Je revisitais récemment quelques-uns de mes plus anciens posts (même si ça me déplaît parce que le passé, c'est définitivement le Passé et qu'il n'est pas de sentiment plus pernicieux que la nostalgie). C'est sûr que j'étais beaucoup plus légère autrefois.
Je me préoccupais davantage d'émotion, de sensualité. Aujourd'hui, je n'ose plus parler de mes aventures sulfureuses, de mes rêves libidineux. Je suis devenue plus pesante, grave, pas du tout rigolote. J'ai probablement été moi-même contaminée par l'Air du Temps, cette atmosphère oppressante de moraline et de réprobation générale qui empoisonne les sociétés européennes.
Je me souviens ainsi que lorsque j'étais gamine, j'aimais fredonner la chanson de Mylène Farmer: "Libertine". Ca exaspérait ma mère: "Arrête avec cette idiotie; tu ne sais même pas ce que ça veut dire". C'était vrai mais ça excitait d'autant plus ma curiosité. Qu'est-ce que c'était ce truc que je ne comprenais pas ? Evidemment, Mylène Farmer, ça apparaît maintenant complétement kitsch. Mais une artiste pourrait-elle faire carrière aujourd'hui avec de telles chansons pécheresses ?
Il est vrai qu'il ne fallait pas attendre autre chose dans un pays qui se voudrait sans milliardaires et déteste son n°1 mondial du luxe et de la mode (Bernard Arnault PDG de LVMH); un pays qui s'offusque également de l'interview de la ministre Marlène Schiappa dans la revue "Play Boy" ou des écrits érotiques du ministre de l'économie Bruno Lemaire. La France ne manque pas, du moins, de bigots et de dames patronnesses. On se dit parfois que les "passions tristes", celles de la rancœur et de la vengeance, y ont pris le pouvoir. Peut-on espérer, un jour, voir poindre un peu d'allégresse et d'humour, un peu d'ambition personnelle et collective ?
L'erreur, je crois, c'est de considérer Madame du Barry avec tous les préjugés du 21 ème siècle. Ceux à l'encontre d'un Ancien Régime qui exerçait sur les faibles une violence sociale et sexuelle inimaginables.
Cela est vrai bien sûr. La cruauté, la violence, l'absence de compassion signent bien le 18ème siècle et l'ordre nobiliaire. Je me dis même parfois que la fin de la monarchie en France ressemble furieusement à la Russie d'aujourd'hui où tout est permis aux puissants.
Mais on ne peut pas non plus considérer que notre époque traduise, en toutes matières, un Progrès par rapport au 18ème siècle. Ce serait négliger des pans entiers de sa culture et de sa splendeur.
Jamais peut-être, l'effervescence et intellectuelle et la liberté de pensée n'ont été aussi puissants qu'à cette époque. Le 18ème siècle, c'est tout de même l'esprit des Lumières, l'affirmation de l'individu qui, guidé par le pouvoir de la Raison, prend en main son Destin en s'affranchissant de l'ordre divin. C'est énorme, plus rien n'est immuable, c'est l'entrée de l'humanité dans l'Histoire, le bouleversement continu et la démocratie. Diderot, Voltaire, Rousseau, ça n'est pas rien, il y a bien eu un "admirable 18ème siècle".
Et puis le 18ème siècle, c'est aussi celui d'une extrême civilité des relations sociales qui voit se développer l'art de la conversation, du mot d'esprit et surtout de l'écriture. Jamais on n'a aussi bien écrit qu'au 18ème siècle pas seulement dans la grande littérature mais aussi dans les simples lettres entre particuliers. En regard, on fait aujourd'hui figure d'analphabètes avec nos SMS, nos mails et notre "écriture plate".
Ce raffinement de l'expression verbale se retrouve dans l'état des mœurs et notamment dans les relations amoureuses. Rien n'est lourd, rien n'est pesant, c'est la recherche du seul plaisir qui doit nous guider. On peut aimer profondément quelqu'un tout en le trompant par ailleurs, effrontément, avec de multiples partenaires. Ca n'a d'ailleurs généralement pas de conséquences. La pire des choses, c'est d'être une personne jugée insignifiante, de ne pas faire rêver, de ne pas être désiré. Il faut, à tout prix, séduire.
La liberté des mœurs n' a peut-être jamais été aussi importante que dans la France du 18ème siècle. C'est pour cette raison qu'on a qualifié cette période de "siècle des Libertins". On pense tout de suite évidemment au Marquis de Sade, à Casanova (qui écrivait en français), à Choderlos de Laclos.
On pourra objecter que ça ne touchait que la caste très réduite des nobles. Mais non ! Les contes, nouvelles et romans libertins sont largement diffusés car innombrables avec une foule d'auteurs parfois même publiés dans la presse. Pourquoi ce succès ? Parce que l'écrivain libertin ose tout dire et que l'expérience de la sexualité intervient pour dénoncer les règles, les conventions du monde et la turpitude des Grands. L'écrivain libertin est, en fait, le premier porte-parole de la Révolution à venir. Le libertinage, c'est avant tout une remise en cause de l'ordre social. "On est dédommagés de la perte de son innocence par celle de ses préjugés", écrit Diderot.
Le 18ème siècle a donc sans doute beaucoup à nous apprendre. Parce qu'il faut bien le dire, les mentalités actuelles sont aussi éloignées que possible du siècle des Libertins. Aujourd'hui, tout est grave et sinistre, on s'interdit la joie, la plainte est notre seule expression. On s'est engagés, comme le disait Philippe Sollers, dans la voie du "contre-désir" ou de l'anti-désir. "Là règnent la défiance, les passions négatives, les opinions changeantes, l'erreur."
Les femmes ne cessent d'être choquées par les hommes et les hommes s'ennuient avec elles. Finalement, l'homme et la femme du contre-désir se répugnent l'un à l'autre. On est tellement épris de sécurité qu'on est devenus d'effroyables puritains.
Quel espoir d'en sortir ? Je ne suis, malgré tout, pas totalement pessimiste. Pourquoi ? Parce que les femmes sont toujours fatales.
Tableaux de Dorothea Tanning, Dora Maar, Mildred Burton, Remedios Varo, Leonor Fini, Toyen, Paula Rego, Valentine Hugo. Des femmes qui ont porté, au 20ème siècle, l'expression sexuelle à une forte intensité mais qui sont aujourd'hui des figures un peu oubliées. Est-ce un symptôme du nouveau puritanisme ambiant ?
Un post qui me correspond bien mais j'ai quand même l'impression de plaider pour une cause dès aujourd'hui perdue. On évite soigneusement de poser cette question: qu'adviendra-t-il de la Passion, du Désir, dans les décennies à venir ? J'ai l'impression qu'il n'y aura plus rien à désirer parce que tout deviendra interchangeable et donc indifférent. L'amour, c'est quand même ce qui est sans prix, hors échange marchand.
A lire :
J'ai déjà évoqué, dans mon dernier post, Philippe Sollers qui se réclame du 18 ème siècle.
Il en va de même pour Chantal Thomas (rien à voir avec l'une de mes marques de lingerie préférées qui s'écrit d'ailleurs avec deux s), une écrivaine que j'aime beaucoup. Je conseille en particulier : "Un air de liberté - Variations sur l'esprit du 18ème siècle", "L'échange des princesses". Et puis ses essais sur Sade et Casanova.
Benedetta Craveri : "L'âge de la conversation" et "Les derniers libertins". Une grande essayiste italienne, une référence.
A titre plus personnel, je considère qu'il faut absolument avoir lu: "Jacques le Fataliste et son maître" de Diderot, "Les liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos, "Les romans et contes" de Voltaire", "Juliette ou les prospérités du vice" du Marquis de Sade.
On peut ajouter "Point de lendemain" de Vivant Denon, "Manon Lescaut" de Prévost, "Les égarements du cœur et de l'esprit" de Crébillon, "Félicia ou mes fredaines" de De Nerciat.
On trouve enfin, dans les collections "la Pléiade" et "Bouquins" d'excellentes anthologies des écrivains libertins du 18 ème.