La vie des autres, ce qui fait le quotidien de leur vie professionnelle, leur labeur, on n'en a généralement qu'une très vague idée. Surtout, on se contente de quelques clichés et on ne cherche absolument pas à s'informer. On préfère rester convaincus qu'il n'y a pas de travail plus difficile que celui que l'on exerce et que tous les autres se la coulent douce.
Moi, durant le week-end, j'essaie de bavarder un peu avec tout le monde (c'est mon côté slave), surtout avec mes commerçants. Simplement pour savoir comment se déroule leur journée. C'est généralement beaucoup moins idyllique qu'on ne l'imagine.
Et puis, quand j'étais enfant, adolescente, je rêvais de multiples métiers qui, heureusement peut-être, ne se sont jamais concrétisés.
- Je voulais d'abord être vendeuse de fleurs. Les fleurs, c'est beau évidemment et puis avec la vente de bouquets, on devient vite au courant des intrigues sentimentales qui se nouent dans un quartier. Mais je ne savais pas qu'il fallait se lever aux aurores pour se rendre aux Halles de Rungis, être ouvert tôt le matin et tard le soir 6 jours sur 7, sans compter le crève-cœur de devoir jeter, tous les soirs, les bouquets fanés. Et puis, il y a fleuristes et fleuristes, les marchands et les artistes. Savoir composer un bouquet, les Japonais en savent quelque chose, ce n'est pas évident.
- Je voulais ensuite être vendeuse de journaux. Je me disais que ça devait permettre de vivre en prise directe avec l'actualité mondiale et de connaître plein de gens. Sauf que les horaires sont démentiels et que la gestion des invendus est un casse-tête épouvantable. Et puis si on arrive effectivement à connaître beaucoup de monde, il est quand même rare que le vendeur de journaux soit invité dans les salons parisiens.
- dans le prolongement, j'aurais aussi aimé être libraire. Un boulot passionnant, enthousiasmant, créant plein de liens, découvrant de véritables affinités. Mais libraire, même si c'est un peu plus prestigieux que vendeur de journaux, c'est à peu près soumis aux même contraintes : des horaires infinis, beaucoup de manutention, des stocks problématiques. Et au total, des revenus misérables et aléatoires.
Il va de soi que ces trois premiers métiers n'enchantaient guère ma mère. "Et pourquoi tu ne chercherais pas non plus à travailler dans une poissonnerie, toi qui aimes tant les fruits de mer ? Tu y ferais une jolie sirène", elle me disait. Ça ne me faisait pas rigoler mais à l'époque du baccalauréat, j'ai quand même échafaudé quelques projets plus ambitieux :
- Vétérinaire. C'était une manière de me démarquer de mon père. Un vieux véto, qui ne devait pas être insensible à mes charmes, m'a acceptée en stage. J'ai alors découvert une profession carrément violente et dangereuse. Soigner un cheval, castrer un cochon, ça vous expose à de graves blessures. Et même les chiens et les chats, c'est souvent une terrible corrida. Quant à aider les vaches à vêler, j'ai trouvé ça répugnant. Je me suis vite sentie totalement incapable.
- Directrice de prison. C'était très sérieux, ça répondait à mes convictions libertaires. A l'époque, j'étais très influencée par mes lectures de Foucault et sur le monde concentrationnaire et les camps soviétiques. Je pensais qu'il fallait de bonnes volontés pour changer le monde carcéral. En France, il faut passer un concours national difficile (l'ENAP). Tout le monde s'est moqué de moi : faut d'abord que tu changes de look, sinon tu vas provoquer des émeutes. Et puis tu crois qu'il y a beaucoup de mecs qui vont apprécier de sortir avec une directrice de prison ? Et même simplement avoir des amis, une vie sociale, tout le monde va te fuir, même les bourgeois de province. Et enfin, tu imagines la tête des gens qui te demanderont ton adresse ? Mais ce qui m'a finalement fait renoncer, c'est quand on m'a expliqué qu'on n'attendrait sûrement pas de moi que je change le système. Mon boulot, ce serait simplement d'appliquer la réglementation.
Voilà où j'en étais de mes projets professionnels à l'âge de 17-18 ans. C'était bien vague et peut-être farfelu. J'ai quand même, à cette époque, exercé un job d'été qui m'a enchantée. Ma mère s'était ainsi débarrassée de nous, ma sœur et moi, en nous envoyant, pendant les vacances d'été, chez des amis slaves, dans un village en Normandie. Elle en avait marre de nous voir traîner à courir les garçons dans Paris.

On était évidemment très mécontentes. Et c'est alors que le bureau de poste local a proposé de nous embaucher temporairement. Mais on ne voulait surtout pas travailler dans un bureau. Alors on a demandé à distribuer le courrier, à être facteurs (je pense qu'on dit "factrices" ou "préposées" aujourd'hui).
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les gamines effrontées et prétentieuses que nous étions ne sont pas passées inaperçues mais quel choc, quel boulot merveilleux ! Je ne sais pas qui était le plus étonné de cette découverte mutuelle, des paysans normands ou de nous-mêmes. J'avais l'impression de revivre le roman de Gogol, "Les âmes mortes". Une bonne partie du boulot consistait en fait à bavasser autour d'un café arrosé de calva, avec des tartines de rillettes (je trouvais ça plutôt écœurant mais bon ...). Je découvrais alors une France rurale insoupçonnée à la fois pauvre et dure, mais aussi conviviale, curieuse et ouverte.
Et puis après, je me suis orientée vers des études plus sérieuses et plus abstraites: des maths, des chiffres, des simulations financières. Voilà pour mes rêves professionnels. Il m'arrive tout de même aujourd'hui, en dehors des Finances, de faire, ponctuellement, de la formation. L'enseignement, j'en ai donc une petite idée. Ce qui est impressionnant, c'est que prof, on focalise l'attention de toute une salle sur sa personne et on devient le centre de passions contradictoires. On vous déshabille complètement, physiquement et psychologiquement. On est adorés et détestés. Lire les commentaires d'évaluation, c'est très troublant. C'est une sacrée remise en cause narcissique.
Ma vie a donc connu quelques bifurcations. Je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir un destin tout tracé. J'ai plutôt été ballotée par le hasard. Je crois que c'est une chance de bien en avoir conscience. La fleuriste, la vendeuse de journaux, la postière que je croise aujourd'hui, je me dis souvent que ça pourrait être moi. Est-ce que je serais plus malheureuse ?
Photos réalisées par moi-même. Sans autre prétention que de fixer quelques lieux que je fréquente régulièrement. L'image 5, c'est ma Fnac, celle des Ternes, accompagnée de mon kiosque à journaux. L'avant avant dernière photo, c'est la rue Caumartin et l'immeuble où j'ai longtemps vécu. A 50 mètres du "Printemps" et juste à côté du lycée Condorcet fréquenté par Marcel Proust.
Dans le prolongement de ce post, je recommande :
- "Kiosque" de Jean Rouaud qui, avant d'obtenir le prix Goncourt en 1990, était marchand de journaux dans le 19 ème.
- "La poursuite de l'idéal" de Patrice JEAN. Ça vient de sortir chez Gallimard. Un roman d'initiation et d'éducation dans la ligne des "Illusions perdues" de Balzac et de "L'éducation sentimentale" de Flaubert. J'ai beaucoup aimé. La preuve : les plus de 500 pages bien tassées ne m'ont pas rebutée. Une tonalité houellebecquienne et une dénonciation des mirages de la réussite sociale.