C'est Noël aujourd'hui ! Cette période où on sent qu'on tient une place accrue dans le Temps.
Dans le Temps infiniment étiré et non dans l'espace, ce simple ici et maintenant qui, comme on le croit trop souvent, nous identifierait. Mais je ne me trompe pas, ce n'est pas habiter à Paris près du parc Monceau qui me définit. Et Noël, ce n'est pas la fête, somme toute banale, que je célèbre aujourd'hui qui importe. Ce sont plutôt et surtout les multiples Noël que j'ai déjà vécus et tous ceux que l'on m'a évoqués. Parce qu'en fait, on est toujours un peu ailleurs et cet ailleurs c'est dans le Temps qu'il se situe, dans tout ce passé que nous avons déjà traversé.
Et ce Passé, il n'est nullement révolu, on n'en est jamais radicalement séparés. Il demeure, au contraire, complétement vivant en nos corps, en contiguïté avec notre Présent, et ne cesse de se manifester à nous par de petits signes. Peut-être pas des souvenirs élaborés mais des impressions fugitives, des lumières, une silhouette, une voix, un regard, une mélodie.
Des petits riens imprécis que, généralement, notre intelligence refoule : ça n'aurait rien à voir avec la personnalité qu'on s'est construite, avec cette carapace de respectabilité-identité dans la quelle on s'est enfermés.
On le sait, l'objectivité historique n'existe pas ou plutôt elle n'existe que comme appauvrissement dramatique du réel. On n'a jamais les mêmes souvenirs que ses proches, ses voisins, ses amis, c'est un désaccord continuel. Ça ne tient pas à une mémoire qui serait défaillante mais à des charges différentes d'affectivité. Et cette affectivité, cette émotion autrefois vécue, telle une bulle d'air dans un ruisseau, elle n'arrête pas d'éclater, de refaire surface en chacun de nous mais notre tort, c'est de la négliger, de n'y pas prêter attention.
La vérité du monde, ce n'est pas celle de la pensée abstraite ni de la réalité objective, ce sont, plus simplement, des mots, des sons, des couleurs qui viennent frapper aux portes de notre conscience. Qui, parfois, réussissent à nous tirer de notre sommeil rationaliste. Ce sont aussi des hasards, des rencontres, d'étranges correspondances, ou, au contraire, des dissemblances, des contrastes, des écarts.
On est angoissés par la Mort. Mais on ne se rend pas compte qu'à maints égards, on est immortels. D'abord, au cours d'une vie, on meurt soi-même plusieurs fois, on change de moi, d'individualité, on est charmant puis féroce, un saint puis une crapule et il en va de même de nos amours, de nos goûts et dégoûts, qui, au fil du temps, ne sont plus les mêmes. Mais ces morts successives, souvent indifférentes, n'abolissent pas le rapport vivant que l'on continue d'entretenir avec son passé. Ce passé qui n'est jamais effacé, forclos, mais ne cesse, au contraire, de se manifester dans la la continuité de notre vie en ressurgissant inopinément. Ce passé qui, finalement, donne une valeur d'éternité à notre vie pourvu que nous sachions la comprendre, l'interpréter.
Si on occupe, en effet, une place tellement restreinte dans l'espace, dans le Temps, en revanche, cette place est sans mesure, sans limites. On est comme des géants capables de toucher simultanément, de mettre en correspondance, des époques de notre vie totalement différentes. On atteint ainsi une forme d'immortalité qui va au-delà de notre individualité corporelle. Les Anciens Égyptiens pensaient, paraît-il, que l'on n'était pas mort aussi longtemps que quelqu'un continuait de penser à nous et d'évoquer notre nom.
Et on a une conscience diffuse de cela. La période de Noël en donne justement un exemple. Parce qu'on le sait bien, et les ethnologues l'ont démontré, le grand repas familial de Noël ne célèbre guère la naissance du Christ (qui s'en soucie vraiment aujourd'hui ?). Il est plutôt une résurgence païenne qui perpétue l'antique tradition du Grand Banquet des Morts, ces Morts que l'on cherche à amadouer par l'intermédiaire des enfants à qui on fait des cadeaux et dont on espère qu'ils sauront rendre moins amère notre existence terrestre.
Ce sont donc les Morts qui sont invités au repas de Noël et d'ailleurs, chez les Slaves, on réserve toujours une place et une assiette pour le "visiteur inconnu". Et le principal sujet de conversation à table, c'est la famille, ses maladies, ses décès, ses frasques, ses aventures, ses défauts. L'opprobre est, à peu près, général sauf pour les ancêtres généralement supposés riches et puissants. Les autres, c'est une grande collection de bandits : le tonton pervers, la mémé gaga, le fiston chômeur, le pépé fasciste, le père alcolo, la mère avare, la sœur volage, le beau-frère flambeur, le cousin tête brûlée, la tante indolente, la belle-mère mythomane, le petit fils toxico, le demi-frère voleur.
Une hantise parce que je me sens coupable vis-à-vis d'eux : mes parents d'abord parce qu'ils étaient persuadés que moi et ma sœur, on allait devenir des quasi-délinquantes; et il est vrai qu'on faisait tellement de bêtises qu'on les a sans doute tués en partie; ma sœur, ensuite, parce que je l'ai toujours écrasée de ma supériorité; je l'ai sans doute convaincue qu'elle était nulle.
Être immortel, on est généralement persuadés que c'est la félicité, mais j'ai plutôt tendance à penser que ça peut aussi être l'affliction perpétuelle. L'affliction parce que l'Immortalité ne nous délivre pas et ne nous délivrera jamais du Mal.
Images de Claude Monet, Voysey wallpaper, Zdzislaw Beksinski, Vincent Van Gogh (copiant Hiroshige), Arthur Mathews, Edward Steichen, Tiffany, Alfons Mucha, Sonia Delaunay.
Un texte que d'aucuns jugeront peut-être bizarre. Je retraduis à vrai dire, à ma manière, les analyses de Marcel Proust sur le Temps, le Temps perdu et surtout le Temps retrouvé. Ce Temps retrouvé qui confère, à chacun de nous, une espèce d'immortalité. Proust qui me fascine et que je viens de relire un peu, en cette période comprise entre deux anniversaires : le 150ème de sa naissance (10/07/1871) et le 100ème de sa mort (18/11/1922).
Plein de bons livres ont été publiés sur Proust. Dans la masse, j'en retiens deux (difficiles mais synthétiques et éclairants) : Gilles Deleuze : "Proust et les signes". Pierre Klossowski :"Sur Proust".
Plus récents, j'ai bien aimé les livres de :
- Enthoven (père et fils) : "Dictionnaire amoureux de Marcel Proust", un bouquin agréable, sans prétention ni jargon, qui s'attache, avant tout au "plaisir" de l’œuvre. On n'a ensuite qu'une envie : lire, relire, "La Recherche".
- Jean-Yves Tadié : "Proust et la société". Ça vient de sortir. Un bouquin qui corrige l'image du grand bourgeois, du "salonnard" uniquement préoccupé des duchesses, vivant complétement en dehors des réalités sociales de son temps. Proust sociologue, Proust et les domestiques, Proust et l'actualité internationale, Proust et la Bourse, Proust et l'électricité, le téléphone, l'aviation, l'automobile etc...
- Jean-Marc Quaranta : "Un amour de Proust. Alfred Agostinelli (1888-1914)". En toute honnêteté, je viens seulement de le commencer mais ça se révèle passionnant alors qu'on pouvait en craindre le pire. Ca vient juste de sortir et ça en apprend beaucoup sur le Paris 1900. Les critiques sont excellentes.
En dehors de Proust, il convient également de lire, relire, le remarquable "Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs" de Mathias Enard, l'un des grands écrivains français contemporains;