En ce moment, je rêve d'aller à Istanbul. Mais, avec ce satané Covid, ça demeure compliqué et incertain.
Istanbul, c'est un peu ma vie d'avant, ma vie orientale. Aujourd'hui, je suis hantée par le souvenir d'un premier séjour où, jeune étudiante, j'y étais simplement de passage. J'étais attablée à la terrasse d'un café sur la place de l'hippodrome quand, tout à coup, la silhouette longiligne d'une jeune femme m'avait évoqué une réincarnation de Théodora. Et c'est vrai que Théodora était une fille du grand hippodrome de Byzance.
Théodora, j'ai l'impression que quasiment personne ne la connaît dans le monde occidental alors qu'elle est archi-connue à l'Est. On a quand même un peu parlé d'elle à Paris, à la fin du 19ème siècle, à l'occasion de la représentation d'une pièce de théâtre de Victorien Sardou, qui a connu un grand succès et dans la quelle Sarah Bernhardt jouait le rôle de Théodora. Mais c'était aussi à une époque où les milieux intellectuels s'étaient pris de passion, de manière éphémère, pour l'orientalisme.
Ça n'a pas duré et j'avoue que cette presque totale ignorance, à l'Ouest, du monde byzantin me désole vraiment. C'est tout de même 11 siècles d'histoire qui sont occultés. On se proclame généralement athées mais le Grand Schisme, on continue de l'avoir dans les têtes. En France, on a deux expressions dépréciatives : des querelles byzantines pour évoquer des problèmes compliqués et fumeux; et puis, "C'est Byzance !", pour parler d'un luxe dispendieux et clinquant. Je trouve ça vraiment dommage parce qu'il faut bien reconnaître, même si je ne suis pas croyante, que le cérémonial orthodoxe, ça a "de la gueule", à la différence des misérables messes catholiques.
Le sommet de l'ignorance occidentale concerne même, à mes yeux, l'Italie. Les villes sont submergées par des hordes de touristes mais qui connaît, qui prend la peine de rendre visite à Ferrare (Ferrara) ? Ça n'est plus qu'une petite ville aujourd'hui mais elle a tout de même été, après Rome et Milan, la dernière capitale de l'Empire romain. Surtout, Ferrare regroupe une série d'extraordinaires édifices bâtis par l'Empereur Justinien devenu l'époux de Théodora) au début du 6ème siècle après J.-C. (on y trouve notamment une mosaïque représentant l'Impératrice Théodora). Ferrare, c'est ainsi une grande ville d'architecture en Italie.
Et c'est là que je veux en venir. Théodora (née vers 500 et morte en 548) est devenue l'épouse de Justinien et Impératrice de l'Empire romain d'Orient. Et il ne s'agissait pas d'un titre honorifique parce qu'elle a vraiment partagé le pouvoir avec son mari. Ils formaient, tous les deux, un couple uni par un fort lien d'amour. Surtout leur règne partagé a été marqué par un embellissement extraordinaire de Byzance. Ils furent des bâtisseurs hors pair et nombre de leurs édifices sont encore debout aujourd'hui. Leur plus grande réalisation, c'est évidemment l'extraordinaire Sainte-Sophie qu'Erdogan vient de convertir en mosquée.
Je me dis quelquefois qu'Erdogan, par ce geste politique cinglant, il a cherché à occulter, encore davantage, le souvenir de Théodora. Parce que Théodora, elle avait vraiment tout pour plaire à un type comme Erdogan. Femme de pouvoir d'abord. Mais surtout femme sulfureuse, de mauvaise vie, scandaleuse. On a en fait souvent qualifié Theodora de prostituée devenue Impératrice et, à ce titre, elle a été largement détestée. Elle aurait été une putain, une nouvelle Messaline, qui a su user de ses charmes pour conquérir les plus hautes sphères.
Et c'est vrai que Théodora était issue des bas-fonds de Byzance. Son père y était montreur d'ours auprès de l'hippodrome. Quant à elle, elle exerçait dans sa jeunesse, deux professions jugées alors infamantes et scandaleuses : courtisane et actrice. Elle faisait partie du monde du spectacle mais avait été formée aux arts du théâtre, ce qui faisait d'elle une femme exceptionnellement cultivée pour son époque (elle savait lire et connaissait les répertoires comiques et tragiques des Grecs). Mais paradoxalement, cette bonne éducation la plaçait plutôt à la marge de la société byzantine. Car être actrice, c'était être condamnée pour immoralité et il est vrai que de la scène au dévergondage, le pas est vite franchi.
On a ainsi prêté à Théodora une multitude d'amants et d'aventures dans sa jeunesse. Une femme sensuelle et vénale, une séductrice et une manipulatrice, c'est le portrait qu'en dresse le chroniqueur Procope. Mais son récit est orienté par la haine qu'il portait à l'Empereur Justinien et on navigue alors forcément en eaux troubles si on cherche à reconstituer la vérité historique.
Ce qui est sûr, c'est que tout le monde s'accorde à louer la grande beauté et la séduction de Théodora. Ce qui est sûr aussi, c'est qu'elle est devenue une grande Impératrice même si, dans l'exercice de ses fonctions, elle a pu se montrer haïssable : hautaine, hiératique, intrigante, cruelle, espionne. Elle aurait même contribué à une série de Lois interdisant la prostitution (?).Mais l'essentiel, c'est qu'elle et Justinien ont profondément changé le visage de l'Empire romain d'Orient. Ce sont d'abord les multiples édifices splendides dont ils ont été les commanditaires : la ville d'Istanbul dans la quelle on se promène aujourd'hui, c'est encore largement celle de Justinien et de Théodora. C'est aussi un mode d'exercice du pouvoir où le religieux et le politique se rejoignent étroitement (on adorait, à l'époque, les questions métaphysiques et Théodora, férue de théologie, était monophysite).
Théodora, elle me fascine moi aussi et c'est bien sûr pour cette raison que je vous en parle. Elle est susceptible de plaire à beaucoup de féministes qui se complaisent, aujourd'hui, à faire la promotion des "femmes puissantes".

Ces "femmes puissantes" dont on nous rebat les oreilles, j'avoue qu'elles m' insupportent profondément et je trouve l'expression franchement grotesque. D'abord parce qu'on exalte maintenant un pouvoir qui nous broyait hier. Et puis, parce que c'est une attitude vraiment condescendante vis-à-vis de toutes les femmes qui ne sont pas puissantes et n'ont pas du tout envie de le devenir.
Théodora était peut-être, sans doute, une femme puissante. Mais est-ce vraiment intéressant ? Les gens exemplaires, les modèles, ça me rebute. On trace chacun son chemin singulier. Ce que j'aime en Théodora, c'est plutôt sa duplicité, son ambiguïté, ses contradictions, tout ce qui la rend à la fois odieuse et admirable, bref tout ce qui la rattache à l'humanité ordinaire.
Images de Théodora par Jean-Baptiste BENJAMIN- CONSTANT (1845-1902), Georges CLAIRIN (1843-1919), Michel SIMONIDY (1872-1933).
Photos de Sainte-Sophie à Istanbul et de San Vitale à Ravenna.
Je recommande enfin deux petits livres :
- Virginie GIROD : "Prostituée et Impératrice de Byzance"
- Michel KAPLAN : "Pourquoi Byzance ?"