samedi 25 septembre 2021

"Théodora Prostituée et Impératrice de Byzance"

 

En ce moment, je rêve d'aller à Istanbul. Mais, avec ce satané Covid, ça demeure compliqué et incertain.

Istanbul, c'est un peu ma vie d'avant, ma vie orientale. Aujourd'hui, je suis hantée par le souvenir d'un premier séjour où, jeune étudiante, j'y étais simplement de passage. J'étais attablée à la terrasse d'un café sur la place de l'hippodrome quand, tout à coup, la silhouette longiligne d'une jeune femme m'avait évoqué une réincarnation de Théodora. Et c'est vrai que Théodora était une fille du grand hippodrome de Byzance.

Théodora, j'ai l'impression que quasiment personne ne la connaît dans le monde occidental alors qu'elle est archi-connue à l'Est. On a quand même un peu parlé d'elle à Paris, à la fin du 19ème siècle, à l'occasion de la représentation d'une pièce de théâtre de Victorien Sardou, qui a connu un grand succès et dans la quelle Sarah Bernhardt jouait le rôle de Théodora. Mais c'était aussi à une époque où les milieux intellectuels s'étaient pris de passion, de manière éphémère, pour l'orientalisme.

 

Ça n'a pas duré et j'avoue que cette presque totale ignorance, à l'Ouest, du monde byzantin me désole vraiment. C'est tout de même 11 siècles d'histoire qui sont occultés. On se proclame généralement athées mais le Grand Schisme, on continue de l'avoir dans les têtes. En France, on a deux expressions dépréciatives : des querelles byzantines pour évoquer des problèmes compliqués et fumeux; et puis, "C'est Byzance !", pour parler d'un luxe dispendieux et clinquant. Je trouve ça vraiment dommage parce qu'il faut bien reconnaître, même si je ne suis pas croyante, que le cérémonial orthodoxe, ça a "de la gueule", à la différence des misérables messes catholiques.

Le sommet de l'ignorance occidentale concerne même, à mes yeux, l'Italie. Les villes sont submergées par des hordes de touristes mais qui connaît, qui prend la peine de rendre visite à Ferrare (Ferrara) ? Ça n'est plus qu'une petite ville aujourd'hui mais elle a tout de même été, après Rome et Milan, la dernière capitale de l'Empire romain. Surtout, Ferrare regroupe une série d'extraordinaires édifices bâtis par l'Empereur Justinien devenu l'époux de Théodora) au début du 6ème siècle après J.-C. (on y trouve notamment une mosaïque représentant l'Impératrice Théodora).  Ferrare, c'est ainsi une grande ville d'architecture en Italie.

Et c'est là que je veux en venir. Théodora (née vers 500 et morte en 548) est devenue l'épouse de Justinien et Impératrice de l'Empire romain d'Orient. Et il ne s'agissait pas d'un titre honorifique parce qu'elle a vraiment partagé le pouvoir avec son mari. Ils formaient, tous les deux, un couple uni par un fort lien d'amour. Surtout leur règne partagé a été marqué par un embellissement extraordinaire de Byzance. Ils furent des bâtisseurs hors pair et nombre de leurs édifices sont encore debout aujourd'hui.  Leur plus grande réalisation, c'est évidemment l'extraordinaire Sainte-Sophie qu'Erdogan vient de convertir en mosquée.

Je me dis quelquefois qu'Erdogan, par ce geste politique cinglant, il a cherché à occulter, encore davantage, le souvenir de Théodora. Parce que Théodora, elle avait vraiment tout pour plaire à un type comme Erdogan. Femme de pouvoir d'abord. Mais surtout femme sulfureuse, de mauvaise vie, scandaleuse. On a en fait souvent qualifié Theodora de prostituée devenue Impératrice et, à ce titre, elle a été largement détestée. Elle aurait été une putain, une nouvelle Messaline, qui a su user de ses charmes pour conquérir les plus hautes sphères.

Et c'est vrai que Théodora était issue des bas-fonds de Byzance. Son père y était montreur d'ours auprès de l'hippodrome. Quant à elle, elle exerçait dans sa jeunesse, deux professions jugées alors infamantes et scandaleuses : courtisane et actrice. Elle faisait partie du monde du spectacle mais avait été formée aux arts du théâtre, ce qui faisait d'elle une femme exceptionnellement cultivée pour son époque (elle savait lire et connaissait les répertoires comiques et tragiques des Grecs). Mais paradoxalement, cette bonne éducation la plaçait plutôt à la marge de la société byzantine. Car être actrice, c'était être condamnée pour immoralité et il est vrai que de la scène au dévergondage, le pas est vite franchi.

On a ainsi prêté à Théodora une multitude d'amants et d'aventures dans sa jeunesse. Une femme sensuelle et vénale, une séductrice et une manipulatrice, c'est le portrait qu'en dresse le chroniqueur Procope. Mais son récit est orienté par la haine qu'il portait à l'Empereur Justinien et on navigue alors forcément en eaux troubles si on cherche à reconstituer la vérité historique. 


Ce qui est sûr, c'est que tout le monde s'accorde à louer la grande beauté et la séduction de Théodora. Ce qui est sûr aussi, c'est qu'elle est devenue une grande Impératrice même si, dans l'exercice de ses fonctions, elle a pu se montrer haïssable : hautaine, hiératique, intrigante, cruelle, espionne. Elle aurait même contribué à une série de Lois interdisant la prostitution (?).Mais l'essentiel, c'est qu'elle et Justinien ont profondément changé le visage de l'Empire romain d'Orient. Ce sont d'abord les multiples édifices splendides dont ils ont été les commanditaires : la ville d'Istanbul dans la quelle on se promène aujourd'hui, c'est encore largement celle de Justinien et de Théodora. C'est aussi un mode d'exercice du pouvoir où le religieux et le politique se rejoignent étroitement (on adorait, à l'époque, les questions métaphysiques et Théodora, férue de théologie, était monophysite).

Théodora, elle me fascine moi aussi et c'est bien sûr pour cette raison que je vous en parle. Elle est susceptible de plaire à beaucoup de féministes qui se complaisent, aujourd'hui, à faire la promotion des "femmes puissantes".  

Ces "femmes puissantes" dont on nous rebat les oreilles, j'avoue qu'elles m' insupportent profondément et je trouve l'expression franchement grotesque. D'abord parce qu'on exalte maintenant  un pouvoir qui nous broyait hier. Et puis, parce que c'est une attitude vraiment condescendante vis-à-vis de toutes les femmes qui ne sont pas puissantes et n'ont pas du tout envie de le devenir.

 

Théodora était peut-être, sans doute, une femme puissante. Mais est-ce vraiment intéressant ? Les gens exemplaires, les modèles, ça me rebute. On trace  chacun son chemin singulier. Ce que j'aime en Théodora, c'est plutôt sa duplicité, son ambiguïté, ses contradictions, tout ce qui la rend à la fois odieuse et admirable, bref tout ce qui la rattache à l'humanité ordinaire.

Images de Théodora par Jean-Baptiste BENJAMIN- CONSTANT (1845-1902), Georges CLAIRIN (1843-1919), Michel SIMONIDY (1872-1933).

Photos de Sainte-Sophie à Istanbul et de San Vitale à Ravenna.

Je recommande enfin deux petits livres :

- Virginie GIROD : "Prostituée et Impératrice de Byzance"

- Michel KAPLAN : "Pourquoi Byzance ?"

samedi 18 septembre 2021

Notre part de nuit

Adolescente, j'avais été très impressionnée par la lecture des "Hauts de Hurle-Vent" d'Emily Brontë. Ça m'avait littéralement remué les tripes, une véritable initiation aux vicissitudes du désir. Pourtant, j'étais quasiment "innocente" mais j'étais, en fait, un peu comme Emily Brontë, qui a passé sa courte vie quasi recluse, une "sauvageonne" repliée sur son cercle familial, son frère et ses sœurs, à qui on n'a jamais connu de relation amoureuse. 

C'est d'ailleurs l'un des aspects les plus stupéfiants de cette œuvre tellement singulière. On peut avoir une ignorance, pratique, concrète, des choses de la vie, et notamment celles de l'amour, et pourtant en avoir une appréhension fulgurante, savoir toucher à sa vérité même. Il ne suffit pas de multiplier les expériences et les amants, de devenir une spécialiste (ça aboutit peut-être même à un résultat exactement inverse), pour comprendre une passion, un sentiment. Il y a, en fait, chez certaines personnes, une extraordinaire puissance d'identification à l'autre qui leur permet d'appréhender tous les flux de la vie. C'est d'ailleurs pour ça qu'on aime généralement lire, des romans, des récits historiques, parce que ça nous permet de vivre de multiples identités : homme, femme, bandit, criminel, saint, martyr, aventurier. Lire, écrire, c'est échapper à sa condition limitée, c'est vivre à la puissance 10.

Le livre d'Emily Brontë m'a d'emblée fait percevoir l'essence sulfureuse de tout ce qui avait trait à la sexualité. On assimile celle-ci aujourd'hui au simple plaisir et à une harmonieuse satisfaction. Ça n'a jamais été ma vision. C'est plutôt l'amour et la haine. Qu'on haïsse en même temps, peut-être même avec plus de force, celui que l'on aime, ça s'est imposé à moi comme une évidence pourtant soigneusement dissimulée. On méprise les filles moches, on se moque d'elles, on les tourne en ridicule; quant aux filles belles, on les déteste carrément, on rêve de les humilier, on est prêts à les assassiner, on voudrait qu'elles se cassent la gueule ou soient condamnées à vivre misérablement. Et le regard des femmes sur les hommes n'est pas plus glorieux : l'obscène, la crasse, la vulgarité, l'inculture et, surtout, la violence. Souvent, les femmes rêvent d'un monde sans mecs.

Et pourtant, ce sont ces torrents de haine qui alimentent justement la passion amoureuse. C'est le personnage d'Heathcliff qui, dans les "Hauts de Hurle-Vent" incarne, avec délices, le rôle du bourreau, emporté par une inextinguible vengeance. Mais tout le monde, dans ce roman, même les plus altruistes en apparence, aime exercer des sévices, sur les animaux et sur les humains. Et le sadisme général s'accompagne d'un masochisme permanent, à tel point que la souffrance et la délectation vont sans cesse de pair. "Un plaisir et une douleur extrêmes", c'est ça qui définit la passion. Les vertiges de l'angoisse et du ravissement, de la détresse et de la volupté. Prendre son pied, c'est en même temps souffrir, c'est ce qui fait la passion.

La passion, on ne distingue pas bien ça de l'amour aujourd'hui mais disons que si ce dernier exprime l'aspect popote d'une relation, la passion en est l'aspect ravageur. Ce qui est fascinant de la passion, c'est qu'elle en vient à opérer une contraction énorme du réel en le concentrant sur un objet exclusif. Une passion est une obsession. Dès lors, plus rien n'a d'importance que son objet. De tout le reste, on effectue le grand vide. Tant pis les convenances, la bienséance. 

 J'ai, comme ça, été une ravagée-ravageuse. Les types sympas, gentils, ça ne m'a, à vrai dire, jamais intéressée. J'ai toujours préféré les situations compliquées, dangereuses, avec des rapports de pouvoir. Alors, dès que je me suis sentie un peu à l'aise avec mon apparence physique, je me suis rabattue sur des hommes mûrs, établis et mariés : des profs, des médecins, des types friqués, des amis de mon père. Ça faisait beaucoup d'interdits à surmonter et, évidemment, je fichais toujours une pagaille pas possible dans les belles harmonies familiales.

 On parle beaucoup, en ce moment, des jeunes filles séduites par de vieux pervers (Vanessa Springora/Gabriel Matzneff). On les présente comme des victimes, "sous emprise". Mais il est, aujourd'hui, interdit d'évoquer le plaisir qu'elles ont pu y prendre et l'élargissement intellectuel qu'elles ont pu en retirer. On dit que les filles qui aiment les vieux sont fragiles, manquent d'assurance, qu'elles cherchent un "père"de substitution. Je crois que c'est largement un cliché parce qu'on peut aussi rechercher, avec un vieux, la confrontation, voire le conflit, le rapport de force. C'est une forme de la dialectique du maître et de l'esclave : on aime, dans la passion amoureuse, initier et être initié (e). Il faut toujours avoir quelque chose à apprendre de quelqu'un. Si on devient d'accord sur tout, ça n'a plus aucun intérêt.


 Mes expériences passionnelles-amoureuses, ça a toujours été cuisant; pour moi, bien sûr, mais aussi pour mes partenaires. Ça fait vaciller dans vos certitudes, dans votre vision du monde.  Chacun en sort meurtri parce qu'il se rend compte qu'il n'est jamais complétement à la hauteur. Moi, parce qu'avec mes idées romantico-anarchistes, je me faisais vite contrer sur le plan intellectuel; mon partenaire parce qu'il était débordé par mon exubérance, ma cruauté juvénile et mes looks gothiques de dingo. Et puis, il faut évoquer ces sentiments troubles, ambigus, que je portais à son épouse et  ses gosses : à la fois détestés et enviés. Et que dire après des copains des copines, puis de leurs maris,  dragués effrontément pour le simple plaisir de semer le chaos, la zizanie ?

La fascination et le plaisir du Mal, c'est souvent ça qui nous anime. C'est ce que j'ai retenu d'Emily Brontë. C'est bien sûr dirigé contre les autres, contre la société, mais aussi, plus profondément peut-être, contre nous-même. 


 Images des sœurs Brontë  et de leur environnement, autour du presbytère de Haworth (West Yorkshire).

"Wuthering Heights" est sûrement l'un des plus grands romans de la littérature mondiale. Je l'ai relu cet été et il m'a peut-être encore plus impressionnée qu'à l'adolescence. Je vous conseille vraiment de faire comme moi. 

Sur Emily Brontë, on peut lire un texte éclairant de Georges Bataille dans "La Littérature et le Mal".

Il faut voir également le très beau film (1979) d'André Téchiné : "Les sœurs Brontë". Curieusement, le film évoque largement le "frère", Branwell, peintre-écrivain dépressif, dont l'image a été, de manière étrange et très visible, été effacée du tableau (1ère image) représentant la fratrie.

Autres prolongements cinématographiques avec deux films récents :

- "Passion simple" "Les amours d'Anaïs" de Danielle Arbid. Très bien, un film "brûlant" qui montre bien comment une passion fait le vide autour d'elle. Plus rien d'autre ne compte. Le film est, à mon avis, très supérieur au livre d'Annie Ernaux dont il est une adaptation; mais il est vrai que je n'apprécie guère les romans d'Annie Ernaux.

- "Les amours d'Anaïs" de Charline Bourgeois-Tacquet. Délicieux, des dialogues ciselés. Et puis un féminisme allègre, intelligent.


samedi 11 septembre 2021

"Au printemps des monstres"

 

Jusqu'à une époque récente, je croisais régulièrement Eric Zemmour, faisant, comme moi, la queue dans l'attente de l'ouverture de notre piscine du 8ème.


Eric Zemmour, je précise, à l'attention de mes lecteurs étrangers, qu'il est une figure de l'extrême droite française, probable candidat aux prochaines élections présidentielles. Il faut reconnaître qu'il est plutôt moins inculte que les militants de son bord mais il n'arrête quand même pas de théoriser sur le "Grand Remplacement" et il rêve de bouter les Musulmans hors de France et de restaurer l'ordre viril et patriarcal (qu'à la manière d'un Goebbels, il a vraiment peine à incarner).

Je me tenais bien sûr coite mais je devais bien constater qu'Eric Zemmour, à ma grande perplexité, se présentait plutôt favorablement. Pas du tout replié sur lui-même mais au contraire ouvert, souriant, discutant et plaisantant avec tout le monde. En bref, que ce soit une attitude jouée ou sincère, Eric Zemmour apparaissait presque comme un bon copain, peut-être vite lassant mais, quand même, franchement sympathique. Et d'ailleurs, plein de gens, dans la file d'attente, se sentaient séduits et honorés d'engager, avec lui, une conversation.

C'est évidemment troublant. On préférerait, bien sûr, que les choses soient plus simples : qu'on puisse immédiatement repérer les crapules, qu'elles soient d'emblée odieuses dans leurs comportements privés. 

Que penser, en particulier, de Hitler ?  La compassion n'était sûrement pas sa première qualité, mais vis-à-vis de ses proches, chauffeurs, gardes du corps, domestiques, il n'en est pas un qui n'ait gardé le souvenir de  son attention et de sa courtoisie à leur égard. Et ils sont tous demeurés fidèles à sa mémoire. Il faut lire à ce sujet le témoignage de sa secrétaire, Traudl Junge : "Dans la tanière du loup" (facile à trouver en poche). 

Et puis dans sa jeunesse, il n'était pas complétement antipathique : son côté rebelle, ses aspirations artistiques, son goût pour la musique, sa vénération pour les livres, sa vie de bohême. Il ressemblait vraiment aux étudiants moyens d'aujourd'hui, cools et déjantés, glandouillant en fac de lettres ou aux Beaux-Arts. Il était simplement paresseux-laborieux, obtus, coincé, sans aucun génie.

Il a été le plus grand criminel de l'Histoire mais il n'a jamais tué directement quelqu'un et n'a jamais visité un seul camp de concentration. Il n'était probablement pas un sadique, simplement un "criminel de bureau", déléguant à d'autres, en toute indifférence, les basses besognes.

Et ça vaut d'ailleurs pour toute la société allemande. On a publié récemment, sous la supervision de Timothy Snyder, des lettres à leur famille de soldats de la Wehrmacht envoyés sur le front Est. C'est sidérant ! On y apprend qu'ils ont froid, qu'ils sont fatigués, qu'ils mangent mal, que leur famille leur manque mais qu'ils ont heureusement d'excellents camarades. Mais des atrocités commises, des massacres perpétrés, pas un mot ! Une société de somnambules, d'indifférence et de conformisme.


Pour en revenir à Hitler, il faut aussi reconnaître qu'il exerçait une forte séduction sur certaine femmes. C'étaient les folles du "Führer"; des femmes qui ne daignaient sans doute pas, autrefois, lui accorder un regard quand il était étudiant désœuvré, mais devenaient sensibles, sinon à sa virilité, du moins à son pouvoir et son autorité. Là encore, les témoignages sont unanimes : avec les femmes, Hitler se montrait toujours extrêmement respectueux et poli. Il se plaisait en outre à organiser les mariages et à conforter la paix des ménages (celui de Magda Goebbels, notamment). Mais ses relations avec les femmes étaient, en fait, d'une extrême banalité. Il n'était sûrement ni asexuel, ni pervers, comme en témoigne sa relation avec Eva Braun, son épouse morganatique. Il était simplement névrosé-inhibé comme tous les hommes et femmes de sa génération.

 

Les relations de Hitler avec les femmes ont quand même été marquées par deux sombres "affaires" : 

- celui du suicide, en septembre 1931 (soit 18 mois avant qu'il n'accède au pouvoir) de sa jeune nièce (23 ans), Geli Raubal, qu'il hébergeait, pour lui venir en aide (?), dans son vaste appartement de Münich. Il la tyrannisait sans doute et exerçait sur elle une implacable emprise en la retenant quasiment prisonnière mais on n'a jamais pu démontrer qu'il entretenait avec elle une relation incestueuse. 


- le suicide également, mais partiellement raté, de Unity Mitford (1914-1948), une jeune aristocrate anglaise, folle d'amour pour Hitler dont elle devint une intime. Cette association d'une grande aristocrate britannique et d'un démagogue, d'un bateleur populiste, était, pour le moins, singulière. Unity Mitford ne put supporter l'entrée en guerre de la Grande-Bretagne contre l'Allemagne nazie et se tira une balle dans la tête dans un jardin de Munich, en septembre 1939. Elle survécut pendant près de 9 ans, dans des souffrances terribles, avec la balle restée logée dans son crâne. 


 Ces histoires sentimentales tragiques ont-elles ébranlé Hitler ? Peut-être plus qu'on ne l'imagine parce qu'il était aussi un anxieux, un angoissé, obsédé par la maladie et la mort (ce qui explique son "hygiène" alimentaire draconienne étrangement moderne). Mais au total, Hitler était sinistrement normal, ni fou, ni pervers, ni paranoïaque, simplement ultra-rigide, engoncé dans une carapace, dévoré par les interdits sociaux.

Il incarnait ce qu'Hannah Arendt  nommait la banalité du "mal". On voudrait croire que le Mal est exercé par des bêtes furieuses, des fous, des sadiques. Mais on se rend souvent compte que le Mal ne réside pas dans des actes isolés, insensés, mais dans la simple quotidienneté, dans les petites choses, dans l'application à exécuter des tâches machinalement. 


Le Mal, c'est souvent le comportement des gens ordinaires, des "braves gens". Des personnes "sans qualités", incapables d'agir par eux-mêmes ou ne voulant pas avoir une éthique propre. Ce sont toutes ces personnes, en apparence estimables, que Louis-Ferdinand Céline a su décrire dans toute leur noirceur, une noirceur dont il n'était pas lui-même exempt.

On valorise de plus en plus le "Peuple" aujourd'hui, comme s'il avait conservé une pureté originelle, comme s'il n'abritait aucun vice, ceux-ci étant l'apanage de la seule bourgeoisie. Je ne crois pas en cette fable : les "braves gens", les gens-z'honnêtes", savent aussi être des monstres.  

Il faut lire les bouquins d'enquête criminelle de Philippe Jaenada : "Sulak", "La petite femelle" (son chef d’œuvre à mes yeux), "la Serpe".

Son tout dernier livre qui vient d'être publié ("Au Printemps des monstres") renverse toutes les perspectives. Les criminels deviennent innocents et les innocents se révèlent criminels. Mais c'est finalement la société qui est criminelle. J'ai ainsi été très intéressée par la description que fait Philippe Jaenada de la France des années 60. Je crois que c'est une décennie que les Français idéalisent beaucoup, pour la quelle ils éprouvent une grande nostalgie : celle du "bon vieux temps" et de la découverte de la société de consommation. 


 Mais Philippe Jaenada révèle une toute autre réalité : un pays encore pauvre, dans le quel beaucoup vivent d'expédients, de "magouilles", de petits boulots; un faible niveau d'éducation qui vous range dans l'élite si vous avez le baccalauréat; et surtout une rigidité des mentalités, un conformisme général, une violence sociale et une intolérance effrayante. Bref une société "monstrueuse" qu'il n'y a aucune raison de regretter.

Photos principalement d'Helmut Newton (1920-2004). Un photographe controversé, généralement détesté, aujourd'hui, par les féministes. Personnellement, j'aime bien parce qu'il donne plutôt, à mes yeux, une image positive des femmes : conquérantes, dominatrices. Ça ne correspond pas aux clichés machiste. Il faut surtout préciser qu'il était, par son père, juif-allemand et a toujours abhorré les idéologues. Je trouve ainsi remarquable la photo qu'il a prise de Jean-Marie Le Pen (ancien leader de l'extrême-droite française). Il a piégé Le Pen en le prenant avec ses chiens. Mais Le Pen ne savait pas que les Allemands l'associeraient alors tout de suite à Hitler (qui adorait être pris en compagnie de son berger-allemand). Le Pen a, paraît-il, essayé ensuite (sans succès) d'empêcher la publication de cette photo.

Photographies, par ailleurs, de Hitler en compagnie de Geli Raubal et Unity Mitford.

Parmi les livres que je recommande, je ne recense bien sûr pas tous ceux qui sont consacrés à Hitler. Je me limite à ceux que j'ai aimés récemment :

- Volker ULLRICH : "Adolphe Hitler - Une biographie". Pour moi, la meilleure biographie d'Hitler, passionnante et très bien construite. Je précise toutefois qu'il ne s'agit que d'une première partie et que celle-ci totalise près de 1 000 pages hors annexes. Mais moi qui déteste les livres trop longs, ça ne m'a pas gênée. La deuxième partie, en cours de traduction, devrait paraître prochainement.

- Thomas SNEGAROFF : "Putzi". Un livre récent dont on trop peu parlé. Formidable ! Putzi , c'est Ernst Hanfstaengel, un singulier germano-américain qui fut, pendant l'ascension d'Hitler, son confident et son pianiste. Était-il un simple bouffon ? Une incroyable galerie de portraits évoquant, outre Putzi, les sœurs Mitford, Thomas Mann, Carl Jung et... Romy Schneider.

- James WYLLIE :"Femmes de nazis"

- Anja KLABUNDE : "Magda Goebbels"

- Philippe JAENADA : "Au Printemps des  Monstres". Plus que le crime, c'est la société au sein de la quelle il a été perpétré qui est intéressante. Un excellent livre mais tout de même 749 pages. Ça aurait pu être élagué largement parce qu'il y a des parties franchement ennuyeuses.



samedi 4 septembre 2021

Sommes-nous des Romains ?

 
On se plaît souvent, aujourd'hui, à comparer notre situation à celle de l'Empire romain. On y voit un reflet de tous nos maux et une préfiguration de ce qui nous attend : un effondrement, voire notre disparition. Il y aurait tout un éventail de leçons à en tirer.

Et on ressort alors tous les clichés en vigueur, ceux qui, en fait, nous ont été enseignés à l'école : la décadence, l'amollissement général de Romains vautrés dans la débauche et devenus incapables de combattre. La révolte intérieure, celle des esclaves, ces premiers gilets jaunes conduits par Spartacus, qui a miné les institutions. Les périls extérieurs, les invasions barbares, la conquête et la mise à sac de Rome (les premiers affres de l'immigration). Et enfin, la disparition de l'ancienne religion dans la quelle les dieux étaient semblables aux hommes (ils avaient simplement le privilège de l'immortalité); aujourd'hui, c'est bien sûr le christianisme qui s'effacerait face à l'Islam.

Est-ce que l'ancienne Rome ne résume pas notre situation présente, tout ce qui nous menace gravement ? Ça semble tellement évident, le constat est tellement partagé, à gauche et à droite, qu'on attend presque avec résignation notre chute finale imminente. On peut même ajouter que Rome a été balayée par des épidémies diverses et qu'un bouleversement climatique a aggravé son déclin (sauf qu'il s'est agi d'un refroidissement). Vraiment tout y est.

Évidemment, l'Empire romain fascine. Il a tout de même rassemblé, sur un territoire immense (tout le bassin méditerranéen dont l'Afrique du Nord était un pôle économique majeur), une population de 60 millions d'habitants (au 1er siècle av. J-C.) à 100 millions (durant l'Empire tardif), une population qui bénéficiait d'un niveau de vie comparable à celui de l'Europe du 18 ème siècle. Et puis, il a façonné des modes de vie, mis en place des infrastructures et une architecture urbaine et domestique qui perdurent aujourd'hui.  Et surtout, pour la première fois, l'administration de l’État s'effectuait selon les règles du Droit. On se sent donc ultra concernés par cette chute de l'Empire romain.

Sauf que cette "chute", d'après les travaux récents des historiens, correspond à un grand fantasme dans lequel nous projetons surtout nos peurs et nos angoisses. Ça nous plaît même de ruminer cet effondrement romain et ce n'est pas pour prévenir le nôtre mais pour justifier simplement notre pessimisme. "AH ! Ces invasions, cette décadence, ces mutations techniques et culturelles, ça prouve bien que notre civilisation s'écroule, qu'on est foutus. Tout est mortel, les hommes comme les civilisations".

 Pourtant, cette chute, on est d'abord incapables de la dater. On pense au début du Vème siècle, voire à la fin du 1er siècle et l'émergence du christianisme. Mais c'est quand même oublier que ça ne concerne que l'Empire d'Occident parce que l'Empire d'Orient, il a subsisté, dans toute sa splendeur, jusqu'en 1453, date de la prise Constantinople par les Turcs. 1 000 ans supplémentaires tout de même aux quels a immédiatement succédé la Renaissance italienne qui n'était  pas complétement étrangère au monde romain.

Et puis, le spectre de ces grandes invasions barbares néglige totalement les immenses capacités d'assimilation, d'intégration, de la culture romaine à tel point que son armée était largement composée de "barbares" qui avaient alors pour mission de combattre d'autres barbares. Et que dire du bouleversement mental opéré en passant du polythéisme au christianisme? Quant au sac de Rome, en 410, il  faut rappeler que ce n'était pas Rome mais Ravenne qui, après Milan, était devenue la capitale de l'Empire d'Occident. 


 Quant à la décadence morale, ce supposé relâchement moral, ce règne du vice et de l'abrutissement, on y transpose allégrement nos propres frustrations. L'érotisme romain n'a d'ailleurs rien de commun avec notre vision propre. Il n'a rien de joyeux et festif, on ne "s'éclate" pas, il n'est pas un culte du corps et du plaisir. Comme l'a bien synthétisé Pascal Quignard, il est tout entier marqué par l'effroi et la fascination. Effroi devant la mort et sombre mélancolie de la vie. Mais, en même temps, fascination devant cette mort inséparable d'une angoisse insoutenable. Le dégoût et l'horreur, voilà ce qu'ont inventé, en fait, les Romains en matière d'érotisme. L'hymne à la vie, ils ne connaissent guère, ils sont plutôt des puritains.

Bien d'autres aspects pourraient être évoqués (économiques, culturels, artistiques) mais il se révèle, à chaque fois que cette idée d'une "chute de l'Empire romain", ce n'est qu'un "mythe" de notre temps. En réalité, tous les éléments factuels se dérobent et aucune chute n'est datable ni localisable. Quant aux explications données, elles ne relèvent que du catalogue des idées reçues (les barbares, la maladie, la débauche, le climat, les dissensions religieuses).

L'Empire romain, on ne l'évoque en fait, aujourd'hui, que pour de mauvaises raisons, pour donner libre cours à notre goût pour l'Apocalypse et pour justifier nos peurs et notre pessimisme.

  Pourtant, l'Empire romain devrait au contraire nous inciter à voir positivement l'avenir.

Parce que, plus que sa supposée "chute", c'est son ampleur géographique (sait-on, par exemple, que la majeure partie des produits agricoles de l'Empire provenaient... d'Afrique du Nord ?) et sa longévité (des premiers Latins à Byzance, s'écoulent tout de même près de 2 000 ans) qui devraient nous interroger. 


 La vérité, c'est que l'Empire romain, son esprit, n'est jamais mort en Europe. On est bien tous des Romains mais en un sens différent de l'image décadente aujourd'hui diffusée. On est tous porteurs de leur héritage culturel, artistique et politique. Et aussi de leur formidable capacité à se dépasser, à évoluer, à intégrer ses "barbares", de nouvelles cultures, de nouvelles religions. L'Empire, c'était vraiment une grande machine universaliste.

Images Internet issues, pour la plupart, des fresques murales de Pompéi. La splendeur de certains intérieurs romains est évidemment sidérante.

Parler de Rome alors que j'ai tout juste fait un peu de latin au lycée (j'ai d'ailleurs tout oublié) peut évidemment apparaître extrêmement prétentieux. Mais les "Empires", ça m'a toujours fasciné surtout celui de Rome,  incroyablement bigarré et chatoyant.

Surtout, les jérémiades déclinistes actuelles, qui s'appuient justement, à contresens, sur l'exemple de l'Empire romain, m'exaspèrent.

Ce post m'a, ainsi, été inspiré par une série d'articles (que j'ai malheureusement égarés) parus dans le journal "Le Monde" au mois d'août dernier. Et aussi par un livre essentiel :


 - Bertrand Lançon : "La chute de l'Empire romain - Une histoire sans fin"

Dans mes lectures romaines, j'ai, par ailleurs, bien aimé (outre les travaux essentiels de Paul Veyne et Peter Brown) :

- Alberto Angela : "Empire : Un fabuleux voyage chez les Romains avec une sesterce", "Les trois jours de Pompéi" et "Une journée dans la vie de Rome". C'est de la vulgarisation bien sûr mais c'est incroyablement vivant, accrocheur et de qualité.

- Lucien Jerphagnon : "Histoire de la Rome antique" et "Julien, dit l'Apostat". Lucien Jerphagnon a été le professeur de Michel Onfray. Mais l'élève est aujourd'hui beaucoup plus connu que le maître alors que le maître le surpasse largement. Tous les livres de Lucien Jerphagnon sont en fait éblouissants par leur érudition, leur qualité d'écriture et aussi (c'est rare) par leur humour.

- Apulée : "L'âne d'or ou les métamorphoses".

- Kyle Harper : "Comment l'Empire romain s'est effondré". Un livre récent, aujourd'hui en poche, qui pointe dans le petit âge glaciaire, qui débute au V ème siècle, conjugué avec des épidémies de peste, les origines de l'effondrement de l'Empire. Contestable mais très intéressant et solidement documenté.

 - Pascal Quignard : "Le sexe et l'effroi.