Parmi mes bizarreries, il y a sans doute mes horaires "décalés". Je suis souvent à pied d'œuvre dès 3 heures du matin et je me mets aussitôt à fureter, m'activer. Et 3 heures, c'est le début de la vraie nuit: si l'on sort dans la ville, on est à peu près sûrs de ne croiser absolument personne. Ca explique probablement que je n'ai pas encore pu trouver d'âme compatible. Mais c'est un mode de vie auquel je tiens absolument: "mes nuits sont plus belles que vos jours" dit-on.
Notre rapport au sommeil, ça dit, en fait, beaucoup de nous-mêmes. Je trouve ainsi significatif que, dans la littérature contemporaine, absolument plus personne n'ose évoquer ses rêves ou son sommeil. Un écrivain peut d'ailleurs être sûr que s'il fait cela, son lecteur va se dépêcher d'en sauter le récit. On ne connaît plus que la vie éveillée aujourd'hui.
Et puis, il y a évidemment Freud dont le livre fondateur ( paru significativement en 1900, année charnière) est "L'interprétation du rêve".
Le rêve est l'une des productions les plus signifiantes de nos vies, souligne Freud. Il est même "la voie d'accès royale à l'inconscient". La vulgate affirme que nos rêves sont l'expression de nos désirs profonds. Ils seraient donc généralement de "beaux rêves" aimables et plaisants. C'est, en fait, plus compliqué et moins agréable : les rêves sont à l'image de la condition humaine, ils ne sont pas heureux. Ils sont même "torturants" et pleins d'angoisse car ils traduisent surtout le sentiment de culpabilité que nous éprouvons vis-à-vis de nos impulsions et désirs.
On ne se sent jamais bien après un rêve, presque déchirés par le sentiment de faute qu'il charrie. On n'est pas des gens simples en fait. On n'a pas une personnalité monobloc. On est toujours tiraillés par des exigences contradictoires, on vit un conflit intérieur permanent. Notre identité, elle est toujours double et duplice.
Mais la modernité n'admet pas du tout ça. La modernité, c'est "la transparence" et les choses univoques. Les états d'âme, la vie nocturne et ses tourments, ça n'est donc pas une préoccupation. On a ainsi évacué tous les problèmes du sommeil. Ou plutôt, on les a simplifiés. Bien dormir, ça relèverait d'abord d'une bonne hygiène de vie. Mais ça se révèle, bien sûr, une thérapie inefficace. Et d'ailleurs, un Français sur trois dit mal dormir et 10 millions d'entre eux ont recours aux somnifères.
A travers l'insomnie, on cherche bien à échapper à quelque chose. Mais ce quelque chose, qui nous tourmente et nous empêche de dormir, il est devenu quasiment impossible d'en parler aux autres, de l'exprimer.
Alors, on préfère s'abrutir de somnifères et rejeter le sommeil comme un élément perturbateur et secondaire de nos vies. On adopte le train-train de la vie laborieuse, celle qui ne connaît que la vie diurne et valorise les individus francs et directs, tous ceux qui n'ont que de bonnes pensées. Le repoussoir, ce sont les gens "pas clairs", "pas nets", tous ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent ni qui ils sont.
Je rentre évidemment dans cette dernière catégorie. Je préfère l'ombre et le flou à la transparence. La nuit au jour. Et je ne suis d'ailleurs pas une insomniaque même si je dors peu. Parce que j'ai su affronter les monstres qui m'ont rendu visite durant mon sommeil, je m'éveille toujours avec les idées claires et je carbure aussitôt à plein.
J'en tire deux enseignements :
- d'abord que l'on n'éprouve jamais d'amour parfaitement normal. Un amour normal, ce serait celui où le courant tendre, affectueux, romantique, coïnciderait avec le courant sensuel, érotique. Mais ça ne se présente, en fait, jamais comme ça, ça ne colle jamais complétement. En réalité, on est presque tous incapables d'aimer parce qu'on est enfermés dans une terrible contradiction: là où on aime, on ne désire pas et là où on désire, on n'aime pas (Freud, "L'homme aux loups").
On ne se sent excités que par des personnes que l'on n'aime pas. Probablement parce que pour désirer, il faut en même temps haïr et qu'en général, on ne hait point ceux que l'on aime. C'est cela qui ressurgit dans nos rêves. Le Grand Amour, ça n'est d'ailleurs qu'une projection sur l'autre de notre propre idéal narcissique. C'est nous-mêmes, en mieux, que l'on croit percevoir chez l'autre. Et ça explique que, dans cet amour que l'on croit partagé, chaque satisfaction érotique est suivie d'une diminution de l'idéalisation de l'autre. La tendresse initiale, elle a vite fait de disparaître. C'est pourquoi, on dit que la chair est triste. C'est pourquoi aussi, il vaut peut-être mieux ne pas avoir de relations sexuelles avec les personnes que l'on aime. Les plus beaux amours, ce sont les amours distants.
- en second lieu, nos rêves nous font éprouver notre part d'immortalité. Immortalité, en ce sens que le passé n'est jamais définitivement séparé, expurgé de nous, et qu'on peut le retrouver.
On a tendance à croire, en effet, que l'on vit simplement dans le présent, dans l'ici et le maintenant. Et que tout s'efface, au fur et à mesure de nos vies. Ce sont les sentiments d'irréversible et de nostalgie.
Mais on découvre que tout ce que nous avons vécu émotionnellement, même et surtout dans notre petite enfance, n'est jamais entièrement perdu. C'est au point que Freud affirme que "l'inconscient ignore le temps" et que rien ne s'y efface jamais. De notre passé, nous conservons ainsi une multitude d'"impressions", de traces sensorielles qui viennent frapper au seuil de notre conscience: le chant de la pluie, l'intensité des couleurs, la première illusion d'un regard.
Les Impressionnistes ont bien traduit cela. Et Marcel Proust a décrit cette effraction du passé sous le registre de la joie. Sigmund Freud l'a plutôt associée à une angoisse originaire. Mais ce qui est important, c'est cette imbrication étroite du passé et du présent dans nos vies. Sans cesse, le passé, tout mon passé, s'invite à la table de ma vie quotidienne et colore celle-ci d'une étrange tonalité, affective, sensuelle. Il nous appartient de lui faire bon accueil. C'est cela qui est à l'origine de l'Art et fait la beauté de la vie.
Tableaux de Rafal OLBINSKI, Marc CHAGALL, Odilon REDON, Yves KLEIN, Paul KLEE
Je recommande:
- Jean-Yves TADIE: "Le lac inconnu - Entre Proust et Freud". Innombrables sont les points de rencontre entre Proust et Freud: le rêve, les signes du corps, la mémoire, le temps, la mort, la jalousie. Un bref essai par le grand spécialiste de Proust.
- Mircea CARTARESCU: "Solénoïde". Une brique de 800 pages parue en 2019. Un livre monstre du grand écrivain roumain (nobélisable). Un long, très long, rêve-cauchemar. Un bouquin monumental dans l'ombre de Kafka et de Borges. Mais je reconnais qu'il faut vraiment s'accrocher pour parvenir à aller jusqu'au bout de ce bouquin ultra-déprimant.
- Lola GRUBER: "Horn venait la nuit". L'un des grands livres de ce début d'année. Comment nous sommes hantés par l'histoire, la vie de nos familles, de tous ceux qui nous sont, à la fois, si proches et si lointains. Le réel se tisse sans cesse du souvenir et de ses marques. Un bouquin qui se passe en Moravie (République tchèque), en Slovaquie et en Hongrie.
Au cinéma, je recommande, sur ces thèmes de la nuit, du rêve et du temps : "La bête" de Bertrand Bonello (Le grand film de ces derniers mois) et "Vampire humaniste cherche suicidaire consentant" de la cinéaste québécoise Ariane Louis-Seize (incroyable de s'appeler comme ça). Ce dernier film (qui n'est pas un film d'horreur) est vraiment original et pose plein de questions essentielles notamment celle-ci: toutes les sociétés reposent sur le crime.