"Une chambre à soi", c'est l'un des bouquins les plus célèbres de Virginia Woolf. C'est surtout un manifeste féministe dans le quel elle exprime la revendication d'un espace d'intimité et de liberté pour les femmes sans le quel elles ne peuvent ni créer ni trouver une identité.
Je crois qu'elle met bien l'accent sur ce besoin qu'on éprouve tous et toutes d'intimité et de lieu réservé. C'est pourtant complétement contraire à l'idéologie moderne. En France, j'ai ainsi remarqué qu'on considérait qu'un couple harmonieux, un couple réussi, devait absolument tout partager et notamment la chambre. L'amour fusionnel, c'est considéré comme le modèle idéal. Par rapport à ça, faire chambre à part, c'est perçu comme quelque chose de très grave, le symptôme d'une mésentente profonde.
On admet tout de même le droit à un bureau. Mais il ne s'agit que d'un bureau de travail et, surtout, celui-ci est réservé, dans 90 % des cas, à Monsieur. Madame, elle, s'en passe généralement. Elle n'aurait pas besoin de ça.
La trop grande intimité avec un partenaire, personnellement je déteste. Mes amants, je leur demande de s'éclipser après qu'on ait fait l'amour. Je n'aime pas dormir avec eux, je n'aime pas leurs odeurs, leurs bruits, leurs excrétions. Et je déteste qu'on m'examine, qu'on me tripote trop, qu'on inspecte mes petites culottes et mes petits défauts, je juge ça humiliant. Je tiens à toujours garder une certaine distance, je ne veux pas qu'on se dise qu'on m'a eue, qu'on m'a complétement tapée. Je suis tout de même une vampire, c'est moi qui suis à la manœuvre.

Pas question donc que quelqu'un cherche à s'installer chez moi et surtout qu'il commence à mettre son nez dans mes petites affaires. On parle beaucoup d'"emprise" aujourd'hui aujourd'hui mais, à mes yeux, ça va bien au-delà de ce manipulateur pervers, style Gabriel Matzneff, qui séduirait d'innocentes jeunes filles. C'est aussi, et surtout, cette conception, dite moderne, du couple selon la quelle on devrait tout se dire, ne rien se cacher, ne jamais se mentir et, enfin, absolument tout partager, notamment l'espace et les lieux de vie. Ce culte de la transparence et de la sincérité, c'est vraiment la "Grande Emprise" étendue à l'ensemble de la société.

Je trouve ça complétement ravageur et pourtant même les plus passionnées féministes ne parlent jamais de cela. Mais que peut-il rester de notre identité, de notre singularité, quand on est privées de la possibilité d'une intimité, quand on doit vivre exclusivement sous le regard continuel d'un autre ? On ne peut que s'étioler inexorablement, s'appauvrir et devenir bête et conformiste.
Le droit des femmes à avoir une chambre à soi, un espace de liberté individuelle, j'estime que ça demeure complétement d'actualité. Et ça concerne d'ailleurs aussi les hommes.

Je suis très sensible à ça d'autant que, sous le système communiste, ce droit était totalement ignoré. Il fallait s'entasser, à plusieurs familles, dans un appartement communautaire, une kommunalka. On n'imagine pas les ravages de cette cohabitation forcée: toutes les petites haines, toutes les mesquineries, toutes les vengeances et rétorsions qui pouvaient s'exercer.
Je déteste, je hais, absolument Poutine mais, parfois, j'arrive à comprendre le monstre froid qu'il est devenu. Son absolue insensibilité, sa vision de la Loi comme celle du plus fort, son conformisme et son puritanisme affichés. Jusqu'à un âge avancé, il a en effet vécu dans l'un de ces effroyables appartements communautaires et sa seule possibilité d'évasion, c'était d'aller traîner dans les rues de Saint-Pétersbourg avec des petits voyous comme lui.

Et comment, dans de telles conditions, développer une relation sentimentale et faire l'amour ? Mes parents me racontaient qu'ils allaient dans de petites datchas à la campagne ou, mieux, qu'ils faisaient des croisières fluviales au cours des quelles ils pouvaient louer une cabine.
Moi, j'ai largement échappé à ça, j'ai même eu la chance d'avoir une chambre d'ado. J'ai vécu ça comme une chance, un privilège extraordinaire. J'y entassais mon bordel propre qu'il n'était surtout pas question de déranger. Une vraie tanière dans la quelle je diffusais "mes musiques" à fond et que je décorais d'images "subversives". Il était bien sûr interdit d'y rentrer d'autant que j'y expérimentais mes looks improbables (du "noir de chez noir" contrastant avec un visage livide). Je n'y recevais que ma sœur mais c'était pour rivaliser dans la provocation. On essayait mille fringues et, évidemment, on picolait pas mal.

Qu'est-ce qu'on devait être "chiantes" pour notre pauvre mère. On était tout le temps à ressasser nos histoires de cul, de look et d'addictions. Et que dire de notre arrogance: on était complétement mégalos, on se considérait comme des "suicidées de la société". Ridicule évidemment mais je considère néanmoins que cette période a été décisive dans ma vie: j'étais bien sûr infecte mais ça m'a permis de me construire, de ne pas être écrasée par les conventions, de devenir celle que je suis.

Voilà pourquoi je ne cesse de proclamer aujourd'hui, en faveur des femmes, ce droit trop souvent oublié: celui de disposer d'un espace pour elles, qui leur soit réservé et où elles peuvent s'isoler. Ce droit leur est, plus moins, reconnu tant qu'elles sont adolescentes et jeunes filles mais dès qu'elles deviennent épouses et mères, c'est fini, elles doivent se fondre dans la communauté familiale. C'est comme si on effaçait, tout d'un coup, leur individualité propre, leur droit à exister un peu pour elles-mêmes.
Je trouve ça d'une violence terrible et c'est pour ça que la vie familiale me dégoûte un peu. J'aurais l'impression d'être réduite à presque "zéro". Parce que notre besoin premier, c'est tout de même bien de disposer, de temps en temps, d'un peu d'intimité pour pouvoir se reconnaître dans sa singularité.
On vit presque constamment sous le regard des autres et c'est épuisant et surtout appauvrissant. Parce que, malgré tout, on essaie de donner, de soi-même, une image conforme à l'attente de ces regards. On est, en fait, toujours en représentation devant les autres, on récite un rôle. La vie en société, ce n'est pas la sincérité et la spontanéité. Notre identité sociale, c'est la dissimulation, le faux, le mensonge. Il n'y a pas plus construits que les gens dits "normaux". De cet "échafaudage" de notre personnalité, de ce formatage, on a besoin de sortir, de souffler, de se réinventer.
Se soumettre aux injonctions de la masse, ça aide à vivre mais c'est aussi très réducteur. Mais quand on est enfin seule, il n'est plus nécessaire de minauder devant les autres. Et la plus grande satisfaction, c'est alors de goûter une période durant la quelle on peut s'aimer soi-même.
Les femmes vivent souvent, en effet, par rapport à une image idéalisée d'elles-mêmes, cette femme parfaite qu'elles ne peuvent jamais devenir. Au point d'en venir à se déprécier, se détester. C'est la tyrannie de la beauté, c'est la ravageuse souffrance narcissique. Mais on le sait aussi, les femmes ne se plient jamais complétement au réel et sont d'infinies rêveuses. On est toutes des Emma Bovary. On est perpétuellement insatisfaites, on rêve toutes d'autre chose. Mais l'insatisfaction, ça ne vous enferme pas forcément dans la complainte, c'est aussi un formidable moteur, ce qui vous permet d'aller sans cesse de l'avant.
Quand je suis seule, délivrée de toutes les petites humiliations et vexations quotidiennes, je me mets ainsi à divaguer, je me laisse aller, je m'invente le cours d'un autre destin, me raconte un autre roman. Et puis, je me déshabille et me contemple, avec étonnement, dans un grand miroir.
Je dialogue avec moi-même puis j'essaie d'autres masques: d'autres coiffures, d'autres maquillages, d'autres vêtements. C'est, évidemment, grotesque mais je crois qu'on a toutes besoin de réamorcer, sans cesse, sa pompe à rêves, de se tester en autre femme. Et le chemin le plus simple, c'est l'apparence parce que, quoi qu'on en dise, "le plus profond, c'est la peau".
Pas de plus grande satisfaction que de se sentir une autre. Plus j'ai l'impression d'être contradictoire et changeante, plus ça me procure de plaisir. Etre là où on ne m'attend pas, faire ce dont on ne me croyait pas capable, voilà ce qui me motive. Parce qu'au fond, c'est bien ça la mécanique du désir féminin. Les hommes en tant que tels, ce n'est pas la première préoccupation. Ce qui est plutôt en jeu, c'est la cage dans la quelle l'ordre social prétend enfermer notre identité: l'épouse, la mère, l'amante.
La guerre des sexes, j'y crois et ça fait d'ailleurs le sel de la vie. Un monde sans cette querelle fondatrice, ce serait sinistre, épouvantable. Mais il n'est rien de plus déprimant, y compris pour les hommes, que ces rôles exemplaires imposés aux femmes. Comment se sentir concernées alors qu'on se vit plutôt en aventurières ? Qu'on a toujours besoin de se sentir autres. Que ce qui nous fascine, c'est ce qui nous déstabilise, nous met en danger? Que ce qui est recherché, c'est la dispersion de notre identité, la perte de soi-même, l'abîme qui ouvre accès à une espèce d'infini.
C'est à tout cela, à toutes ces choses dont on ne parle jamais dans la vie ordinaire, que l'on peut rêver dans une chambre à soi.
Avec des images notamment de Pablo PICASSO, Pierre BONNARD, Alfons KARPINSKI, Edgard DEGAS, MAN RAY, Edouard VUILLARD, Henri de TOULOUSE-LAUTREC, Jane GRAVEROL (1905-1984, grande peintre surréaliste belge trop méconnue).
Mes conseils de lecture:
- E.J. LEVY: "Le médecin de Cape Town". Un extraordinaire récit d'émancipation basé sur une histoire vraie. On est en Irlande au tout début du 19ème siècle. Margaret Brackley se passionne alors pour la médecine. Mais comment l'exercer quand on est une femme ? Elle décide alors d'emprunter une identité masculine et devient un grand chirurgien marquant l'histoire de la profession. Une trajectoire extraordinaire. Et une interrogation passionnante : comment vivre dans le scandale et le secret ?
- Hélène FRAPPAT: "Trois femmes disparaissent". On a tous vu "Les oiseaux" d'Alfred Hitchcock et on a tous en mémoire son actrice principale: la blonde et sophistiquée Tippi Hedren. Elle a eu une fille, Melanie Griffith, et une petite-fille, Dakota Johnson. Toutes les trois ont été des super stars d'Hollywood mais des stars très éphémères. Elles n'ont pu résister à l'effrayante maltraitance cinématographique et patriarcale de l'époque. Un livre troublant qui dévoile la sombre personnalité d'Hitchcock.
Je préciserai enfin qu'en matière d'émancipation, je me sens, bien sûr, inspirée par de nombreuses femmes-écrivains. Mais je ne me reconnais absolument pas dans les figures traditionnellement proposées en France: Colette, Simone de Beauvoir, Annie Ernaux. Quelque chose me rebute en elles, je les trouve sinistres, au point que je ne les ai quasiment pas lues.
Mes modèles, ce sont plutôt: Ann RADCLIFFE, Mary SHELLEY, les sœurs BRONTË, Virginia WOOLF, Karen BLIXEN.
Il ne faut pas seulement lire les bouquins de ces femmes, il faut aussi s'intéresser à leur biographie. Chacune est incroyable, ahurissante, d'une souveraine liberté.