Mais un homme dont la figure est peut-être (c'est mon hypothèse toute personnelle), le contrepoint, dans l'imaginaire européen du début du 20 ème siècle, de l'image de la belle noyée.
Disons pour simplifier qu'à cette époque, la forme du Destin tragique, ça semble, pour une femme, de se noyer et, pour un homme, de s'écraser en tombant du Ciel. Ce sont deux manières de revisiter les mythes d'Ophélie et d'Icare.
Il faut en effet rappeler que c'est seulement à cette époque que le monde moderne découvre deux éléments naturels : l'Eau ( la mer, la natation) et l'Air (le Vol, l'aviation). Avant le 20 ème siècle, en effet, presque personne (et surtout pas les femmes) ne savait nager et ne fréquentait les plages; quant à imiter les oiseaux, presque tout le monde était convaincu qu'un plus lourd que l'air ne pourrait jamais voler.
Parmi eux, il en est un qui m'émeut profondément. Il n'a, en tous cas, vraiment rien d'un héros. Son Destin est certes tragique mais on pourra aussi juger qu'il est grotesque et risible. Il n'est pas non plus un glorieux aviateur. Plus modestement, il s'est préoccupé de confectionner un simple parachute destiné à réduire l'effroyable mortalité des meetings aériens.
Quelqu'un de très modeste qui est venu, à 21 ans, s'installer, en 1900 à Paris. Venant de son bled tchèque, confronté à la chatoyance de la vie parisienne, il se sentait évidemment un plouc. Et puis, il parlait à peine français et subissait l'opprobre alors jeté sur les Allemands.
Mais qu'importe, il était tailleur pour dames et croyait en sa bonne étoile dans la capitale de la mode. Il a finalement réussi à s'installer à son compte tout près de l'Opéra dans un petit salon où il recevait ses clientes.
S'il fallait dresser son portrait psychologique, on dirait qu'il était un petit monsieur, un peu perdu, timide et discret, craignant toujours d'importuner les autres. Tétanisé par les Parisiennes, ces grandes dames appartenant à un autre monde, il vivait bien sûr seul, secondé toutefois dans son travail par une employée allemande, Louise Schillmann, qui avait à sa charge une fille handicapée. A ces deux femmes, il accordait une attention et une bienveillance constantes.
Le destin de Franz Reichelt va basculer le jour où il découvre dans la presse (en 1908) l'annonce d'un concours ouvert à tous et doté d'un prix de 5 000 francs offert à qui inventerait un parachute adapté aux aviateurs.
Franz Reichelt se persuade alors qu'il va remporter ce concours. C'était évidemment une idée folle puisqu'il n'était ni scientifique, ni ingénieur et ne souciait d'ailleurs nullement d'acquérir une compétence technique. Il ne savait que couper et coudre des tissus mais ça lui semblait amplement suffire. Il se présente alors comme "inventeur".
Il se met au travail avec un mètre et des ciseaux. Quelques mois de labeur aboutissent à la réalisation d'un costume extravagant à mi-chemin entre la chauve-souris et la tente de camping. Les premiers essais effectués avec un mannequin en bois se révèlent désastreux mais ça n'entame nullement la confiance de Reichelt absolument convaincu de l'efficacité de son invention.
C'est à tel point qu'il sollicite l'autorisation du Préfet de Paris pour un essai en grandeur nature depuis le 1er étage de la Tour Eiffel. Une autorisation pour un mannequin mais quand celle-ci lui est enfin donnée, il s'empresse de convoquer la presse et les journalistes pour une expérimentation réelle, le 4 février 1912, avec lui-même dans le rôle de l'homme-oiseau.
La suite, elle est bien connue. Elle a été immortalisée par les premières actualités cinématographiques réalisées par la firme Pathé devant un nombreux public. En tapant sur n'importe quel moteur de recherche "Franz Reichelt", on peut découvrir les images de l'effroyable crash qui creusa un trou de 25 cms sur l'Esplanade du Champ de Mars. La première "Mort en direct" de l'Histoire, celle d'un homme de 33 ans.
Ce petit film (durée 1mn 37s), je l'ai sans doute visualisé plusieurs dizaines de fois, comme hypnotisée. J'en ai surtout retenu 3 choses : le magnifique sourire, la confiance initialement affichée, de Franz Reichelt; la longue hésitation (40 s) avant de sauter depuis un ridicule tabouret; la passivité des spectateurs : personne ne s'interpose alors que le saut d'un homme n'était pas autorisé; visiblement, le public avait soif de sang et d'émotion.
Tout cela me glace, me pétrifie. D'abord parce que j'ai une peur effroyable du vide, de la chute. J'ai souvent des rêves dans les quels je tombe depuis un immeuble, une montagne, un avion. Mas il ne s'agit pas d'un accident, ce n'est pas involontaire. C'est délibérément que je me jette dans le vide parce qu'il m'attire, me fascine. C'est la pulsion de Mort en moi, attrayante-repoussante.
Et puis "Franz Reichelt" incarne bien la "folie humaine", la capacité à refuser le réel, à s'illusionner envers et contre tout. A sa décharge, il a toutefois une excuse très émouvante. Il avait en fait, semble-t-il, une motivation amoureuse. Lui, le timide étranger qui venait tout juste d'être naturalisé Français, qui vivait seul dans une petite chambre, lui qui se sentait incapable de susciter l'attention d'une femme, il espérait pouvoir conquérir, à la suite de cet exploit insensé, le cœur d'une dame, la veuve bourgeoise de l'un de ses rares amis, une Parisienne forcément inaccessible.
Ca en dit long sur la détresse affective de beaucoup de misérables. La seule issue entrevue, c'est un véritable "geste romanesque", un acte d'amour. Un "fou d'amour" qui effectue un saut à dimension fortement sexuelle. Il est vraiment emporté par "les ailes du désir".
Mais c'est, hélas, la folie d'un pauvre homme qui a alors rencontré la folie des médias naissants, des médias déjà prêts à racoler un public avec un spectacle, quelle qu'en soit l'issue.
L'avant dernière image, c'est Cléo de Mérode, la magnifique danseuse qui faisait tourner toutes les têtes à l'époque et qui a probablement fait aussi rêver Franz Reichelt.
Ce post a été inspiré par le tout récent livre d'Etienne KERN : "Les envolés". Un livre humain qui nous immerge dans le Paris du début du 20 éme siècle.
Je recommande également de Bruno LEANDRI : "Les ratés de l'aventure". On ne parle que des exploits, jamais des échecs. Mais au total, ceux qui échouent sont aussi intéressants que ceux qui réussissent.