"Melancholia", le film de Lars Von Trier (sorti en 2011), j'y pense sans cesse, c'est l'exacte métaphore de ce que je vis en ce moment. C'est une histoire simple, la collision redoutée et finalement fatale d'une énorme planète, "Melancholia", surgie brusquement des profondeurs de l'infini, avec la Terre.
C'est un peu ce qui se passe en ce moment en Europe. Ça avait pourtant démarré dans la gaieté d'une grande fête, celle des débuts d'une nouvelle année durant la quelle on devait enfin pouvoir vivre normalement. J'envisageais, pour ma part, voyages et rencontres.
Puis on signale l'approche incertaine d'un danger. D'abord, on n'y croit pas, c'est impossible, c'est de l'intox. Ensuite, les choses se font de plus en plus menaçantes mais avec des signaux encore contradictoires. On devrait y échapper cette fois encore se dit-on. Et soudain, la grande catastrophe se fait imminente, certaine. La seule interrogation, c'est quand précisément ?
C'est l'angoisse de l'incertitude, absolument lancinante. Je me réveille la nuit et je me précipite sur Internet en quête d'informations. Ça va mieux..., puis ça empire..., ça oscille sans cesse. On en vient à souhaiter le pire, que ça éclate enfin puis un dénouement. Rien de tel pour déstabiliser que de semer le trouble, l'inquiétude. On devient comme ces patients qui, après des semaines d'angoisse dans l'attente d'un diagnostic, sont presque soulagés quand on leur fait savoir qu'ils sont atteints d'une grave maladie. Au moins, ils savent.
Mais maintenant, ça y est pour nous Européens. On est à la merci d'un grand paranoïaque, obsessionnel, qui en veut à la terre entière. Un vieillard odieux, à l'esprit victimaire et vengeur. J'espérais qu'après le déclenchement de la catastrophe, j'allais trouver un certain calme et une nouvelle motivation. Mais non, je demeure complétement abattue. C'est toute une partie de mon passé qu'on m'arrache.
Et puis, ce qui est terrifiant, c'est de découvrir qu'on est capables de haine envers l'Autre, envers nos agresseurs. Notre belle rationalité trouve, hélas, des limites. Les Russes, je me mets à les vomir, c'est sans états d'âme, sans scrupules moraux, qu'ils viennent nous casser la gueule. Je n'arrive pas à comprendre ça.
Ce qui est enfin difficile, c'est que je ne peux guère trouver d'interlocuteurs, échanger ici, à Paris. L'Ukraine, ça ne dit d'abord rien en France, c'est le grand trou noir. Et puis, il y a un anti-américanisme et une russophilie généralisée dans la population française et sa classe politique qui me sidèrent. "C'est normal que la Russie soit préoccupée par sa sécurité et puis c'est sûr que l'Ukraine, comme la France, comme l'Europe, n'est qu'un pion des Américains. Ce sont les Américains qui veulent la guerre pour assurer le triomphe du l'impérialisme et du libéralisme. Et puis la Crimée, elle est bien russe et c'est sûr qu'après la chute du mur, on a méprisé, humilié la Russie et on n'a pas respecté les engagements pris de ne pas étendre l'Otan".
J'entends ça tous les jours, autour de moi, dans la rue, dans les médias. D'abord, les victimes, on s'en fiche et puis qu'est-ce qu'on peut répondre à cette propagande complotiste qui opère un fantastique retournement de l'agresseur et de l'agressé? Qu'est-ce que ça veut dire ces Russes qui se sont sentis humiliés après la chute du communisme alors qu'ils ont été libérés ? Je ne vais pas répéter que ce n'est pas l'Otan qui fait peur à Poutine mais le développement d'une société européenne et démocratique en Ukraine; et puis l'histoire de l'Ukraine n'a pas été intégralement russe mais elle a aussi été, largement façonnée par la République polono-lituanienne (de 1569 à 1795 tout de même) et par l'Autriche-Hongrie; enfin, il suffit de mettre les pieds en Crimée pour percevoir qu'elle n'a rien de Russe, qu'elle est encore largement ottomane. Mais ces histoires d'une terre russe ou autre, en bref d'un territoire national originel, c'est, de toutes manières, une absurdité.
Pourquoi à l'Ouest, tant de gens, de droite et de gauche, soutiennent-ils ce régime dégueulasse aux mains d'une kleptocratie qui tue, fait la guerre, assassine ses opposants, opprime les minorités ? Pourquoi presque personne ne s'offusque des propos ahurissants de Poutine à la télévision russe où il dénie à l'Ukraine un droit à l'existence (un Etat artificiel, créé par les Bolcheviks, un gouvernement fantoche, néo-nazi). Et ceux adressés à Emmanuel Macron quand il lui déclare qu'avec sa puissance nucléaire, il est capable de l'exterminer lui et toute l'Europe avant même qu'il ait le temps de réagir ?
S'agissant de l'inertie européenne, de la France notamment, je pense souvent au livre du polonais Andrzej Bobkowski : "Douce France". C'est un récit, au jour le jour, de la défaite française en 1940. L'invasion-occupation allemande y est décrite de manière particulièrement dérangeante, à mille lieux des épopées héroïques souvent développées. On célèbre avec joie, chants, danses et libations, l'armistice du 22 juin 1940. La débâcle n'est qu'une espèce de formalité administrative qui ne perturbe guère la vie quotidienne. On continue de prendre du bon temps, de bien manger et de bien boire. Quant à la Libération de Paris présentée comme un haut fait d'arme, faut-il rappeler qu'elle n'a fait qu'un peu plus de 1 000 morts tandis que le soulèvement de Varsovie faisait 200 000 victimes sous l’œil impassible des Russes. Paulina Dalmayer commente ce livre en parlant d'un Art français de la capitulation. Un Art français qui est devenu un Art européen. On n'a pas suffisamment été immunisés contre les virus autoritaires et on préfère l'épaisseur de son bifteck à ses rêves.
Ce qui manque à l'Europe, c'est peut-être un supplément d'âme. Significativement peut-être, les Français ont oublié, à peu près complétement (le Pont de l'Alma, Malakoff, ça ne dit plus rien à personne), qu'ils ont fait une longue guerre (1853-1856) en Crimée contre la Russie (avec le concours des Turcs et des Anglais). Le motif en était apparemment futile, une affaire de lieux saints et de leur contrôle en Palestine. Une histoire bien sûr inconcevable aujourd'hui. Faire la guerre pour des questions spirituelles, ça apparaît carrément absurde.
Mais, à l'inverse, en nos temps bassement "réalistes" et calculateurs, on n'éprouve aujourd'hui aucune honte à marteler qu'on ne va surtout pas risquer la vie d'un seul soldat pour l'Ukraine. C'est le temps du cynisme. Résonnent ainsi en moi ces propos terribles du poète Iouri Tynianov (1894-1943) :
"Constaté qu'en temps de guerre, les gens à l'abri de tout danger militaire et éloignés du front en parlent beaucoup et éprouvent une joie proche de l'ivresse. Lucrèce : "Debout sur le rivage sûr, j'observai avec volupté les nageurs qui se noyaient au large".
Images d'abord du film "Melancholia" puis de la Guerre de 30 ans" (1618-1648). Une longue guerre civile européenne, faite de massacres, de famines et de maladies, sur fond de conflits religieux. Elle aurait provoqué plusieurs millions de morts. L'Europe en est sortie ravagée, ruinée.
Mes conseils de lecture :
- Astolphe de CUSTINE : "La Russie en 1839". Un journal de voyage qui a profondément déplu en Russie mais demeure pertinent. On vient d'en publier une version de poche en septembre 2021 (Edition Vera Milchina). Mais ça fait quand même 900 pages très tassées.
- Gustave DORE : "Histoire de la Sainte-Russie". Un ouvrage illustré, dramatique et caricatural, publié en 1853. Il fait l'objet de rééditions régulières.
- Pierre SAUTREUIL : "Les guerres perdues de Youri Beliaev". Un excellent livre sur la guerre du Donbass.
- Benoît VITKINE : "Donbass" et son tout récent "Les loups". Par le correspondant du "Monde" à Moscou. Un roman noir, une fiction, qui décrit bien les oligarques locaux et le marécage politique ukrainien.
- Andreï KOURKOV : "Les abeilles grises". Le tout dernier livre du grand écrivain ukrainien (auteur notamment du "Pingouin). C'est l'histoire de deux hommes qui vivent dans un petit village de la "zone grise", la bande-tampon entre l'Ukraine et les territoires séparatistes du Donbass.
- Michel ELTCHANINOFF : "Dans la tête de Vladimir Poutine". Le meilleur bouquin sur Poutine même si je ne suis pas sûre que le dictateur dispose d'un bagage intellectuel aussi important (c'est plutôt une brute inculte). C'est à compléter par le tout dernier livre de Michel Eltchaninnoff : "Lénine a marché sur la lune". Très original et passionnant.
- Andrzej BOBKOWSKI : "Douce France". Le récit de la défaite-débandade française de 1940 par un jeune témoin polonais. Un livre qui peut faire grincer beaucoup de dents mais qui donne aussi à réfléchir. Il a été édité récemment en poche.
S'agissant enfin de mon blog, je m'interroge sur sa poursuite. Mes petites réflexions, dans le contexte actuel, deviennent dérisoires, voire ridicules. L'abandonner, le repenser, je ne sais pas encore.