L'emprise, c'est devenu la grande tarte à la crème de la psychologie victimaire. Ce serait l'irruption d'un autre qui nous imposerait son désir et sa volonté. Ca permet d'embrayer tout de suite en agitant cette bouteille à l'encre du consentement, un consentement forcément contraint.
Sauf qu'il ne s'agit pas d'un événement exceptionnel, accidentel. Chacun de nous se construit plutôt, tout au long de sa vie et depuis sa plus petite enfance, au travers de situations successives d'emprise. Parfois, tout à coup, on se met à accrocher, littéralement, avec quelque chose, avec quelqu'un. C'est, soudainement, une lumière, un regard, un visage, une voix qui semblent s'adresser à vous. Le monde devient hanté. Ce sont de grands coups de flash qui tout à coup illuminent votre vie la plus quotidienne.
Je suis moi-même très sensible à ça. Dans la rue, dans le métro, dans un café, je suis, parfois, subitement fascinée par quelqu'un, un homme, une femme. Ca ne s'explique pas, ce n'est, souvent, pas leur allure générale mais un simple détail qui m'attire en eux. J'ai alors envie de tout de suite les interpeller, leur adresser la parole.
Ou bien, de manière plus triviale, c'est une simple musique, porteuse de réminiscences, qui me plonge dans une sorte d'euphorie. Parfois aussi, c'est un simple objet, totalement inutile, pour lequel je suis, subitement, prise d'une fièvre acheteuse.


Le monde n'est pas neutre, indifférent. Il est fait de signes qui me parlent, m'interpellent, qui ont une force d'attraction, d'"emprise". Je me sens emportée par un effet d'aspiration: c'est bien sûr la puissance de lambeaux de souvenirs et d'émotions mais qui me parviennent confusément sans que je puisse les reconstituer. Mais c'est parfois suffisant pour qu'il m'arrive de passer à l'acte, malgré ma timidité, mes réserves et appréhensions. Evidemment, dans 99 % des cas, je suis très rapidement déçue.


Mais la déception me fait, curieusement, du bien, elle m'apaise. Elle m'a appris quelque chose, elle m'a permis de mesurer la distance entre le rêve et la réalité. Parce que c'est de cela que l'on souffre : on ne cesse de contourner le réel, on invente mille subterfuges pour éviter de se le prendre dans la figure. Quand on parvient à comprendre qu'il est forcément décevant et qu'il faut s'en accommoder, alors on se sent mieux psychologiquement. On a gagné en lucidité.


C'est toujours à travers la médiation d'un autre qu'on découvre le monde. Notre éducation, elle se fait à force d'accrochages, d'étayages, avec un tiers. Ca débute avec notre mère quand on est petit enfant. C'est elle qui nous aide à appréhender le monde dans le quel nous venons d'être projetés, elle qui nous aide à l'identifier, le nommer (par l'accès au langage), qui nous guide dans l'apprentissage de nos besoins et de notre satisfaction.
Le problème, c'est qu'il faut aussi savoir décrocher de sa mère, de l'autre. Accrochages, décrochages, emprises, (dés) emprises, c'est ça qui doit rythmer notre vie. Il faut être capables de brûler ce que l'on a adoré.
Parce que le risque, c'est l'intrusion complète de l'Autre en vous, au point qu'il vous dévore ou que vous n'ayez plus d'autonomie propre. Je me sens bien incapable de porter un jugement sur l'affaire Gabriel Matzneff / Vanessa Springora, qui a tant fait couler d'encre, mais il me semble qu'elle était soumise à une double emprise. Celle exercée par Matzneff, bien sûr, mais aussi celle exercée par sa mère qui retirait une satisfaction, par procuration, de cette relation. Et Vanessa Springora, elle-même, ne s'identifiait-elle pas à sa mère ?
On vit une époque étrange. On hurle contre les relations incestueuses et la pédophilie mais, en même temps, on ne cesse d'effacer les frontières entre les générations. C'est le temps des parents copains à qui on peut tout raconter, tout dire, et qui, en retour, se confient à vous, vous font part de leurs déboires et démêlées. On vit dans une espèce d'obscénité familiale généralisée.
Cette fausse intimité est probablement destructrice. Comment se dépêtrer de ses parents, conquérir son autonomie, dans une telle ambiance ? On vit sous leur emprise, on en devient les jouets précieux, les petites merveilles, qui ont pour mission de réparer, par procuration, tous leurs échecs.
Sur ce point, j'ai reçu une éducation à l'ancienne, celle de la vieille Europe Centrale. Je n'ai jamais rien su et, surtout, jamais voulu rien savoir de la vie intime, personnelle, sentimentale de mes parents. Et de mon côté, je ne leur racontais surtout rien de mes nombreuses aventures. Quant à mes ancêtres, grands parents et autres, je m'en suis toujours fichue complétement. La généalogie, l'héritage, ce n'est pas pour moi.
Mais c'est comme ça que j'ai vite conquis mon indépendance. Moi et ma sœur, dès le début de l'adolescence, on est devenues de "sales gosses" qui n'en faisaient qu'à leur tête et critiquaient tout. Des "pas gentilles", des indociles. Qui à tout instant, s'amourachaient de quelque chose, de quelqu'un.
C'était une vraie compétition entre ma sœur et moi: les copains, copines, amants, ça défilait. C'était à celle qui en aurait le plus. Ca nous a rendues cruelles et sans doute infectes, arrogantes, quand on jetait, sans ménagement, les autres. Mais finalement, on était, peut-être, des filles libres: l'emprise, on n'a jamais trop connu ça ou, simplement, de manière provisoire. Notre problème, c'est qu'on était incapables de se fixer sur quelqu'un: sitôt conquis, sitôt déçues. D'éternelles insatisfaites ...
Mais les conquêtes, ça nous a tout de même beaucoup appris. Savoir d'abord qu'on était désirables, qu'on échappait à la malédiction de la fille moche, c'était d'abord rassurant. Mais il fallait aussi savoir séduire au-delà de son apparence physique. Parce que c'est là, sur un plan plus intellectuel, que se jouent les véritables rapports de pouvoir et de domination entre les sexes.
La vie sentimentale, c'est une véritable éducation, c'est aussi important que la formation scolaire. Il faut avoir des tocades mais il faut aussi savoir s'en déprendre.
C'est particulièrement important pour les filles qui rencontrent toutes, dès leur plus jeune âge, un loup ou un tyran prêts à les dévorer (le Petit Chaperon Rouge et Barbe Bleue). Mais les garçons, aussi, rencontrent, presque dès le départ un loup ou un tyran : le père castrateur qui les inhibe complétement (Kafka et autres), qui les rend inadaptés.
Les flatteries, ça a toujours éveillé ma méfiance et j'ai toujours détesté cette idée d'être, éventuellement, le double de quelqu'un. Et puis, le fait d'être, malgré tout, "étrangère" m'a quand même inculqué cette conviction que je ne pouvais quand même pas être le miroir d'un autre.
C'est peut-être pour cette raison que j'ai toujours aimé le Petit Chaperon Rouge qui incarne une forme de désobéissance civile et amoureuse en se promenant librement dans la forêt sans craindre les loups cauteleux. Et le petit chaperon rouge vit sans crainte parce qu'elle est, elle-même, une rouée.
Le Marquis de Sade avait bien vu le problème: "Il n'est d'infamie que le loup n'invente afin de capturer sa proie", écrit-il. Comment, dès lors, ne pas finir dans le lit du loup ? Il n'y a que deux stratégies possibles. La première consiste à se résigner à sa condition de victime (ça a donné "Justine ou les malheurs de la vertu"). La seconde à devenir maîtresse de sa propre destinée ("Juliette ou les prospérités du vice").
Il faut savoir se montrer encore plus rusée que le loup et le tyran. Et à cette fin, apprendre à mentir. J'aime beaucoup ce titre d'une nouvelle d'Aragon: "Le mentir-vrai". Il y a dans le mensonge une vérité plus grande que dans le réel. Marcel Proust avait bien compris cela: l'artiste est un menteur.
Mais j'en suis convaincue, pour construire son identité, pour conquérir une liberté, il faut parvenir à se soustraire à l’oppression de la réalité et de la vérité. Il faut pouvoir rêver et mentir. C'est comme ça qu'on peut battre, sur leur terrain propre, les loups et les tyrans et s'en dépêtrer . Et du reste, les femmes les plus séduisantes ne sont-elles pas les plus énigmatiques ?
Parce que le risque, c'est l'intrusion complète de l'Autre en vous, au point qu'il vous dévore ou que vous n'ayez plus d'autonomie propre. Je me sens bien incapable de porter un jugement sur l'affaire Gabriel Matzneff / Vanessa Springora, qui a tant fait couler d'encre, mais il me semble qu'elle était soumise à une double emprise. Celle exercée par Matzneff, bien sûr, mais aussi celle exercée par sa mère qui retirait une satisfaction, par procuration, de cette relation. Et Vanessa Springora, elle-même, ne s'identifiait-elle pas à sa mère ?
On vit une époque étrange. On hurle contre les relations incestueuses et la pédophilie mais, en même temps, on ne cesse d'effacer les frontières entre les générations. C'est le temps des parents copains à qui on peut tout raconter, tout dire, et qui, en retour, se confient à vous, vous font part de leurs déboires et démêlées. On vit dans une espèce d'obscénité familiale généralisée.
Cette fausse intimité est probablement destructrice. Comment se dépêtrer de ses parents, conquérir son autonomie, dans une telle ambiance ? On vit sous leur emprise, on en devient les jouets précieux, les petites merveilles, qui ont pour mission de réparer, par procuration, tous leurs échecs.
Sur ce point, j'ai reçu une éducation à l'ancienne, celle de la vieille Europe Centrale. Je n'ai jamais rien su et, surtout, jamais voulu rien savoir de la vie intime, personnelle, sentimentale de mes parents. Et de mon côté, je ne leur racontais surtout rien de mes nombreuses aventures. Quant à mes ancêtres, grands parents et autres, je m'en suis toujours fichue complétement. La généalogie, l'héritage, ce n'est pas pour moi.
Mais c'est comme ça que j'ai vite conquis mon indépendance. Moi et ma sœur, dès le début de l'adolescence, on est devenues de "sales gosses" qui n'en faisaient qu'à leur tête et critiquaient tout. Des "pas gentilles", des indociles. Qui à tout instant, s'amourachaient de quelque chose, de quelqu'un.
C'était une vraie compétition entre ma sœur et moi: les copains, copines, amants, ça défilait. C'était à celle qui en aurait le plus. Ca nous a rendues cruelles et sans doute infectes, arrogantes, quand on jetait, sans ménagement, les autres. Mais finalement, on était, peut-être, des filles libres: l'emprise, on n'a jamais trop connu ça ou, simplement, de manière provisoire. Notre problème, c'est qu'on était incapables de se fixer sur quelqu'un: sitôt conquis, sitôt déçues. D'éternelles insatisfaites ...
Mais les conquêtes, ça nous a tout de même beaucoup appris. Savoir d'abord qu'on était désirables, qu'on échappait à la malédiction de la fille moche, c'était d'abord rassurant. Mais il fallait aussi savoir séduire au-delà de son apparence physique. Parce que c'est là, sur un plan plus intellectuel, que se jouent les véritables rapports de pouvoir et de domination entre les sexes.
La vie sentimentale, c'est une véritable éducation, c'est aussi important que la formation scolaire. Il faut avoir des tocades mais il faut aussi savoir s'en déprendre.
C'est particulièrement important pour les filles qui rencontrent toutes, dès leur plus jeune âge, un loup ou un tyran prêts à les dévorer (le Petit Chaperon Rouge et Barbe Bleue). Mais les garçons, aussi, rencontrent, presque dès le départ un loup ou un tyran : le père castrateur qui les inhibe complétement (Kafka et autres), qui les rend inadaptés.
Les loups et les tyrans sont rusés, cauteleux, menteurs. Et les loups et tyrans doucereux sont les plus dangereux. Ils séduisent en donnant l'illusion à l'autre qu'ils ont besoin de lui et qu'ils sont, en sa compagnie, dans une relation double, entièrement partagée: on est les mêmes, on voit les choses exactement de la même manière, affirment-ils. Et l'autre est entièrement disposé à croire ça. Se sentir reconnu, ça lui donne une petite assurance, ça conforte son narcissisme même si ça se fait au prix de l'abandon de sa liberté. On préfère souvent une trompeuse sécurité à l'angoisse et aux doutes sur soi-même. C'est en exploitant cette fragilité que se forgent les dictatures et les situations d'emprise.
Les flatteries, ça a toujours éveillé ma méfiance et j'ai toujours détesté cette idée d'être, éventuellement, le double de quelqu'un. Et puis, le fait d'être, malgré tout, "étrangère" m'a quand même inculqué cette conviction que je ne pouvais quand même pas être le miroir d'un autre.
C'est peut-être pour cette raison que j'ai toujours aimé le Petit Chaperon Rouge qui incarne une forme de désobéissance civile et amoureuse en se promenant librement dans la forêt sans craindre les loups cauteleux. Et le petit chaperon rouge vit sans crainte parce qu'elle est, elle-même, une rouée.
Le Marquis de Sade avait bien vu le problème: "Il n'est d'infamie que le loup n'invente afin de capturer sa proie", écrit-il. Comment, dès lors, ne pas finir dans le lit du loup ? Il n'y a que deux stratégies possibles. La première consiste à se résigner à sa condition de victime (ça a donné "Justine ou les malheurs de la vertu"). La seconde à devenir maîtresse de sa propre destinée ("Juliette ou les prospérités du vice").
Il faut savoir se montrer encore plus rusée que le loup et le tyran. Et à cette fin, apprendre à mentir. J'aime beaucoup ce titre d'une nouvelle d'Aragon: "Le mentir-vrai". Il y a dans le mensonge une vérité plus grande que dans le réel. Marcel Proust avait bien compris cela: l'artiste est un menteur.
Mais la vérité peut-être effroyablement destructrice. Si on dit tout, si on ne cache rien, on n'a plus d'intimité, d'identité. On n'est plus qu'un mort-vivant, une simple mécanique, vivant sous la domination du regard des autres.
Mais j'en suis convaincue, pour construire son identité, pour conquérir une liberté, il faut parvenir à se soustraire à l’oppression de la réalité et de la vérité. Il faut pouvoir rêver et mentir. C'est comme ça qu'on peut battre, sur leur terrain propre, les loups et les tyrans et s'en dépêtrer . Et du reste, les femmes les plus séduisantes ne sont-elles pas les plus énigmatiques ?
Images de Katrien de BLAUWER, Francesco del COSSA, Francisco PAGANI, Francisco de ZURBARAN, Rafaele SANZIO, Marc BURCKHARDT, Paul LAURENZI, François BOUCHER, Félix LABISSE, Siegfried HANSEN.
Dans le prolongement de ce post, je recommande :
- Alain FERRANT: "Les dédales de l'emprise - Entre tyrannie et création". C'est surtout un bouquin de psychanalyse mais clair et sans jargon. Et le bouquin débouche sur quelques analyses littéraires intéressantes: Maupassant, Céline, Cendrars, K Dick.
- Alberto MANGUEL: "Monstres fabuleux". Manguel est un extraordinaire bibliophile et critique littéraire. Il évoque ici Dracula, Alice, Faust, Don Juan, les contes. C'est, à chaque fois, éblouissant. C'est plein d'enseignements pour nous guider sur le chemin de la vie. Ca vient de paraître en poche.
- Philippe SOLLERS, Julia KRISTEVA: "Du mariage considéré comme un des Beaux Arts". La vie commune de l'un des couples les plus singuliers de la littérature et de la pensée critique française. Un couple formé de deux étrangers: une différence nationale doublée de la différence radicale de l'homme et de la femme. Il s'agit de permettre que l'autre soit aussi étranger que vous-mêmes.
- Elitza GUEORGUIEVA: "Odyssée des filles de l'Est". Elitza est née en Bulgarie (mais écrit en français). Elle s'était déjà fait remarquer avec un premier livre burlesque : " Les cosmonautes ne font que passer". Ici, elle évoque les destins parallèles d'une étudiante et d'une prostituée bulgares en France. C'est drôle et acide. Je me suis tout à fait reconnue là-dedans. Mais je me demande ce que peuvent en penser des lecteurs français.