samedi 31 juillet 2021

Jalousie

 

Le matin, de bonne heure (vers 5/6 heures), j'aime écouter la radio.

Ça me donne d'abord  l'impression d'avoir un temps d'avance sur tous ceux qui flemmardent sous leur couette.

Et puis, je crois qu'à ces heures là, on ne diffuse pas les mêmes musiques, les mêmes reportages. C'est beaucoup moins formaté, on nous sert autre chose que la soupe tiède des idées reçues.

J'entendais ainsi, récemment, Amélie Nothomb parler de la jalousie. Amélie Nothomb, je ne raffole pas de ses bouquins, mais j'aime bien le personnage et elle fait souvent mouche dans ses propos.

Elle osait évoquer ici, ô scandale, les mères qui sont souvent jalouses de leurs enfants et particulièrement de leur fille et cette universelle jalousie qui structure la presque totalité des relations d'amour/haine entre les humains. Elle concluait : "Je crois que j'ai personnellement été jalouse, une fois, pendant une semaine, dans ma vie".


 Exactement comme moi, me suis-je dit tout de suite. La jalousie, dès que j'ai senti poindre ça en moi, je me suis dit : "Tu arrêtes tout de suite avec ces conneries là, tu es au-dessus de ça, ce n'est pas toi !". Rien de plus mortifère pour moi que la jalousie. C'est se flinguer, s'aliéner complétement.

Pourtant rien de plus universel et de plus dévorant que cette affreuse passion. Proust disait même que ça expliquait à 95 % la relation amoureuse.

Par quelle heureuse chance en suis-je donc à peu près exemptée ? Je ne crois pas d'abord que ma mère m'ait jamais jalousée. Elle s'excusait plutôt des conditions de vie qu'elle nous offrait.

 Surtout, je crois que j'ai vécu peu d'humiliations. Je n'ai pas eu à subir la souffrance de la mauvaise élève ou celle de la "fille moche". A l'école, on n'osait, ainsi, pas trop s'attaquer à moi mais je conserve quand même de cette période des souvenirs marquants : si je n'aime pas trop, aujourd'hui, les enfants et les adolescents, c'est parce que j'ai découvert qu'ils étaient souvent d'effroyables crapules adorant choisir des boucs-émissaires. 

 J'ai échappé à ça et j'ai ainsi pu conquérir confiance en moi. Je suis même devenue plutôt pimbêche et un rien hautaine, au-dessus de la mêlée. Mais aujourd'hui encore, je ne cesse de m'interroger. Quel aurait été mon destin si j'avais été cancre ou moche ? Ma sœur était très belle mais une cancre  et je pense que c'est sa confrontation avec moi qui l'a détruite. Ça explique que j'éprouve toujours une sorte de compassion pour les cancres et les moches et je suis reconnaissante au Destin de m'avoir épargné ces malédictions.

Parce que finalement, la jalousie, cette passion triste qui peut aller jusqu'au meurtre, a des ressorts profondément sociaux. Elle est directement issue des valeurs que nous promouvons sans jamais oser l'avouer : la réussite sociale et la beauté physique.


 A cet égard, j'ai donc effectivement un peu moins de motifs que d'autres d'être jalouse. Et en fait, plutôt que jalouse, je suis surtout jalousée, surtout dans ma vie professionnelle. Je sens continuellement peser sur moi le regard de mes collègues qui m'observent, m'épient, bavardent sans doute à mon sujet dans leurs conversations. Beaucoup, sans doute, ne me supportent pas, mes manières, mes attitudes.

Cette sourde hostilité, ça interroge évidemment et je ne peux pas m'absoudre en me disant simplement qu'ils ont tort et que je suis, de toute manière, quelqu'un de bien, d'absolument irréprochable. ? Et puis, ne pas être jalouse, ça peut signifier aussi qu'on ne s'intéresse pas trop aux autres et même qu'on en a rien à fiche d'eux. Et surtout je dois reconnaître que, sous mes apparences détachées, j'aime peut-être, en fait, que l'on me jalouse. Et d'ailleurs, est-ce que je ne vais pas jusqu'à exciter, insidieusement, la jalousie ?

J'ai ainsi un irrésistible goût pour la compétition, intellectuelle et physique. Je veux sans cesse me distinguer et affirmer ma supériorité, pas question d'être comme le commun des mortels. Pour ça, je pratique continuellement la surenchère, c'est sûrement épuisant, "lessivant", pour les autres. On est ainsi vite priés de corriger ses habitudes et de se mettre à niveau quand on fait ma connaissance. J'emploie certes des formes très déguisées mais c'est bien mon mode de fonctionnement, professionnel, personnel. C'est ma manière de capter l'attention, de me sentir regardée, admirée, déshabillée.


 Finalement, la jalousie, on n'en sort jamais. On est tous prisonniers de son jeu, de sa dialectique perverse, de notre besoin éperdu de reconnaissance. Et de quelque côté que l'on se porte, le jaloux ou le jalousé, ce n'est jamais très beau. On a aussi tendance à penser que les femmes sont davantage sujettes à la jalousie. C'est sans doute un point de vue très sexiste et puis il faudrait aussi évoquer, à cet égard, l'espèce de rage destructrice que peuvent éprouver certains hommes à l'égard des femmes, une rage née de leur sentiment d'impuissance face à leur pouvoir.

Au jaloux, quelques soient ses effrayants défauts, je concéderai du moins une talent dont est dépourvu le jalousé : sa passion exploratoire, son extrême attention à l'autre (même si elle est morbide) et à tous les petits détails qui constituent sa vie. Le jaloux est finalement un grand interprète du monde et de ses signes. C'est sa force propre, la force des faibles, une force dont il peut faire œuvre d'Art.

Images, notamment d'Edvard Munch, Gustav Klimt, Bruno Schulz.
 

 La jalousie a, significativement, inspiré les plus grands romans de la littérature mondiale. Je propose, ci-dessous, mon choix personnel auquel s'ajoute, bien entendu, "la recherche du temps perdu".

- Feodor Dostoïevsky :"L'éternel mari". Le roman de Dostoïevsky le plus singulier, curieusement méconnu. En plus, il n'est pas très long. Je recommande à nouveau la traduction d'André Markowicz, plus fidèle à l'original, c'est à dire à la prose relâchée, voire incorrecte, de Dostoîevsky.

- Milan Kundera : "L'insoutenable légèreté de l'Être". L'un des très grands romans de ces dernières décennies.

- Jacob Grimm : "Blanche Neige et autres contes". La cruauté des parents, et notamment des beaux-parents, envers les enfants est évoquée, sans détours chez Grimm.

- Guy de Maupassant : "Pierre et Jean"

- Choderlos de Laclos : "Les liaisons dangereuses"

- Amélie Nothomb : "Frappe-toi le cœur"

samedi 24 juillet 2021

Image-Temps, Image-Mouvement

 

Depuis le déconfinement, j'ai retrouvé, en même temps que la piscine, ce qui faisait l'un des plaisirs de ma vie : le cinéma. Là encore, il y avait eu une interruption de presque un an.

La lecture et le cinéma, ce sont deux carburants essentiels pour moi. Si j'étais complétement privée de ça, je sombrerais, tout de suite, dans une dépression profonde parce que j'aurais l'impression d'une existence diminuée, appauvrie, une véritable "Peau de chagrin" balzacienne, sans autre horizon que le morne quotidien. J'éprouve en fait le besoin continu de vivre, par procuration, d'autres vies que la mienne. La petite cage de mon identité ne me suffit pas, j'ai besoin de m'évader, de respirer.

 Est-ce que la lecture peut se substituer au cinéma ou inversement ? Je ne le crois pas d'abord parce qu'on sait bien qu'une adaptation à l'écran d'une œuvre littéraire est généralement décevante : on a toujours l'impression d'une énorme contraction. Mais il ne faut pas non plus lire une grande œuvre après avoir vu son film. On n'arrive pas à affranchir notre imaginaire des rails posés par le film.


 Ce sont deux approches, deux perspectives différentes. Disons que le livre est analytique, découpant le réel en infinies petites touches. On est dans la lenteur, l'approche à petits pas. 

Le cinéma, lui, est dans la synthèse et la fulgurance. C'est sa rapidité même qui fait toute sa puissance de suggestion. Tout à coup, un seul plan peut ramasser une charge affective et érotique considérable. On a tous en tête quelques scènes inoubliables et sidérantes qui continuent de nous faire vibrer. Cette puissance de l'immédiateté, cette capacité à cristalliser, instantanément, une émotion, il faut reconnaître que la littérature ne la possède pas. Mais le cinéma n'arrive pas à atteindre, en revanche, la même complexité psychologique, il échoue à construire, avec la même richesse, des personnages, des héros, des êtres affrontant et rusant avec leur destin.

 Je me suis d'abord précipitée sur des films dits de "genre", "d'horreur": "La nuée" de Just Philipot, "Teddy" Antony Bajon et, évidemment, l'immense surprise du Festival de Cannes "Titane" de Julia Ducourneau. J'avais, en fait, besoin de films d'horreur, dont je suis généralement fan, après cette longue période d'incertitude liée au Covid. Et puis je dois dire que je deviens de plus en plus allergique au cinéma engagé, militant ou social. J'ai l'impression d'une version prolongée des informations télévisées, de cette vaste entreprise de normalisation-moralisation de la vie.

Je ne vais évidemment pas refaire l'analyse de ces trois films. Les critiques de la presse l'ont déjà fait avec beaucoup plus de talent que moi.  Je dirai donc simplement que je les ai beaucoup aimés. 

Mon goût pour les films d'horreur, vous allez peut-être me dire que c'est parce que je suis un peu détraquée, pas très nette, que je me complais dans le sombre et le glauque.

Inutile de chercher à me défendre. Je crois, en fait, qu'on est d'abord une énigme pour soi-même et qu'on n'arrête pas de se chercher. "Connais-toi toi-même", ça m'apparaît, d'emblée, une entreprise vaine. 

L'attirance pour les films d'horreur, ça ne relève donc peut-être pas d'un simple goût morbide.  Même si beaucoup ne le reconnaissent pas, on est tous assaillis par des monstres dans nos rêveries et fantasmes. On est tous parcourus d'impulsions érotiques, criminelles, sensuelles. On est littéralement hantés par d'effrayants fantômes : des morts, des animaux, des corps monstrueux.

Tous ces monstres, ils ont en fait été refoulés avec l'émergence de la condition humaine et ils en tracent ainsi les limites : toutes celles qui font qu'on est radicalement différents des morts et des animaux et qu'on a un corps sexué.

Éprouver l'horreur, c'est donc découvrir le champ immense de ce que nous avons occulté pour accéder à l'humanité.

Tout ce dont nous nous sommes séparés en établissant des frontières, en nous enfermant dans des cages protectrices, en nous assignant une identité fixe. C'est pour ça que la modernité devient furieuse. Elle est portée par un besoin avide d'élargir le champ de nos expériences et de retrouver, peut-être, l'indistinction primitive. Franchir les frontières, devenir une bête (un loup, un cloporte de Kafka),  un mort-vivant, un vampire, un hermaphrodite, c'est à la fois terrifiant et exaltant.  La fluidité du monde, on peut aussi s'y perdre complétement.

Dans le prolongement de ce post, je conseille :

- Gilbert Lascaux : "Le monstre dans l'art occidental"

- Gilles Deleuze: "Cinéma 1 : Image-Mouvement" (1983) et "Cinéma 2 : Image-Temps" (1985). Si on considère le seul objet cinéma, c'est évidemment un peu daté mais c'est au-delà l'ensemble de l’œuvre de Gilles Deleuze qu'il faut essayer de lire. Michel Foucault avait écrit : "un jour, pet-être, le siècle sera deleuzien". Ça semblait presque une plaisanterie mais ça s'est révélé exact. Gilles Deleuze a parfaitement prophétisé le monde moderne. J'estime néanmoins, à titre personnel, qu'on ne peut pas être deleuzien.

 

Et puis, quelques films que j'ai considérés comme de bonnes adaptations de chefs d’œuvre de la littérature :

- "Apocalypse Now" de Francis Ford Coppola (inspiré par "Au cœur des ténèbres" de Joseph Conrad, 

- "Cet obscur objet du désir"de Luis Bunuel (d'après Pierre Loüys :"La femme et le pantin"),

- "Journal d'une femme de chambre" de Benoît Jacquot et Luis Bunuel d'après Octave Mirbeau, 

- "Orgueil et préjugés" de Joe Wright (Jane Austen)

- "Tess" de Roman Polanski d'après Thomas Hardy, 

- "Out of Africa" de Sydney Pollack d'après le récit autobiographique de Karen Blixen

- "Nosferatu" de Werner Herzog, 

- "Le tambour" de Volker Schlöndorff.

- "Madame Bovary" de Claude Chabrol.


* Enfin, j'ai également bien aimé, récemment, "Benedetta" de Verhoven (même si ce n'est vraiment pas le meilleur Verhoven dont le chef d’œuvre est, pour moi, "Black Book") et "Bergman Island" de Mia Hansen-Love (sous réserve que l'on s'intéresse à Bergman et à la Suède).

* Et sur la liste de mes films d'horreur préférés, je renvoie à mon post du 10 mars 2018 : "Épouvante".

samedi 17 juillet 2021

"L'argent magique"


Les Européens du Nord aiment bien passer leurs vacances dans les pays du "Club Méd", même s'ils considèrent leurs ressortissants avec condescendance : des gens pas sérieux, bordéliques et oisifs. La psychologie des peuples ou la société de confiance, ça alimente, en effet, largement les conversations "économiques" des dîners en ville. On a complétement oublié que tous ces pays (Grèce, Espagne, Italie, Portugal) ont exercé, autrefois, une domination mondiale.


L'Espagne de Charles Quint a ainsi constitué, au début du 16 ème siècle, la première puissance politique, économique, culturelle européenne et même, au-delà, le premier Empire planétaire. 
Et puis, on s'est rendu compte, aux alentours de 1660, sous Philippe II, le successeur de Charles Quint, que quelque chose n'allait plus, que la machine se déréglait. Un lent appauvrissement généralisé, une misère populaire accrue contrastant avec l'existence somptuaire et luxueuse de la noblesse. C'était le début d'un déclin qui allait se poursuivre jusqu'au 20 ème siècle.

On sait aujourd'hui expliquer le déclin de l'Empire Espagnol. C'est le moteur de son esprit de conquête, de son expansion, qui lui a, en fait, inoculé un poison mortel : la soif de l'or, cet or supposé générer automatiquement richesse et prospérité. Sitôt la conquête des Amériques effectuée, les galions espagnols ont importé d'immenses quantités d'or et d'argent. Durant les premières décennies du 16 ème, la quantité d'or et d'argent en circulation en Europe aurait ainsi plus que triplé. C'était la première expérience de l'argent magique, expérience instructive mais dont on s'est empressés d'oublier les leçons.  

L'Empire des Habsbourg s'est cru tout à coup colossalement riche. Et fortes de cet afflux d'or, les classes possédantes ont alors consommé avec frénésie des objets de luxe (de la soie, de la porcelaine, des miroirs, des épices) importés, à grands frais, de Chine et d'Asie. Mais dans le même temps, les prix se sont progressivement envolés, ruinant l'agriculture et l'activité manufacturière. Et d'ailleurs qui avait envie d'investir dans une activité productive alors qu'il était beaucoup plus intéressant, pour devenir riche, d'affréter un quelconque navire pour rapporter, d'un pays lointain, de l'or ou des épices ?

Mais tu nous casses les pieds avec Charles Quint et les Habsbourg, c'est du passé, on s'en fiche, allez-vous me dire. Oui ! Mais si j'en parle, c'est parce que j'ai l'impression qu'en matière économique, on vit à nouveau aujourd'hui dans l'Empire espagnol du 16 ème siècle en continuant d'en partager toutes les illusions. Certes, on est devenus modernes, la monnaie est devenue largement électronique et surtout, on a bazardé, en 1971, l'étalon or que l'on a irrémédiablement rangé dans la catégorie des vieilleries fétichistes. On ne s'intéresse d'ailleurs plus à la monnaie réelle, concrète, mais à ses supports de transmission : ça a enfanté tous les "gogos" qui spéculent sur le "bitcoin", les SPAC (ces "coquilles vides" à la mode, servant de véhicules d'investissement), les options sur indices, les SWAP.

Le point culminant du système, c'est qu'on peut en outre, grâce à la fixation administrée des taux d'intérêt, emprunter à un taux voisin de zéro. Plus besoin de contrepartie, de limite, à la croissance de la masse monétaire.

Les banques centrales et les banques commerciales disposent aujourd'hui de quasiment toute liberté et elles peuvent s'en donner à cœur joie, accroître à loisir l'émission monétaire. On est ainsi devenus des Espagnols de la Renaissance parce que l'on partage deux idées liées : d'une part, on serait riches parce que l'on dépense (on consomme) et qu'importe si ce que l'on achète n'a à peu près aucune utilité sociale;  d'autre part,  la richesse d'un pays dépendrait de la quantité de monnaie qui y circule et à cette fin, il ne faudrait pas hésiter à recourir au déficit budgétaire et à son financement par l'emprunt. 

La "réussite" est d'ailleurs totale en ce dernier domaine même si elle donne le vertige : la masse monétaire a ainsi triplé en volume, au cours de ces dernières années, en Europe et aux Etats-Unis. On sait bien, malheureusement, que la croissance économique n'a pas suivi la même pente ascendante. On s'étonne simplement de ne pas constater davantage d'inflation. Mais en fait, il y a au moins une inflation immobilière, financière et "artistique". Et au-delà de ces trois secteurs, le solde de la demande en excès vient alimenter l'économie chinoise, entretenant, avec elle, d'énormes déficits commerciaux.

On pratique maintenant ce que l'on appelle la "politique de l'hélicoptère", comme si on déversait directement sur les populations, depuis un hélicoptère, des masses énormes de billets de banque. C'est ce que fait, en particulier, Joe Biden, avec ses petits chèques adressés à la plupart des ménages américains.

La vénération portée à Joe Biden est telle que personne n'ose crier au fou. Moi-même, je le trouve très humain et très sympathique mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il est un pompier pyromane, déversant ses jerricans d'essence sur une économie américaine déjà en surchauffe. Il est prisonnier de cette idée que Trump avait laissé l'économie dans un état catastrophique. Du reste, les Américains commencent à s'inquiéter eux-mêmes, à se dire que quelque chose ne tourne pas rond. La preuve, leur taux d'épargne vient d'atteindre des montants inédits. Sage attitude, en fait, qui évitera peut-être que les torrents de dollars du plan américain n'aillent s'évaporer en Chine ou dans des mirages financiers.

Il est vrai que l'Europe n'est pas en reste et s'apprête elle-même à amorcer sa "pompe à Phynances" à grands coups d'emprunts. Tant pis d'ailleurs si ces endettements conjugués de l'Europe et de l'Amérique vont accroître l'écart entre pays riches et pays pauvres en siphonnant les capacités d'emprunt mondiales. Pour se sortir des dégâts du Covid, les pauvres attendront.

On va donc se lâcher, c'est le "quoi qu'il en coûte" devenu tellement populaire, comment n'y avait-on pas songé avant ? Je préfère ne rien dire parce que je sais que la crise sanitaire a généré des millions d'experts : en épidémiologie d'une part, en  économies-finances d'autre part. Mais nul n'est prêt à admettre que les lanternes qu'il agite en ces matières ne sont peut-être que des vessies.


Je ferai part quand même de deux exaspérations :

- j'en ai marre d'entendre des "experts économiques" (ceux des médias français notamment) espérer fiévreusement une relance de la consommation dite "populaire". On nous incite fortement à dépenser, faire chauffer notre carte bancaire, aller au restaurant, au café, faire les soldes, se faire plaisir, prendre du bon temps. C'est ce qui ferait marcher l'économie. Hors de la consommation, il n'y aurait point de salut. On se désole même de constater que l'épargne des Français a significativement progressé durant la crise sanitaire. On nous culpabilise presque à ce sujet. C'est mal, il faut vite dégonfler ça ! Avoir de l'épargne, c'est jugé, à la limite, une attitude anti-citoyenne.

L'épargne, aux yeux de ces experts, ça apparaît comme l'ennemi absolu de la croissance économique, ce qu'il faudrait même proscrire radicalement. Le malheur, c'est qu'à peu près tout le monde se range à cette "opinion". Pourtant, allez faire un tour à Moscou ou même à Téhéran. Vous y constaterez que là-bas aussi, la consommation, ça marche très fort: les magasins de luxe sont éventuellement plus nombreux et parfois même plus beaux qu'à Paris. Quant à la façon dont les filles sont habillées, l'élégance de leurs vêtements, il n'y a pas photo. Et que dire du parc automobile  avec sa multitude de berlines allemandes haut de gamme. Quant aux babioles électroniques (ordinateurs chinois, smartphones coréens, écrans Oled) elles sont aussi largement aussi répandues ? En contrepoint, partez ensuite à Copenhague ou à Stockholm : peu de belles bagnoles, encore moins de magasins ou de restaurants de luxe et des filles dont la tenue est plutôt négligée.  Allez-vous en conclure que la Russie est beaucoup plus riche que le Danemark ou la Suède ? En fait, vouloir développer la consommation à toute force, comme on s'y emploie aujourd'hui, c'est avoir une vision de pays sous-développé. L'empire espagnol nous instruit à ce sujet : la consommation, c'est ça, en réalité, qui dévore les pays pauvres en embolisant toutes leurs ressources disponibles.

On déteste tellement les banques qu'on est incapables de reconnaître leur rôle essentiel dans une économie. L'Union Soviétique a cru pouvoir s'en passer, on a vu le résultat. Le footballeur et grand économiste, Eric Cantona, a même un jour décidé de retirer tout son argent de sa banque. On croit, en fait, qu'une banque se contente de conserver précieusement, dans un coffre-fort, les petits sous qu'on lui confie. En réalité, elle se dépêche de recycler les fonds déposés (notre épargne) à des fins d'investissement : immobiliers, financiers, participations en capital. Ce recyclage dans l'investissement a, en fait, un impact économique considérable (sauf s'il se porte sur des produits financiers). On estime que l'effet de levier d'un euro  déposé dans une banque est quatre fois supérieur à celui du même euro gaspillé dans la consommation. C'est pour ça que les pays les plus riches sont ceux qui ont la plus forte épargne parce que l'épargne, ça se traduit en investissements et en développement à long terme.

Mais c'est pour ça aussi que le Plan de Joe Biden, centré sur la consommation, est alarmant (le Plan européen échappe heureusement, en partie, à cet écueil). Quant à la France, elle est convaincue d'avoir une épargne gigantesque. C'est vrai en valeur absolue mais, malheureusement, cette belle épargne française est complétement siphonnée, et au-delà, par l’État pour le financement de sa dette. Ça explique la panne de l'investissement et le "déclin français".

- Ce constat me permet d'embrayer sur une autre "idée reçue" qui m'irrite profondément. Tout le monde semble désormais s'accommoder de cette idée que pour surmonter la crise actuelle, il ne faudrait pas hésiter à s'endetter davantage. On milite même pour une suppression de tout plafond. Pour montrer qu'on est un expert, qu'on n'est pas complétement irresponsable, on exprime toutefois, sentencieusement, une inquiétude : "l'inconvénient, c'est qu'on reporte sur nos enfants la charge de notre dette; ce sont eux qui vont en baver, on se conduit, finalement, en égoïstes".

On ne peut pas avoir une conversation sur la dette sans que soit ressassé ce cliché : celui de la génération future sacrifiée. C'est désormais partout admis comme une évidence et personne ne semble s'aviser de ce que c'est peut-être une "ânerie". Il faut croire que les adultes, aujourd'hui, entretiennent une étrange culpabilité vis-à-vis de leurs enfants pour développer des idées si complaisantes.

Moi, je tiens à rassurer tout de suite : nos "chères têtes blondes" n'auront pas à payer les conséquences de nos errements passés parce que les conséquences, on les paie dès aujourd'hui. D'ailleurs, vous savez bien que lorsque vous contractez un emprunt, votre banquier vous en demande un remboursement, en intérêts et en capital, dès le premier mois et non pas dans 10 ans ou dans 20 ans.

En réalité, la dette publique ne réalise pas un transfert d'une génération à une autre, des vieux vers les jeunes, mais un transfert entre ceux qui paient des impôts, les contribuables, et ceux qui placent leur argent en titres de la dette publique et reçoivent des intérêts.

Cela signifie que l'endettement de l’État se traduit par une diminution des ressources de ceux qui sont assujettis à l'impôt et, simultanément, par une augmentation des revenus des rentiers.

Il s'agit donc d'une redistribution, non pas entre générations, mais entre groupes sociaux, des cigales aux fourmis et même des pauvres vers les riches. En réalité, l'endettement de l’État accroît les inégalités sociales et il est, à cet égard, curieux de constater que ce sont les partis "de gauche" qui sont les plus favorables à la dette. Et puis inutile d'ajouter que les dépenses de l'Etat, financées par ponction sur le revenu national, ne contribuent à peu près rien à l'accroissement de la richesse d'un pays.

On vit maintenant, au total, dans un monde d'illusions, de mensonges, de rois faux-monnayeurs persuadés que la quantité d'argent magique est potentiellement infinie. La monnaie est devenue virtuelle et on a complétement perdu de vue qu'elle correspondait d'abord à une production, une richesse matérielle concrète (qu'elle a simplement pour fonction d'échanger) et à un travail mobilisé. On est vraiment des Espagnols du 16 ème siècle.

Tableaux de Georgia O'Keeffe (1887-1986), peintre moderniste américaine que j'aime beaucoup.

Un long post (mais comment faire autrement ?) qui va sans doute irriter et probablement ennuyer. Mais je rappelle que j'avais initialement envisagé de créer un blog pédagogique traitant d'économie.

Dans le prolongement de ce post, je recommande :

- Stéphanie KELTON : "Le mythe du déficit". Je trouve ça indigent mais j'en conseille quand même la lecture (rapide). Stephanie Kelton est en effet une "figure" de la nouvelle théorie monétaire moderne américaine (la TMM). Elle aurait inspiré Bernie Sanders en faisant l'apologie du déficit budgétaire, de la dette et des dépenses publiques. C'est très bavard, mêlant même des anecdotes personnelles, et peu technique; bref, c'est très américain. C'est bizarre: elle ne parle que des Banques Centrales et de la Réserve Fédérale, mais l'économie réelle, les banques commerciales, les entreprises, elle ne semble pas connaître. 

- Jean-Marc DANIEL : "Il était une fois ...L'argent magique". L'exact contrepoint de Stéphanie Kelton. Un modèle de concision, précision, pertinence. Excellent.

Et enfin, un très grand livre qui m'inspire beaucoup :

David RICARDO : "Des principes de l'économie politique et de l'impôt".

C'est curieux. Même dans les grandes écoles, on n'enseigne pas l'économie en faisant lire les grands économistes (sauf peut-être Karl Marx, mais est-il un économiste ?). On fournit plutôt des manuels indigestes. C'est sans doute dommage parce que les "classiques" ont une qualité de pensée et d'écriture inégalable. 

samedi 10 juillet 2021

Mon genre, c'est mon choix ?

 

En Espagne, un tout récent projet de Loi du Gouvernement vise à permettre à chaque citoyen de plus de 16 ans de déterminer lui-même son genre à l'état-civil, sans avoir à fournir de certificats médicaux ni même bénéficier de l'aval d'un psychologue. C'est le droit à l'auto-détermination du genre sur simple déclaration, sans recours nécessaire à des procédures hormonales et chirurgicales.

 C'est évidemment une disposition révolutionnaire (déjà effective en Argentine et au Danemark) qui en dit long sur la vitesse d'évolution des mentalités dans nos sociétés car totalement inconcevable il y a seulement une dizaine d'années. Nul doute qu'elle sera bientôt appliquée dans toute l'Europe et en Amérique du Nord. On pourra choisir son genre à l'occasion d'un simple rendez-vous à l'état-civil et quelles soient ses caractéristiques physiques et biologiques. Mais personne ne semble aujourd'hui s'interroger sur le bouleversement de nos conceptions du désir, de l'amour, du rapport à l'autre que cela implique. S'agit-il d'ailleurs d'une Révolution ? Ca colle bien au climat en vogue mais est-ce que ce n'est pas, plutôt, une formidable régression ? Un nouveau monde qui consacre le  triomphe du narcissisme, celui d'identités fluctuantes vidées de tout désir de l'autre  ?

Comment ne pas se réjouir, pourtant, de cette proposition espagnole qui vise à une meilleure acceptation des transgenres dans nos sociétés grâce à une dépathologisation complète de leur affection ?


 J'applaudirais moi-même si cette Révolution ne suscitait un malaise face à l'intransigeance et au dogmatisme de ses militants. Je ne parle même pas du charabias pseudo-scientifique utilisé (transgenre, cisgenre, non-binaire) et de la bouillie conceptuelle développée par ses "théoriciens" (Judith Butler, Paul B. Preciado). Il y a même aujourd'hui des études universitaires sur le genre dont le diplôme (jusqu'au Master tout de même) ouvre, sans doute, de nombreux débouchés.

Tout ça pour énoncer une réalité assez simple : on se sent plus ou moins en concordance avec son sexe déclaré à l'état-civil. personne n'est complétement cisgenre (hétéro-normé). On entretient tous une certaine inadéquation, une dysphorie, par rapport aux normes du masculin et du féminin. Cela va de la simple fluidité par rapport à ces normes (gender fluid, a-binaire) à la conviction d'appartenir au sexe opposé.

Mais ces parts du masculin et du féminin en chacun de nous, ça n'est pas autre chose que l'idée freudienne d'une bisexualité fondamentale, essentielle dans la genèse de la sexualité humaine.


 Mais les militants "queer" vont beaucoup plus loin en récusant toute détermination biologique dans la construction de notre identité. On ne naît pas femme (ou homme), on le devient, nous serine-t-on. Employer aujourd'hui le terme de transsexuel, c'est être ultra-réactionnaire. On ne se distinguerait pas par l'anatomie,  réalité objective, mais par le genre, réalité psychologique. 


 Exit donc, la biologie et même... la sexualité.  C'est le genre sans le sexe. Tout se jouerait sous le registre du ressenti, du vécu émotionnel, du sentiment et on ne serait pas autorisé à émettre des réserves à ce sujet parce qu'évidemment, on serait transphobes.

 

Tout serait finalement un problème de bonne  adéquation, de juste identité. Être bien dans sa tête comme on dit. Ce n'est pas grave si on estime ne pas être né dans le bon corps, on peut en changer. On n'envisage pas un instant que le nouveau corps puisse être pareillement décevant. Contre toute évidence, on se convaincra qu'on a un bon "passing". 

C'est l'esprit contre le corps. A cet égard, l'idéologie transgenre affiche même un certain puritanisme. Elle s'interdit en particulier d'évoquer l'excitation érotique liée au fait de s'imaginer dans un corps métamorphosé. C'est ce que l'on appelle l'autogynéphilie, détermination généralement vouée aux gémonies par la communauté queer. 


 Cette appellation recadre pourtant bien les choses : est-ce qu'être transgenre, c'est exclusivement un problème d'identité, de subjectivité ? Est-ce que ça n'est pas aussi une question de choix d'objet, d'objet sexuel ? Simplement, ce n'est plus le corps de l'autre, d'un autre, qui se trouve investi, mais c'est son corps propre qui devient objet de désir, rêvé, fantasmé. C'est alors un "fantasme en acte" (Robert Stoller), puissamment auto-érotique et narcissique.


 Évidemment, avouer un fantasme sexuel, ça apparaît toujours un peu honteux et c'est moins glorieux que se déclarer victime d'un trouble identitaire.  Subir une fatalité, être porteur d'une malédiction, c'est, en fait, beaucoup plus valorisant et ça ouvre des droits.

A cet égard, la revendication première des transgenres est d'être pleinement considérés par la société comme des femmes (pour les MTF) ou comme des hommes (pour les FTM), ce qui montre d'ailleurs qu'ils croient davantage à la différence des sexes qu'ils ne l'affirment. Et cette demande est accueillie avec une complaisance accrue dans nos sociétés. On semble même pressés de bazarder ces vieilleries : le corps et le sexe.

Seules les femmes, et singulièrement les féministes, ne semblent pas témoigner d'un enthousiasme délirant à l'idée de reconnaître comme sœurs, voir intégrer dans leurs luttes, ces nouvelles femmes. Il s'agit, en l'occurrence des hommes devenus femmes (les MTF ou trans femmes) qui constituent la majorité des transgenres.  Peut-on sérieusement affirmer que ces trans femmes sont des femmes ? C'est évidemment absurde, c'est vouloir vivre dans l'imaginaire car on sait bien qu'un trans femme, aussi "crédible" soit-il, ne pourra jamais enfanter et souffrira même éventuellement d'un cancer de la prostate. Le réel, on a vite fait de s'y cogner.

 On a bien tous un sexe biologique, masculin ou féminin, c'est le dimorphisme de l'espèce humaine. Et c'est vrai que s'agissant du genre, on est tous un mix des deux, plus ou moins viril, plus ou moins féminin. Mais personne, absolument personne, n'est a-binaire, la biologie le rappelle sans cesse.  

Je ne vois donc pas en quoi il serait réactionnaire et discriminant de maintenir dans le registres d'état-civil la mention du sexe biologique. Pour un transgenre femme, il serait ainsi mentionné : genre féminin, sexe masculin.

Cela permettrait, en outre, de ne pas entamer les droits des "vraies femmes". Car c'est bien là le problème : si un homme peut se décréter femme sur sa seule initiative, les droits des femmes perdent tout leur sens. Toutes les mesures de parité, notamment, se trouvent entamées.

Si l'on ouvre ainsi aux trans les listes de candidatures féminines (au sein des partis politiques et dans les entreprises), les hommes peuvent, par ce biais, reconquérir une partie du pouvoir qu'ils avaient perdu.


  Plus simplement, les compétitions féminines sportives risquent d'être monopolisées par les trans.

Ou bien s'agissant des droits à la retraite, les femmes bénéficient dans de nombreux pays (notamment les anciens pays communistes) d'un départ anticipé (jusqu'à 5 ans). Cette disposition est susceptible de générer beaucoup de changements d'état-civil.

 Ira-t-on même, dans le cadre de ce moderne état-civil, jusqu'à tancer les parents réactionnaires qui viennent d'annoncer à leur entourage la naissance d'une petite fille ou d'un petit garçon ? On se dépêchera alors de leur faire remarquer qu'il est né, pour le moment, un "enfant" qui se prononcera, librement, sur son genre quand il aura atteint ses seize ans.

Nul doute que mes propos vont déclencher la fureur de certains. Mais je refuse ce nouveau puritanisme qui ne parle plus que de genre et refuse la sexualité, le corps, la biologie sous prétexte que ces mots renverraient à une scandaleuse biologie de la domination. Je refuse aussi les illusions d'une époque, son caractère démiurgique qui voudrait abolir toutes limites, celles des sexes et, implicitement, celles de la mort.


 Freud a, à la fois, reconnu la bisexualité fondamentale de l'être humain (personne n'est assigné à une identité fixe d'homme ou de femme) et affirmé, dans le même temps que l'anatomie, c'était le destin. L'anatomie, le corps, le réel, c'est, qu'on le veille ou non, l'horizon de la destinée humaine. 

Mais s'agit-il d'un horizon borné, indépassable ? Pas forcément. Plutôt que d'affirmer bêtement "c'est mon choix", Freud préfère que l'on sache reconnaître l'existence d'un destin pour pouvoir mieux s'en émanciper.


 Photos de Camille Brasselet qui expose aujourd'hui à Arles. Aucun rapport avec les transgenres, bien sûr, mais les images sophistiquées de Camille Brasselet exposent justement ce que le transgenre occulte : le désir, le regard sur l'autre. L'échappée vers l'autre, au-delà même de son apparence. Sous une apparente simplicité, je trouve ça très fort et, même, profondément érotique.

Le plus beau livre "transgenre" (?) est, à mes yeux "Orlando" de Virginia WOOLF.

Il faut aussi noter le livre contemporain d'Emmanuelle Bayamack-Tam : "Arcadie". Brillant mais j'ai eu du mal à adhérer.

Mes autres références ne sont par ailleurs pas, on l'aura compris, Judith Butler et Paul P. Preciado, mais simplement Sigmund Freud. J'ajoute Robert STOLLER (1924-1991) auteur de trois grands livres : "La perversion, forme érotique de la haine", "L'excitation sexuelle", "Recherches sur l'identité sexuelle à partir du transsexualisme". A lire absolument.

Je juge également très pertinentes les analyses de la trans femme Debbie Hayton, membre du Parti Travailliste britannique.

J'ai enfin aimé et trouvé très beau le film : "Les garçons sauvages" de Bertrand Mandico (2017)