En fait, je suis probablement déprimante, épuisante. Parce que je suis tellement peu expressive que j'apparais indéchiffrable aux autres. Qu'est-ce que je pense d'eux à vrai dire ? Est-ce que je les apprécie ou les déteste ? Ils se sentent sans doute, a contrario, observés, évalués, notés, par moi. Dans mon travail, je crois être plutôt sympa mais pas liante du tout. A tort ou a raison, je considère que ce n'est pas possible.
Et puis, il y a ma manière de susciter/ne pas susciter l'attention. Ma façon de simplement distiller des informations sur ma personne, ce que j'ai fait, vu, lu. Une règle absolue : ne jamais trop en dire. Laisser entendre simplement, ne donner que quelques indications. Mes études, mes diplômes, mon travail, mes voyages, je n'en parle pas. Cette question très française du : "Qu'est-ce que tu fais dans la vie ?", j'y réponds de la manière la plus évasive. Trop s'exposer, j'ai vite compris que ça plongeait les autres ou bien dans l'embarras, ou bien dans l'envie, ou bien dans la détestation.
Tant pis si, en me soustrayant aux catégorisations sociales, je peux passer pour une idiote. Mais il est vrai aussi que je suis méfiante. J'ai vécu quelques expériences troublantes au cours des quelles j'ai eu le sentiment déplaisant que l'on avait épié, disséqué, ma vie. Je redoute la curiosité humaine insatiable, inquiétante. Surtout, je n'aime pas que l'on m'aime ou me déteste en raison de ma situation professionnelle. Qu'on ne puisse avoir prise sur moi, que je sois hors d'atteinte, c'est ce que je cherche et c'est pour ça que je me dérobe sans cesse.
Sur un plan plus personnel, il y a mon mode vie. Toujours levée entre 4H 30 et 5H 30 du matin, ça convient à peu de gens. Après, il faut faire du sport, natation ou course à pied. Mais ça ne doit jamais être une balade tranquille, une détente. Ca doit être comme si on préparait une compétition: il faut se chronométrer, évaluer les kilométrages parcourus.
En fait, je suis très disciplinée, mes journées sont cadencées comme une horloge. Je suis implacablement à l'heure. J'avais été très impressionnée par le récit de la vie quotidienne d'Emmanuel Kant à Koenigsberg par le penseur russe Arsenij Gulyga. Il était plein de manies sans doute un peu grotesques. Mais j'avais bien aimé cette idée que, pour dépasser les contingences matérielles, il faut savoir s'imposer quelques contraintes extérieures. On en retire une véritable force intérieure.
Cette discipline, je l'étends à l'ensemble de ma vie. Et notamment à mon apparence physique, corporelle, pour laquelle je recherche une perfection fantasmée. Pas question d'avoir un gramme de graisse en trop. Je suis toujours effrayée par le spectacle des corps à la piscine : ces ventres bedonnants, ces seins emportés par la gravité, ces culs proéminents. Je fais donc toujours très attention à ce que je mange. Mes ennemis, ce sont le sucre, les graisses et le sel. Je pense que c'est énervant pour ceux qui m'invitent au restaurant.
C'est pareil pour la façon dont je m'habille (même si ça peut être fantaisiste) ou l'agencement de mon logement. J'ai un côté prussien, je déteste ce qui est de travers, déglingué ou ne marche pas. Les vieilleries, la camelote, ça va immédiatement à la poubelle. Mais je conçois bien que, là encore, ça peut être horripilant pour les autres.
L'hyper contrôle, l'hyper activité, c'est ma manière d'exister, de conquérir une identité. C'est une véritable domination de l'esprit sur le corps. Et en la matière, je ne donne guère dans la modération. Quand j'ai commencé quelque chose, je ne sais plus trop ensuite m'arrêter. Dans tout ce que je fais, j'ai tendance à être excessive.
Je me dis souvent que, d'une certaine manière, je suis un pur produit du système d'enseignement français au cours des études supérieures. J'ai pu comprendre ça comparativement à d'autres pays. On vous enseigne d'abord, en France, la pensée abstraite et à construire une argumentation raisonnée. C'est formidable mais ça n'est pas sans conséquence. Je crois que j'ai réussi à piger à peu près la mécanique mais c'est vrai qu'à ce régime, vous êtes rapidement vidé de toute expression affective. On devient vite désincarné, très abstrait, raisonneur et finalement d'un ennui mortel tellement on est stéréotypé.
Je me rends compte des dégâts sur moi-même. Je crois que je sais à peu près rédiger une dissertation ou une note technique à toute allure. Mais s'il fallait écrire un roman ou, pire, de la poésie, ce serait une véritable catastrophe. De l'émotion, de l'affectivité, je ne sais plus si j'en ai beaucoup.
Je suis donc très "construite", pleine de manies et de principes. Ca ne rigole donc pas vraiment avec moi. Un type cool et relâché, il est éjecté en cinq minutes. Mais je ne crois pas non plus être conventionnelle. Ce que je déteste, en fait, c'est la normalité. Les gens que j'aime, ce sont ceux qui savent sortir des sentiers battus à force d'audace de curiosité et de persévérance. Parvenir à se frayer un chemin propre, ça a tout de même certaines exigences.
Tableaux de Michal SWIDER (1962-2019), peintre polonais.
Dans le prolongement de ce post, mes conseils hebdomadaires:
- Anne AKRICH : "Le sexe des femmes - Fragments d'un discours belliqueux". Les bouquins féministes, je trouve ça d'un ennui mortel tellement c'est radoteur et vindicatif. Mais j'ai été étonnée par ce livre complétement iconoclaste, très drôle et à l'écriture abrasive. A offrir à son copain et à sa copine.
- Solène CHALVON-FIORITI : "La femme qui s'est éveillée - Une histoire afghane". Voici enfin un livre qui évoque, de manière très concrète, le vécu mental de jeunes étudiantes Afghanes au cours de cette dernière décennie. L'auteur, correspondante de Radio France, Arte, RFI, a une remarquable expérience du terrain en Afghanistan et au Pakistan. On découvre surtout un pays infiniment plus moderne que les images habituellement diffusées.
- Eva IONESCO : "Les enfants de la nuit". Sa mère Irina, photographe autrefois renommée mais aujourd'hui très controversée, vient de mourir. Eva a consacré, en 2017, un très beau livre ("Innocence", Le livre de poche) à son enfance-adolescence et à sa mère. Je le recommande particulièrement. "Les enfants de la nuit" est également magnifique, rythmé par une grande qualité d'écriture. Le roman d'éducation/initiation d'une jeune fille dans le Paris des années 70 en compagnie de celui qui deviendra le célébrissime grand chausseur, Christian Louboutin.