilité.


Pourtant, j'ai été largement épargnée. Victime, je ne l'ai quasiment jamais été. J'étais plutôt solitaire, absolument pas populaire, mais, du moins, on me fichait la paix. Sans doute parce qu'on avait du mal à m'identifier (les Russkofs, on s'en méfie) mais surtout à cause de mon attitude générale : ma façon précieuse (que j'ai conservée) de parler, mon habillement bon genre imposé par ma mère, ma distance et réserve générales.


L'enfance, l'adolescence, j'ai l'impression d'en être, un jour brusquement sortie non pas après la "honte" des règles ou après avoir perdu ma virginité, mais après cette révélation soudaine à la quelle accède toute jeune fille, vers 13-14 ans, même si elle n'est pas toujours immédiatement comprise. C'est celle du Pouvoir exercé sur les hommes. Ce pouvoir qui émane d'un corps que l'on ne connaît pas encore; un corps qui est la source du désir, le désir des hommes qui, tout à coup, nous fait exister plus fort.


Un Pouvoir qu'il n'est pas facile de maîtriser et qui, pour cette raison, peut devenir un piège. Le Pouvoir doit être exercé sinon il vous dévore et vous fait basculer dans la faiblesse et la sujétion. Il est en effet plus facile de se soumettre que de dominer, mais cela, c'est une autre histoire...

Images principalement de Roland Topor (1938-1997), Hans Bellmer (1902-1975), Paula Rego (1935), Henri Cartier Bresson (1908-2004).