Le moteur de l'Histoire, c'est la lutte des classes, disait Marx.
Le moteur de l'Histoire, c'est l'esprit démocratique, prophétisait Tocqueville peu avant Marx.
A vous de choisir celui qui vous semble avoir vu juste.
Marx, c'était peut-être clair au 19ème siècle, il y avait bien une classe ouvrière prolétarienne, des patrons et des exploités. Mais aujourd'hui ? La classe ouvrière, les propriétaires d'entreprises, ça n'existe plus guère, on n'a plus que des fonds d'investissement et des salariés du tertiaire. Alors, on s'empêtre dans des histoires de dominant-dominé un peu confuses parce que chacun d'entre nous se révèle, tout au long de sa vie, tantôt l'un, tantôt l'autre.
Quant à Tocqueville, les individus venaient tout juste, en ce même 19ème siècle, d'être libérés de leurs pesantes chaînes avec la promotion des individus-citoyens dégagés de toutes les déterminations liées à leur naissance (non seulement son rang social, du paysan au roi, mais son sexe, homme-femme, et son pays de naissance). C'est l'égalité de tous dans des sociétés où la destinée de chacun est façonnée par ses choix et ses mérites individuels.
Marx envisageait une fin de l'Histoire, l'avènement du socialisme. Avec Tocqueville, l'Histoire ne s'arrête jamais, il y a une remise en cause continuelle de toutes les situations acquises; rien n'est définitif ni pour soi ni, surtout, pour sa famille et sa descendance; les rentes de situation, c'est terminé. Marx était finalement un optimiste : il voyait l'avenir sous la forme d'une félicité à venir et d'un ordre stable. Tocqueville, en revanche, c'est le bouleversement et le désordre permanents.
Aujourd'hui, on peut quand même constater que le monde tout entier s'est largement démocratisé et est devenu une vaste illustration des thèses de Tocqueville : de grands fracas et des conflits incessants mais d'où émerge, finalement, davantage de liberté et d'égalité. La vie devient meilleure mais c'est au prix de multiples inquiétudes et interrogations. C'est l'émergence de la grande angoisse contemporaine qui va jusqu'à abominer à tel point l'instabilité démocratique qu'est souhaitée l'émergence d'un ordre fort.
Cette liberté nouvellement acquise, elle nous plonge d'abord en plein désarroi. Parce qu'avec la liberté, c'est à nous de faire des choix qui vont engager notre vie personnelle et professionnelle. Alors, le doute s'installe. C'est ainsi que lorsqu'on se trouve à la croisée des chemins, il y a toujours une petite voix intérieure qui s'élève : choisis mais surtout ne te trompe pas parce qu'un retour en arrière est quasi impossible. On vit alors avec l'angoisse d'avoir pris la mauvaise décision et d'éprouver, à partir de là, le sentiment définitif d'avoir gâché sa vie. La société démocratique a ainsi inventé, pour une majorité de gens, la culpabilité de l'échec.
Qui ne s'est pas, en effet, senti, un jour, un raté, un nul ? Et cet échec éprouvé, on l'impute rarement à soi-même, à ses propres insuffisances, mais plutôt aux autres, à la société toute entière que l'on prend en détestation absolue. D'une certaine manière, c'était moins angoissant dans une société traditionnelle où il n'y avait rien à choisir parce que les cadres étaient définitivement établis. On faisait un mariage arrangé, on avait des enfants, on subsistait ensuite dans un entourage familial, point final.
Et puis de la détestation de soi, il est facile de passer à la haine des autres. Aujourd'hui, on rencontre la concurrence de tous et on passe alors son temps à vérifier qu'aucune tête ne dépasse, que personne ne marche plus vite que les autres. Chacun observe ses voisins et trouve, bien sûr, mille raisons de crever de rage parce que la vie ne cesse, malgré tout, de fournir des inégalités. C'est la face noire de la passion démocratique de l'égalité qui exacerbe les envies, la jalousie, les haines.
Par exemple, de ma vie en France, j'ai dû apprendre que si je voulais vivre en bonne entente avec mon entourage, il fallait surtout que j'en dise le moins possible sur moi-même : ne pas mentionner où j'habitais, quelle était ma profession, à quoi je consacrais mes loisirs et vacances. Tant pis si je passe pour une brave fille sans intérêt. La haine dévorante, qui se répand comme une traînée de poudre, c'est, au final, ce qui menace le plus les démocraties.
Et puis, la société démocratique brise les identités et les solidarités qui vont avec. Après l'invention de l'échec, c'est l'invention de la solitude. On nous demande d'être des citoyens du monde, hors sol, universalistes, dans une grande société globale. Les identités, ça a mauvaise presse et ça se tourne aussi bien contre la droite que contre la gauche.
Contre la droite parce que c'est considéré comme de la nostalgie imbécile pour un monde de "nos pères" qui n'a jamais existé et surtout parce que c'est perçu comme source de guerre, de racisme, de domination. Aimer son groupe, c'est, en effet, détester ceux qui lui sont extérieurs.
Contre la gauche, parce que l'identité encourage le séparatisme, la fragmentation de la société en groupes revendicatifs et victimaires (minorités raciales, sexuelles, etc..).
On sombre ainsi dans le populisme, à droite comme à gauche. Mais est-ce qu'être un citoyen du monde, ça a davantage de sens ? C'est un "tourisme social" tellement abstrait qu'il n'incite guère à faire preuve de générosité concrète envers ses proches et les déshérités. Le citoyen du monde est finalement un citoyen égoïste qui s'enferme dans la solitude et le malheur.
Et force est de constater que, généralement, rien ne remplace la solidarité communautaire. Il y a une éthique générale qui s'exerce envers ceux que nous percevons comme nos proches, soit par nos origines (pays, religion, famille) soit par notre parcours social (entreprise, quartier, hobby). A tous ceux là, on accorde une attention certes sélective mais spontanée.
Que ça plaise ou non, la moralité s'enracine bien dans une identité et cette moralité, elle détermine le sens de notre vie.
L'échec, la solitude, la haine, la perte d'identité. La démocratie, ça peut aussi être ça, ce tableau très noir. Ça explique que certains, à droite, en viennent à fantasmer sur un retour des valeurs, de l'ordre moral de sociétés traditionnelles idéalisées. Ou que d'autres, à gauche, veuillent aller, encore plus loin, dans l'arasement des inégalités pour une société supposée entièrement solidaire.
Mais au total, c'est le refus de l'histoire, l'immobilisme, le repli sur soi qui sont revendiqués. Ça me débecte profondément. La perfectibilité, le dépassement de soi-même, de ses petites origines, c'est tout de même bien ce qui signe la condition humaine.
Images du nouveau graphisme constructiviste apparu dans les années 20, notamment en Allemagne et en Russie. Les deux dernières photographies sont de moi-même, prises en septembre dernier, avec l'Arc de Triomphe emballé par Christo.
Quelques conseils de lecture :
- Brigitte KRULIC : "Tocqueville". Un livre qui entrecroise intelligemment la vie et l’œuvre de Tocqueville. Un récit notamment instructif de ses voyages en Amérique et en Algérie. Je rappelle, par ailleurs, qu'il ne faut pas manquer d'aller voir le très beau château de Tocqueville dans le département de la Manche.
- Alain MINC : "Ma vie avec Marx". Des livres sur Marx, ça devient rare. Celui-ci a le mérite de rappeler que Marx était aussi un penseur du "capitalisme révolutionnaire" et de la mondialisation.
- Augustin LANDIER & David THESMAR : "Le prix de nos valeurs - Quand nos idéaux se heurtent à nos désirs matériels". Une approche très novatrice, vraiment stimulante, visant à intégrer la dimension non pécuniaire de nos vies (la liberté, l'identité, l'altruisme, la justice, la culture) à l'analyse économique. Des mêmes auteurs, on pourra également lire/relire : "Le Grand Méchant Marché" et "Dix idées qui coulent la France".
- Hippolyte D'ALBIS et Françoise BENHAMOU : "Des économistes répondent aux populistes". Un livre à offrir aux fachos-gauchos, Le Pen et Mélenchon, dont les programmes économiques délirants sont étrangement proches mais dont l'argumentaire n'est jamais analysé et déconstruit comme tel.