samedi 13 décembre 2025

De mal en pis ou de mieux en mieux ?

 

Le monde va-t-il de mieux en mieux ou de pire en pire ?

Tout le monde se plaint mais personne n'a envie de revenir en arrière.


On vit dans un continuel paradoxe, tiraillés entre la trouille de l'avenir et la nostalgie du passé. Ce qui nous réunit finalement, c'est qu'on adore tous détester notre époque. C'est peut-être d'ailleurs sur ce point que s'exprime, paradoxalement, la supériorité de ce que l'on appelle la civilisation occidentale: sa capacité à se détester elle-même. Son support véritable, c'est peut-être moins ses valeurs (que l'on proclame souvent judéo-chrétiennes) que, justement, sa capacité à critiquer, remettre en cause, ces valeurs que l'on dit originelles, comme les véritables racines qui nous auraient façonnés.

Et c'est vrai aussi qu'on a trop tendance à vivre sous anesthésiants et que le bonheur et la santé ne font pas le salut de l'homme. En faire une finalité absolue, c'est justement ce qui risque de nous rendre malades et malheureux. On devient "éduqués à mort", victimes d'une éducation mortifère. On crève alors d'un excès de bonheur mais on se tient, en réalité, complétement hors de la vie. C'est la leçon du percutant "Mars" de Fritz Zorn.

L'Internationale réactionnaire, de Trump à Poutine via Meloni, Orban et de multiples seconds couteaux, brandit aujourd'hui l'étendard des civilisations pour prévenir l'effondrement moral et matériel qui menacerait le monde occidental.

Les civilisations, je n'y crois pas. C'est une fiction dangereuse et totalitaire qui épouse, malheureusement, la tentation accrue "des masses" de s'en remettre à une autorité qui "pensera" pour nous. C'est la face sombre du Messianisme quand il est porté par des brutes.

Je ne crois, en fait, qu'en la démocratie. Et la démocratie, Tocqueville l'a bien montré, c'est un véritable moteur, c'est un système qui fabrique des individus capable de construire une société.


Mais le moteur s'est peut-être effectivement grippé. Est-ce qu'on a encore envie de créer, de travailler, d'apprendre ? On se sent souvent découragés par avance. On succombe au manichéisme du "Tout va bien, tout va mal".

La tentation, c'est, de plus en plus, de s'en remettre à une autorité qui pensera pour nous.

Et même nos indignations, elles sont rarement sincères. On voit maintenant partout des injustices (dont on est, bien sûr, la 1ère victime) et des très riches (dont on aimerait faire partie) mais à force de jouer à l'indigné, on prépare un totalitarisme féroce.

Et au total, on aime bien entretenir un sentiment de peur permanente. C'est celui que diffusent ainsi les actualités, les "informations" des médias. Si on aime bien avoir peur, c'est parce que ça nous rassure. Il y a plus mal loti que nous et c'est vrai, en ce sens, que c'est réconfortant d'entendre parler des fracas du monde depuis sa chambre douillette. Mais le problème, c'est qu'on a laissé le robinet trop grand ouvert et qu'on est maintenant totalement débordés par une peur générale qui nous envahit massivement.

On est, au final, paralysés, tétanisés. On ne sait plus que faire pour se sortir de cet état de frousse permanent. Et notre apathie actuelle, notre inertie, elles s'expliquent largement par le fait qu'on s'enferme dans une stratégie de repli et qu'on se met alors à crever de banalité, d'ennui et d'à quoi bonisme. A quoi bon apprendre, grandir et devenir adulte quand on peut continuer à ruminer son ressentiment dans l'attente d'un sauveur ?

Plutôt que d'anesthésiants, de calme et de tranquillité, on a besoin, sans doute de réinjecter un peu de tragique dans nos existences. Le tragique, c'est d'abord sa capacité personnelle à renverser son destin programmé et, de manière plus générale, c'est aussi le moteur du progrès et le carburant d'une société.

Les Ukrainiens en savent bien sûr plus que les autres sur la question mais même nous qui vivons dans un cocon protecteur, nous demeurons porteurs d'un esprit de résistance et nous n'avons pas complétement abandonné toute capacité au rêve. On étouffe vite sous trop de confort et de sécurité.

On est tous portés, en fait, par une capacité à évoluer et à déplacer les cadres de notre vie. On ne s'adapte jamais vraiment en fait. Il y a, heureusement, toujours un caillou dans nos souliers.

On dit un peu bêtement que, pour s'en sortir, il faut avoir de l'expérience. Mais avoir de l'expérience, ce n'est pas radoter son passé merveilleux, c'est savoir que toutes les choses, et notamment la petite histoire, ont une fin. Qu'on entrevoit, un jour, la fin du tunnel.

Avoir de l'expérience, ce n'est donc pas reproduire ce qu'on a vu ou fait, c'est, au contraire, être capable de faire face à ce qu'on n'a jamais vu ni fait, toutes les situations nouvelles ou exceptionnelles. Sortir de ses gonds ou aiguillages, en bref.

Ca permet aussi de mesurer l'ampleur de son ignorance. Et c'est peut-être cela le plus important. L'humilité, ça permet de sortir du manichéisme du Bien et du Mal.

Images de Pablo Picasso, Arno Ele, Gabriele Rul, Dora Maar, Julie Lagier, Roland Topor, Vladimir Nemukhin, Wolfgang Mattheuer, Yayoi Kusama, 

J'appelle, en particulier, votre attention sur les images singulières de Wolfgang Mattheuer. Il est, avec Neo Rauch, l'un des peintres "à la mode" en Allemagne. Tous deux sont originaires de l'ancienne RDA. Ca a une signification.

Je recommande :

- Fritz Zorn: "Mars". Un livre choc qui nous a tous marqués. Une nouvelle et récente traduction est l'occasion de le relire.

- Vincent Kaufman: "Extinctions de voix". Pour moi, l'un des très bons bouquins de cet automne. Ca change des jérémiades et pleurnicheries françaises. Un Suisse (comme Fritz Zorn) porté par un humour ravageur et un esprit de dérision. Rien n'est grave, tout est grave. Du moins, on rit beaucoup.



samedi 6 décembre 2025

Le Bonheur

 

La grande tarte à la crème des discussions entre amis, en toute fin de nuit d'un samedi soir bien arrosé, ça porte sur le bonheur.

Mais les réponses sont d'une banalité confondante. D'abord, ça ne concerne que sa petite personne. Et surtout, ça n'est que la traduction des aspirations sociales les plus banales, et les plus conservatrices, voire franchement réactionnaires. L'idéal, c'est, à la limite, avoir la paix dans un coin de campagne retiré, loin de l'agitation du monde.

Ca n'est évidemment pas du tout mon truc. Et le bonheur, ça n'est nullement ma préoccupation.

Et d'ailleurs, je ne sais pas ce que c'est. J'ai ainsi été marquée par l'un des meilleurs bouquins d'Emile Zola: "La joie de vivre".  Alors qu'on peut s'attendre à plein de jolies choses réconfortantes et plein de bonne humeur, c'est, paradoxalement, l'un des ses bouquins les plus graves et les plus désespérés. Ca se révèle, en fait, "Les infortunes de la vertu" du Marquis de Sade. Et au total, le bonheur, c'est le colifichet avec le quel sont appâtés les gens naïfs.

Et du reste, il y a une inaptitude fondamentale de l'homme au bonheur. Un animal, un chien, un chat, connaît peut-être le bonheur, la béatitude idiote de l'instant. Mais l'espèce humaine est la seule qui soit travaillée par une angoisse primaire: celle de la Mort. On est des "êtres pour la Mort" et on ne cesse d'essayer de conjurer l'angoisse qui s'y attache. Pour cela, on essaie de s'afficher pour faire trace, faire marque dans le monde. On cherche une respectabilité, une situation sociale. Au mieux, on se veut créatif, on tente de faire œuvre et même, si possible, œuvre d'Art. L'Art contre la Mort, c'est un ressort, voire le ressort, inavoué.

Pour apaiser notre angoisse, notre époque est aujourd'hui encombrée de "professeurs de bonheur". Leur support d'intervention, ce sont toutes les thérapies du "feel good", du bien dans sa tête, du yoga et autres relaxants basés sur un spiritisme à 2 balles.

Le psychothérapeute américain Paul Watzlawick, issu de la fameuse Ecole de Palo Alto, a proposé une autre voie dans un bouquin iconoclaste: "Faites vous-même votre malheur".

Une éducation au malheur, c'est à cela qu'il faut se soustraire: ne pas consentir à se faire tordre le bras. Parce qu'on est nombreux, très nombreux,  à tout mettre en œuvre, et à s'y acharner, pour bousiller son existence, la rendre la plus nulle possible. Le malheur, l'auto-punition, c'est ce qui oriente souvent nos vies: on se défend de réussir, de franchir les frontières.

On est malheureux parce qu'on s'enferme dans un comportement, parce qu'on se met à ruminer et qu'on ne veut pas renverser son destin.

Certes, il faut d'abord essayer de composer avec les autres pour se construire. Et les autres, il ne faut en attendre aucune mansuétude. Ils prennent plaisir à nous rendre dingues en nous faisant vivre dans l'incertitude ou à nous néantiser en affichant leur totale indifférence à notre égard.

Mais les autres ne sont pas seuls responsables du sabotage de notre vie. On s'y emploie souvent soi-même avec application parce qu'on est portés par un goût du malheur et qu'on ne sait pas se comporter face aux injonctions multiples et contradictoires de son entourage. Suis-je aimée ou détestée ?

On s'enferme alors dans le piège de la répétition et de l'accoutumance celui d'un bonheur frelaté construit pour ne surtout pas déplaire aux autres ou les décevoir. Mais on se renie dans cette docilité affichée et on laisse plein de plumes.

C'est le bonheur anesthésiant, cette carapace sommaire destinée à dissimuler notre angoisse primaire. On pète tous de trouille mais on essaie de faire bonne figure, de se montrer complaisants et dociles.

Et au final, je crois qu'il y a vraiment deux catégories de personnes, presque deux camps qui s'affrontent, sur cette question du bonheur.

- Il y a ceux qui choisissent de se plier aux règles du monde, pour qui celui-ci est gouverné par une mécanique implacable à la quelle on ne saurait déroger. C'est le Grand Vouloir de Schopenhauer mais aussi le monde absurde et sans finalité sur le quel se sont excités les existentialistes. Le bonheur, dans ce contexte, ça consiste à trouver une position de repli à l'écart des turbulences du monde: sa coquille, son jardin, sa petite famille, voire son chien ou son chat. Se concentrer sur les petites joies simples, se déprendre à la manière des bouddhistes.

- Il y aussi ceux pour qui l'Histoire existe et pour qui il y a une perfectibilité humaine. Ceux qui refusent le fatalisme au profit du volontarisme. Ceux qui croient le bonheur possible grâce à une transformation de soi-même ou de la société. Le bonheur, c'est un futur, voire un ailleurs, c'est le contraire de la résignation. Plutôt que la tranquillité répétitive, c'est l'instabilité et le Désir.

Images de Lucien Levy-Dhurmer, Pierre-Amédée Marcel-Beronnau, Alice Pike-Barney

Je recommande :

- Clément Rosset : réinjecter du tragique dans notre existence, c'est la préoccupation première de ce philosophe singulier qui se réclame de Schopenhauer et de sa pensée de l'absurde. Il faut préciser que sa lecture est très accessible.

Le bouquin majeur de Schopenhauer, "Le monde comme volonté et représentation", est franchement ardu. Sa vie est, en revanche, passionnante. Le bouquin de référence, à ce sujet, c'est celui de Rüdiger Safranski; "Schopenhauer et les années folles de la philosophie; une biographie". Un extraordinaire panorama de cet incroyable 19ème siècle.

L'influence littéraire de Schopenhauer a été immense. On peut citer notamment Huysmans, Thomas Mann, Jorge Luis Borges, Cioran et.. Michel Houllebecq.

Parmi eux, je retiens surtout Huysmans. On commence à redécouvrir cet écrivain majeur. "A rebours", c'est, en effet, renversant. Et au sujet de Huysmans, je recommande vivement la remarquable et récente biographie d'Agnès Michaux: "Huysmans vivant". Ca n'est pas un bouquin de "prof" ou de spécialiste mais un livre merveilleusement vivant qui fait revivre, dans sa quotidienneté, le Paris de la seconde moitié du 19ème siècle.