"Une sexualité épanouie", c'est aujourd'hui considéré comme une condition absolue du bien-être et de l'accomplissement personnels. Il y a même une véritable injonction, un diktat, du coït et de l'orgasme. Et on n'a jamais assez de mépris pour les "mal baisées", les puceaux et les coincés.
On vit sous une idéologie délirante, celle de l'impératif de l'orgasme. Il faudrait jouir à tout prix et la génitalité est, à cette fin, promue comme thérapie absolue. C'est le triomphe de la sinistre hygiène de vie qu'appelaient de leurs vœux les penseurs ultra-surestimés de la dénommée révolution sexuelle : Herbert Marcuse et Wilhelm Reich (curieusement né dans un bled d'Ukraine, près de Tchernovtsy). Cette vision hygiénique de la sexualité, de la satisfaction nécessaire d'un besoin, elle a conquis aujourd'hui tous les esprits, elle nous a rendus niais et simplistes.
Pour ce qui me concerne, je me détache de plus en plus,, je m'éloigne, de cette véritable propagande. Faire l'amour le plus possible, ça ne m'apparaît pas l'ingrédient essentiel du bonheur. Et la perspective de me marier, de me faire ramoner trois ou quatre fois par semaine par un type qui me fera trois ou quatre gosses, je trouve même ça carrément déprimant.
Et puis cette idéologie de la libération sexuelle m'apparaît souvent une vaste fumisterie.
- d'abord parce qu'elle est profondément inégalitaire. Comme l'a bien montré Michel Houellebecq ("Extension du domaine de la lutte""), elle concerne exclusivement les riches, les beaux et les jeunes. Tous les autres, les moches, les vieux et les pauvres, c'est à dire la majorité, en sont exclus et peuvent ruminer indéfiniment leur frustration. C'est le fameux malaise dans la civilisation.
- ensuite parce qu'on constate aujourd'hui, dans les sociétés occidentales, un désintérêt croissant pour la sexualité. C'est particulièrement flagrant au Japon où une effarante proportion de trentenaires avoue n'avoir jamais eu de relations sexuelles. Quant aux couples mariés, c'est très épisodique.
Pourtant, on ne peut pas dire que les Japonais soient ignares en matière de sexe (leur production graphique me fait moi-même souvent rougir). Et on ne peut pas dire, non plus, qu'ils se sentent malheureux. J'ai même trouvé que la vie de certaines jeunes Japonaises était plutôt agréable. Elles ont de l'argent, elles voyagent dans le monde entier, elles sont éprises d'Art, de chic et beauté, elles organisent des fêtes endiablées avec leurs copines. Simplement, elles n'ont pas du tout envie d'avoir à supporter le fardeau d'un type et de tâches domestiques.
Moi même, adolescente, je pensais que la sexualité, ça n'était que le plaisir. Alors j'ai voulu, de toute urgence, me faire "décapsuler" mais pas par de quelconques bêtas, par de vrais hommes "expérimentés". Être "un bon coup", ça devient une étrange ambition, un point d'honneur, pour une jeune fille qui se veut moderne. J'ai alors fait défiler, à la fois pour tester et par esprit de compétition avec ma sœur qui avait un succès fou.
J'en ai, en fait, souvent bavé, peut-être parce que j'ai un côté hautain qui fait que les hommes ont davantage tendance à se déchaîner. Il faut alors subir sans broncher, parce qu'on est libérées, les sodomies qui vous déchirent et les fellations qui vous étouffent. Et puis, une fois que le type a gagné, qu'il a éjaculé, c'est terminé. C'est vraiment limité. Hommes et femmes n'ont, en fait, pas les mêmes attentes érotiques. Les matins blêmes, c'est rarement rose. C'est souvent aussi la crasse, la grossièreté et l'humiliation. La sexualité, ce n'est pas seulement la félicité, c'est aussi le sordide.
La délicatesse n'est plus dans les mœurs. Parfois, j'ai envie de ne plus coucher qu'avec des filles, c'est au moins plus tendre et plus doux. J'en ai assez des soirées réglées où, en échange d'un restaurant ou d'un sinistre week-end à la campagne, je dois accepter de me faire planter et déployer mon savoir-faire érotique. Être pas trop mal fichue, ça n'a, finalement, pas que des avantages. Ça suscite aussi une sourde hostilité : on veut se venger de la beauté d'une fille, la lui faire payer, parce que sa beauté est une insulte, le comble de l'inégalité sociale. Alors on cherche à l'humilier, à lui en faire voir de toutes les couleurs.
Finalement, aujourd'hui, même si je pense être plutôt libérée, je ne survalorise plus du tout l'orgasme et la relation sexuelle. Je me prends de compassion et surtout d'intérêt pour tous ceux, innombrables en fait, qui reconnaissent ne pas avoir de vie sexuelle, que ce soit une situation subie ou par choix délibéré (parce que la contrepartie est exorbitante).
Toutes ces personnes, tous ces "abstinents", posent, en effet, une question essentielle : ne pas faire l'amour, est-ce ne rien connaître de la sexualité, ou plutôt la sexualité se résume-telle au nombre de partenaires que l'on a eus ?
De quoi finalement s'alimente le désir érotique ? Très secondairement, en fait, du besoin organique du coït. Plus profondément du grand jeu de la séduction, de ces multiples signaux, plus ou moins subtils et ambigus, adressés à l'autre. C'est cela qui est somme toute agréable et captivant. Je frémis sans doute plus à jouir de mon apparence et à me sentir regardée, voire visuellement déshabillée, que pelotée dans un sombre couloir. Exhiber une belle robe, ça me plaît souvent autant que faire l'amour.
La sexualité est, par essence, dysfonctionnelle, polymorphe, et tous les promus "experts" et sexologues ne pourront jamais corriger ça.
Les "abstinents" préfigurent peut-être une nouvelle modernité privilégiant les jeux symboliques entre les sexes. L'énigme de l'autre, c'est ça qui est intéressant dans la sexualité. L'ambiguïté et le mystère, c'est ça qui fait le sel de l'amour et de la vie toute entière.
Images de Roger BALLEN, né en 1950 à New-York et résidant en Afrique du Sud. Photographe de l'angoisse, de l'angoisse sexuelle. Rien à voir avec la félicité et la simplicité aujourd'hui célébrées.
Un post dont la crudité des propos choquera peut-être. J'assume, il faut aussi savoir nommer les choses.
Dans le prolongement de ce post, je recommande :
- Michel Houellebecq : "Extension du domaine de la lutte" et le tout récent essai, comme toujours décoiffant : "Interventions 2020"
- Lisa Halliday : "Asymétrie". J'ai déjà recommandé ce livre, paru en 2018, mais j'ai vraiment beaucoup aimé le récit de sa relation avec Philip Roth. On le trouve maintenant en poche.
- Chantal THOMAS : "Un air de liberté - Variations sur l'esprit du 18 ème siècle"
- Vivant DENON : "Point de lendemain". Un conte emblématique de la littérature libertine par un personnage aux multiples facettes qui accompagna Bonaparte en Égypte pour en décrire les monuments puis devint le premier directeur du musée du Louvre.
- Bibliothèque de la Pléiade : "Nouvelles du XVIII ème siècle".
Ces trois derniers ouvrages permettent de découvrir la fascinante et trop occultée littérature française du 18 ème siècle. Une liberté de mœurs et de pensé incroyable, inégalée.