samedi 26 octobre 2024

Bureaucrates du Mal

 

Parmi les questions à propos des quelles je me sens le plus en décalage avec la société française, il y a celle des horreurs de l'Histoire: la seconde guerre mondiale, le nazisme, le stalinisme. Ca ne cesse de me hanter: je compulse les biographies des dirigeants nazis et de leurs exécutants, j'essaie de comprendre comment on a pu arriver à ça en toute bonne conscience. Il en va de même pour l'URSS et ses camps.

Inutile de dire qu'en France, avec mes collègues et interlocuteurs, je passe pour complétement timbrée. C'est entièrement passé à la trappe. Combien d'amants m'ont déclaré que je n'étais vraiment pas drôle, sinistre même, et que je devais être carrément morbide pour m'intéresser à ces vieilleries ! C'est peut-être mon origine Europe Centrale (là-bas, on continue de parler de ça) mais c'est vrai que je ne suis pas une rigolote et que mon côté sombre exerce, insidieusement, une pression sur les autres.

Cette tendance à effacer, mettre hors champ, ce qui dérange, ça se manifeste aussi aujourd'hui avec la guerre en Ukraine. J'ai bien compris que ça lassait sérieusement l'opinion occidentale. Quel casse-pieds ce Zelensky, toujours à mendier une aide; y'en a marre, il nous coûte la peau des fesses, on est obligés de se restreindre. Pour éviter de plomber les ambiances, de passer moi-même pour une raseuse ou une pleurnicheuse, j'ai depuis longtemps baissé le rideau et je préfère me taire.

Et c'est une attitude étrangement commune à toutes les victimes. Les victimes ne parlent pas. C'est de toute manière incommunicable. Qui peut comprendre la terreur de bombardements continus ou d'une agression physique s'il ne l'a pas lui-même vécue ? Alors, on se comporte comme si de rien n'était, comme si on s'accommodait de la situation, comme si la vie continuait de suivre son cours normal. 

Les victimes ne parlent pas mais les bourreaux et les bien-pensants, eux ils ne cessent de parler. C'est la grande différence. On connaît la formidable logorrhée d'Hitler et de ses sbires. Ou bien les longues nuits de soûleries-confessions collectives de Staline. Toujours à assommer les autres d'interminables ratiocinations leur permettant de s'auto-justifier.

Et c'est vrai que c'est efficace. Toutes les biographies des grands criminels politiques regorgent de détails montrant leur humanité: la courtoisie et la politesse d'Hitler, la prostration de Staline après le suicide de son épouse Nadejda et l'amour absolu qu'il portera ensuite à sa fille Svetlana. Et d'une manière générale, les dignitaires nazis auraient été de bons époux et, surtout, des pères aimants.

C'est évidemment déroutant et on aimerait bien que les choses soient plus simples. Que les monstres soient, incontestablement, des sadiques. Mais ça n'est pas du tout ça. Avec les monstres politiques, on se retrouve en fait en zone grise, rien de tout à fait blanc, ni de tout à fait noir. Et c'est dans cette zone grise qu'évoluent les grands criminels de l'humanité.

Hitler ou Staline n'ont jamais assisté à une exécution ni visité un camp de concentration ou un camp de travail. Contrairement à une opinion répandue, ils n'étaient pas de grands malades ou de grands pervers: c'est une fausse image qui a notamment été diffusée par le cinéma (Liliana Cavani, Luchino Visconti, Pier Paolo Pasolini, Louis Malle). 

C'est même l'exact contraire: ils étaient tout sauf des fous; leurs mentalités, leurs goûts, leurs modes de vie étaient ceux de sinistres petits bourgeois, puritains, engoncés et étriqués.

Et c'est cette absolue normalité qui est justement effrayante. Parce qu'on est tous un peu comme ça. On est tous un peu rigides. On aime bien, tous, ce qui est simple et clair, on est tous en quête d'une vie bien cadrée, réglementée, qui permettra de s'auto-absoudre sans états d'âme. Et c'est pourquoi, on fait plutôt confiance à des gens et des personnalités politiques "comme nous". Des gens normaux, pas trop compliqués, faciles à cerner. Surtout pas imprévisibles et  surprenants.

On a tous l'âme un peu bureaucrate, un peu fonctionnaire, on a tous besoin de s'appuyer sur des certitudes. Et c'est ce qui nous prédispose justement à commettre, au nom de la Loi et de l'ordre, les pires crimes et exactions. Et cela en toute bonne conscience et sans aucun remords.

C'est le thème de la banalité du Mal, aujourd'hui largement développé. Cette banalité éminemment contagieuse.

Certes, on se rassure aujourd'hui en se racontant que ça ne touche que les pays totalitaires. Mais est-ce qu'on ne vit pas, non plus, dans une complète autofiction, dans une duplicité totale ? En bref, dans le mensonge permanent. 

L'Occident se fissure, constate-t-on aujourd'hui. C'est la fin de son hégémonie, la montée des BRICS et du Sud global. Mais la menace ne vient pas seulement de l'extérieur car, en interne, l'idéal démocratique est de plus en plus contesté. 

On est maintenant atteints par une haine générale de soi et des autres. Et on se montre d'autant plus égalitariste que cette belle revendication recouvre une hostilité générale. On s'en rend compte tous les jours en ouvrant journaux et réseaux sociaux: "Fake news, complots, interprétation des faits, guerre des récits, sublimation du pire, apitoiement sur soi-même, glamour de la colère, déstabilisation du sens".

On ne sait plus qui écrit l'Histoire et qui l'emporte, de la Réalité ou de la Fiction. Chacun construit son auto-fiction, un habile tissu de mensonges. On ne cesse d'évoquer la transparence mais on est rentrés dans l'ère généralisée du Faux.

Images de Zdzislaw BEKSINSKI, Otto DIX, Piotr MLECZKO, Bronislaw LINKE

Innombrables sont les bouquins consacrés au Nazisme et au Stalinisme. Je n'évoquerai donc que les plus récents:

- Jean-Noël ORENGO: "Vous êtes l'amour malheureux du Fürher". Un livre remarquable un peu trop passé inaperçu au cours de cette rentrée littéraire d'automne. Il évoque Albert Speer l'architecte d'Hitler avec qui il a noué une relation quasi affective. En dépit de ce lien très fort, il a toujours proclamé n'avoir jamais rien su de la solution finale. "Responsable mais pas coupable" a-t-il proclamé à Nürnberg. Et ça a marché puisqu'il a échappé à la pendaison.

- Gerald L.POSNER: "Les enfants d'Hitler". Les fils et les filles des dignitaires du IIIème Reich parlent de leurs parents.

- Robert SERVICE: "Staline". C'est le bouquin de référence. Il montre surtout un Staline très complexe. D'un côté, une brute et un tyran sanguinaire. De l'autre, un érudit, grand lecteur, amateur d'Art et bon père de famille.



samedi 19 octobre 2024

Le Vide et le Plein














On dit que la Nature a horreur du vide. Et c'est vrai que cette maxime s'applique particulièrement bien à nos sociétés dites "de consommation". Tout y est organisé pour saturer nos besoins, donner assouvissement immédiat à nos désirs.

Le capitalisme, c'est un peu la religion du plein: la Grande Bouffe, le frigo débordant, l'absence de temps morts dans nos vies, l'agenda surbooké, l'activité frénétique, et aussi les addictions diverses (drogues et réseaux sociaux). Le manque, la perte, c'est ce qu'on cherche, à tout prix, à conjurer.  Le champ social, c'est devenu un grand flipper, un vaste champ pulsionnel, impulsionnel. On est tellement débordés de sollicitations qu'on ne trouve plus de temps pour simplement dormir. Glandouiller, ne rien faire, s'ennuyer, c'est proscrit.

 

On vit dans une surexcitation continuelle de la vie. On se doit de ne pas perdre une minute, d'avoir une vie pleine et entière, comme on dit. Mais cette "vie pleine" se révèle, au final, celle de zombies survoltés. C'est à ce point aigu, lancinant, la dague dans votre dos, qu'on se prend à rêver du vide. Faire le vide en soi et autour de soi, ça nous semble la solution pour évacuer tout ce stress.

Mais le vide fait peur: il nous attire, nous fascine et nous angoisse. De manière très concrète, je souffre ainsi terriblement du vertige: dès que je suis à petite hauteur, je dois faire un effort terrible pour me calmer, réfréner mon attirance et mon angoisse. 

Et puis, j'ai fait d'autres expériences traumatisantes du vide. D'abord, la mort de mes proches. C'est vraiment "sidérant". Brutalement, le réel immédiat s'efface, n'existe plus. C'est la Mer qui se retire brusquement de l'horizon d'une plage. On n'a plus aucun désir, plus aucune envie, on est tétanisés, figés. S'extirper de ce vide, sortir de l'entonnoir, c'est très long. Et la grande question qui se pose alors, c'est celle du rapport que l'on peut entretenir avec les fantômes de "ses morts": les accueillir ou essayer de les effacer complétement ?

Ou bien, plus prosaïquement, j'ai fait, cet été, un peu de vide chez moi: je me suis débarrassée de bibelots et de quelques kilos de livres et j'ai revendu tout mon ancien matériel photographique. Je me suis ainsi conformée aux injonctions de ces coachs qui nous incitent à vider nos placards, à jeter sans états d'âme tout ce dont nous n'avons pas besoin. 

Le "minimalisme", c'est ce qui nous aérerait l'esprit, croit-on. Mais les sentiments sont mitigés: c'est une satisfaction de retrouver un peu d'air et d'espace mais c'est aussi un déchirement. Avec le monde, on n'a jamais un rapport entièrement neutre, détaché mais plutôt magique, affectif. 

Aux livres, aux objets, sont ainsi attachés une âme, des souvenirs. Je me revois à l'époque où je lisais tel livre. La nostalgie devient alors si forte qu'il m'arrive alors de racheter un bouquin que je viens de vendre. Quant aux appareils photo, dès que j'ai eu un peu d'argent, j'ai commencé à en acheter. C'est, en effet, à peu près le seul domaine où j'ai eu, sans grandes illusions, une petite ambition artistique.

Et puis, il y a ces objets kitsch offerts par un ancien amoureux. Ou bien ces fringues pas mettables, pas possibles, mais qui révélaient une part cachée de nous-mêmes. "Comment j'ai pu m'habiller comme ça ?", je me dis quelquefois.

Faire le vide, ça n'est donc pas facile. Ca nous effraie comme ces "espaces infinis" de Pascal. En fait, on ne cesse, dans sa vie, de craindre la chute, quelle soit physique (en succombant au vertige), psychique (la dépression) ou sociale (le déclassement, la marginalité). Et que dire aujourd'hui de la peur de l'effondrement climatique ?

Mais cette attitude timorée est paradoxale et contre-productive. Parce qu'aujourd'hui, on est bien plus menacés par le plein, la saturation, que par le vide et le manque. Pourquoi s'attache-t-on, en effet, à blinder nos emplois du temps, à ne s'accorder aucun temps mort, si ce n'est pour éviter de laisser place à la fêlure, la surprise, l'inattendu ?

Il faut savoir faire une place au vide dans nos vies: non pas pour s'y effondrer, y chuter, mais simplement pour le côtoyer et l'apprivoiser. Et c'est en sachant côtoyer le vide que l'on parvient à vivre avec le plus d'intensité.

Le monde plein dans lequel nous vivons est, en fait, issu d'un grand Refoulement: celui de toutes ces forces du Vide qui nous font peur et nous attirent. Les considérer, les prendre en compte, ça permet d'abord de se dépouiller de toute illusion: Non ! le monde n'est pas aimable et gentil et la vie est le théâtre de l'entredéchirement des êtres. On est tous fascinés par l'abîme du Mal.

Pour ce qui me concerne, j'ai une conscience aigue de cette sinistre réalité mais ça me procure paradoxalement une certaine sérénité. Ca me rend plus tolérante, j'accepte mieux mes défauts et ceux des autres. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts, dit-on.

Et puis, je pense qu'une vie trop ordonnée, trop programmée, tue simplement la vie. On se casse la figure à trop vouloir la réalisation d'un projet, à être incapables de lâcher du lest. Savoir accepter un échec, c'est une grande force.

A contrario, "le vide rend possible la création, le pas de côté, le dépassement de soi. En un mot, il est régénérant et ressourçant". 

Savoir accueillir le vide, lui faire une place et l'affronter, c'est, finalement, le défi lancé à notre modernité. A cet égard, il est significatif  que l'Art contemporain soit largement hanté par une véritable philosophie du vide. le précurseur, en la matière, a évidemment été Edward Hopper. Le relais a été pris par Yves Klein ("la chute") et, plus récemment, par "l'Art pauvre" (Italie, Pologne).

Mais plus généralement, l'Art moderne procède d'une réflexion sur le lien entre la Forme (le Plein) et le Vide. C'est inspiré par l'esthétique japonaise mais aussi par le Taoïsme et le Bouddhisme. "Le non-être (le Vide) est porteur potentiel de toute Forme (le Plein), il est le point de rencontre du virtuel et du devenir".

L'Harmonie du Plein et du Vide (Forme/Espace, Sujet/Fond) devient ainsi la préoccupation majeure de la composition visuelle. Cette recherche d'équilibre permet d'aboutir à une nouvelle perception du monde. Notre regard occidental se focalise trop sur des objets concrets qu'il isole de leur environnement. Finalement, on en vient à privilégier le détail au détriment de l'essentiel (l'espace, le vide).

Apprendre à voir le monde dans sa totalité (un assemblage de plein et de vide), c'est peut-être cela qui peut nous donner une nouvelle respiration.

Images d'Edward HOPPER, Daniel Van de VELDE, Daido MORIYAMA, Yazuaki ONISHI, Yves KLEIN, Giuseppe PENONE, Tadeusz KANTOR, SHITAO

- Ce post a été inspiré par le très intéressant livre de la philosophe/psychanalyste Hélène L'HEUILLET: "Le vide qui est en nous".  Elle est injustement méconnue. Chacun de ses bouquins ("Du voisinage", "Tu haïras ton prochain comme toi-même", "Eloge du retard") ouvre pourtant, sans langage tarabiscoté, des perspectives novatrices et stimulantes. Sa démarche s'apparente un peu à celle de Lydia Flem que j'admire également.

- Je recommande enfin "Jour de ressac" de Maylis de Kerangal, l'un des bons livres de cette rentrée. Comment, à l'occasion d'une période de "vacance", on peut se trouver happés par "l'ailleurs", un flux de sensations et souvenirs qui avaient été oblitérés.


samedi 12 octobre 2024

Mes hontes

 
Dans la vie, on se fait souvent remettre en place, foudroyer d'une remarque assassine. On se sent alors atteint dans son identité, c'est troublant, déstabilisant et mortifiant. Et c'est d'autant plus violent qu'on est tous un peu fragiles et que ça ravive cette honte de soi dont on est tous porteurs.


Ca commence dans l'enfance: on a honte de ses parents. C'est le "roman familial" freudien. Presque tous les enfants imaginent avoir été adoptés ou kidnappés Ils s'inventent alors d'autres parents plus aimants, plus compréhensifs ou prestigieux (des nobles ou des stars). C'est une parade aux frustrations qui sont imposées à l'enfant et l'expression de sa nostalgie de l'époque où il se croyait tout pour ses parents. Ca se prolonge jusqu'à l'adolescence, voire au-delà. Ca explique la mythomanie plus ou moins prononcée des "jeunes".


Et dans ce "roman familial", je dois bien évoquer ma propre  honte, de moi-même et vis-à-vis de mes parents, honte dont je ne suis pas sortie aujourd'hui et ne sortirai sans doute jamais. Je n'étais pas capable de percevoir leurs qualités, je ne leur voyais que des défauts et j'ai vraiment été une sale gosse qui ne savait qu'inventer pour les inquiéter. Ils ont sans doute craint que je ne devienne une marginale. Et le malheur, c'est qu'ils sont morts avant que je ne réussisse professionnellement. Mais je me dis parfois aussi que c'est parce qu'ils sont morts que j'ai pu me sentir autorisée à réussir.


Après l'enfance, il y a la honte de son corps. C'est la tyrannie, surtout pour une fille, de tout ce qui touche à l'apparence corporelle. Il est d'abord inconcevable de ne pas être parfaitement propre, de ne pas sentir bon, de ne pas être "soignée". Ca donne les hésitations infinies de l'habillement du matin, depuis la petite culotte et le soutif jusqu'au dernier coup de mascara. C'est une folle perte de temps. Ensuite, toute la journée, on s'efforce de réajuster son apparence, son maquillage, ses vêtements. Et puis, il y a l'humiliation des fonctions corporelles. Rien n'est plus dégradant que de transpirer ou d'être contrainte de faire pipi ou caca. 


Et que dire de l'adolescence: l'abomination des règles et l'obsession de la grosseur des seins ? Et enfin l'interrogation sur l'ajustement de son apparence et de sa séduction. Comment se comporter, s'habiller, se maquiller ? Appâter les hommes, c'est facile. La difficulté, c'est de sélectionner par son look ceux qui vous conviennent. On ne parle jamais de ça mais ça nous trotte quand même dans la tête et perturbe notre humeur.


Et il faut enfin évoquer la violence de toute relation sexuelle. Une intrusion, effraction, pas seulement physique mais surtout psychologique, mentale. Il y a tout un grand bêtisier qui évoque, dans la relation amoureuse, l'harmonie, la fusion, l'unité retrouvée d'êtres séparés. Mais il y a aussi tous les rapports de pouvoir et de domination: ceux exercés par le séducteur, ou simplement par celui à qui l'on cède pour avoir la paix, par pitié ou par faiblesse. Et dans les deux cas, on se laisse entraîner par manque de confiance en soi.


J'ai expérimenté ces deux types d'"embrouilles". Surtout des séducteurs, des types bien plus âgés que moi, qui pouvaient, je pensais, m'ouvrir d'autres horizons.  Avec le séducteur, on a d'abord peur de ne pas se montrer à la hauteur, de ne pas se révéler un bon coup. Alors, pour ne pas passer pour une godiche, une oie blanche ou une gamine coincée, on accepte tout, on surenchérit même. Ca devient vite sordide, on en voit de toutes les couleurs, on a l'impression d'emprunter le "walk of shame". Qu'est-ce qu'on ne fait pas pour apparaître une fille libérée, sans tabous ! On ne se rend même pas compte qu'on est, en fait, complétement obéissante et soumise. Heureusement, le séducteur a vite fait de se déballonner et on ne manque pas de repérer sa suffisance et ses insuffisances, ses manies et ses boursouflures, son grotesque.


Avec les gentils et sympas, ceux qu'on est prête à aider, à qui on veut faire plaisir, c'est presque plus compliqué. On croit d'abord les dominer mais ce sont eux qui vous entraînent rapidement. Parce qu'à la différence des séducteurs qui sont des cyniques, eux ils croient en un ordre du monde, en des valeurs bien établies. Et ils sont tellement persuadés de la justesse de leur vision qu'ils ne sont pas capables de percevoir qu'entre vous et lui, il y a un abîme d'incompréhension. Et quand on est obligée de les plaquer pour ne pas se faire bouffer, c'est extrêmement culpabilisant, on se dit qu'on est une salope. On a honte de sa dureté, de son absence de pitié, même si c'est pour se sauver, échapper à une doucereuse emprise. 


Et puis, je dois aussi mentionner la honte de mes origines géographiques. Pendant longtemps, je n'osais pas dire d'où je venais. Parce que je me rendais compte que l'Ukraine, ça n'évoquait absolument rien ("T'es donc Russe, on me disait"). Que ça faisait minable ou paumé, que ça n'évoquait que les mannequins et les prostituées. J'évoquais donc, en bredouillant, une vague Europe Centrale faite de Pologne et de Russie. Ca me semblait moins nul.


Ca s'est répercuté sur ma pratique du français avec l'angoisse de faire des fautes à l'écrit ou à l'oral. Du coup, je parle et je rédige un peu comme une prof, de manière policée et attentive. Je parviens, certes, à faire illusion mais je ne sens pas les mots, ça n'est qu'un jeu de cubes, je suis incapable de me lâcher, de débrider mon langage. Ca m'énerve souvent et, de cela aussi, j'ai honte.


Enfin, j'ai honte de mon boulot, de mon argent. C'est même la question sur la quelle je me montre la plus évasive quand on m'interroge à ce sujet. Je laisse entendre de vagues études et un job aussi vague, presque alimentaire, dans la comptabilité/gestion.


C'est d'abord parce qu'en France, il est impossible de proclamer qu'on adore les chiffres, qu'on est passionné par la Banque et la gestion financière. On passe, alors, à la fois pour un crétin, un inculte et un délinquant.


Evidemment, je me pose des questions. Ma situation est-elle juste, méritée ? C'est sûr que je n'ai aucun génie mais est-ce que je suis pour autant une nulle privilégiée par le système ? Je pense souvent à ma sœur qui se voulait artiste et galérait lamentablement.


J'ai évidemment honte de ma relative aisance financière. De même que j'ai honte de mon positionnement dans mes différents jobs. A chaque fois, je n'ai jamais candidaté, j'ai toujours été recrutée directement par le Directeur Général qui m'a imposée. Ca introduit tout de suite, évidemment, une terrible suspicion à votre encontre. On se méfie de vous et on n'ose pas vous parler. D'amis, copains/copines de boulot, on ne s'en fait pas, sauf de manière très superficielle. Quant aux ragots, je n'ose les imaginer. Mais est-ce que je regrette vraiment cette situation ? Disons que je m'en accommode. 

Pour moi, l'Imaginaire est, en effet, toujours  plus fort que le Réel.


Images de l'artiste portugo-britannique Paula REGO (1935-2022), trop peu connue en France. Peut-être parce qu'elle est "malaisante".

Je recommande:

- Philippe JAENADA: "La désinvolture est une bien belle chose". Philippe Jaenada est "expert" en matière de portraits féminins. "La petite femelle" (2015) m'avait beaucoup impressionnée. J'ai été, je suis, Pauline Dubuisson. Il s'agit, cette fois, de Kaki, une jeune fille qui s'est défenestrée, en 1953, à l'âge de 20 ans. Comment comprendre ça, alors qu'elle était belle et amoureuse? Elle appartenait, en fait, à cette jeunesse perdue de l'après-guerre, cette terrible période dont le souvenir a été complétement effacé. Un vrai bouquin à la Modiano. Dommage, toutefois, que le livre de près de 500 pages n'ait pas été "élagué" de ses longues descriptions des recherches documentaires.

- Sigmund Freud: "Le roman familial des névrosés". Un court texte que l'on trouve facilement en poche Payot. Comme toujours chez Freud, c'est clair mais complexe.

J'insiste enfin, à nouveau, sur le bouquin de Rebecca Lighieri: "Le club des enfants perdus