C'est la fin du roman et de l'approche psychologique, on se limite à la pure description en faisant usage d'une écriture dont la "platitude" est revendiquée: une langue "simple et propre", une prose "cristalline", comme a précisé, sans ironie, le jury Nobel. C'est sûr que lire Annie Ernaux, ça ne "prend pas la tête" et qu'on pourra, sans risque de recours, la proposer en textes à commenter au baccalauréat.
L'imaginaire, l'ouverture au possible, à l'ailleurs, à d'autres identités, on ne connaît pas, on est impitoyablement englués dans un réel étriqué. Celui d'une destinée particulière. L'universel ? Ca n'est pas le propos, on se complaît dans la génération des années 50/60, c'est déjà très daté.
Mais la description rend-telle vraiment compte du réel ? N'est-elle pas pareillement mensongère ? Je veux bien admettre que les rapports de classe gouvernent, en large partie, les relations humaines, mais ça ne confère pas une vertu automatique aux dominés. Woody Allen l'a bien montré dans son film "Match Point": les dominés sont aussi retors et manipulateurs que les dominants, il n'y a pas d'innocence préservée en eux. Les dominés "vertueux" d'Annie Ernaux", comme ceux d'Edouard Louis, sonnent pareillement faux.
Je pense que la littérature contemporaine française vaut beaucoup mieux qu'Annie Ernaux. Elle n'est pas cette peinture pleurnicharde et égocentrée de notre société sans aucune ouverture sur "l'ailleurs", tout ce qui nous déborde: l'imaginaire mais aussi ces démons qui nous assiègent et cette folie noire qui nous hante.
Annie Ernaux aurait bien sûr vu tout de suite dans cette histoire, un drame social, de la solitude et du capitalisme. Les responsables, les coupables de cette mort, ce serait finalement nous-mêmes.
- Jérôme BONNETTO : "Le silence des carpes". Une idée insensée: partir en Moravie, une magnifique région de la République tchèque dont on ignorait absolument tout, avec pour seul indice une vieille photo, à la recherche d'une femme disparue depuis plus de 30 ans. Le voyage comme ouverture à l'autre et bouleversement de son identité propre, une manière de se rendre étranger à soi-même. Un livre très juste, empli de cet humour tchèque qu'a très bien saisi l'auteur.
- Polina PANASSENKO : "Tenir sa langue". Comment se tenir, se trouver, entre sa Russie natale et la France qui l'a accueillie au lendemain de la chute de l'URSS. Sans rien renier de l'une ou l'autre culture. C'est un véritable vertige auquel je suis, bien sûr, très sensible. Ça donne lieu à bien des incompréhensions mais c'est aussi une richesse. Être mono-culture, c'est quand même triste. Une écriture, des réflexions très pertinentes et originales.
- Sonia DEVILLERS: "Les exportés". Il s'agit plus d'un récit que d'un roman. Mais il offre une ouverture extraordinaire sur l'histoire de cette Europe qui a été traversée par le rideau de fer. C'est la Roumanie communiste qui est ici évoquée avec la terrible destinée des grands-parents de l'auteure, des Juifs échangés par le régime contre du bétail, des porcs, fournis par l'Occident. J'ai appris énormément de choses sur cette Roumanie longtemps considérée plus ouverte et indépendante que les autres pays communistes. Vraiment un excellent bouquin.
- Yannick HAENEL: "Le Trésorier-Payeur". Comment être anarchiste et travailler dans une banque ? Le bouquin m'intéressait a priori d'une part parce que Yannick Haenel fait partie des écrivains qui comptent aujourd'hui, d'autre part parce qu'il prétendait s'inspirer des réflexions de Georges Bataille sur "La notion de dépense" et "La part maudite". Une démarche intéressante et puis j'ai beaucoup aimé la description de la vie de province à Béthune. Malheureusement, l'auteur se vautre complétement parce qu'il connaît le monde de la banque comme moi le point de croix ou le tricot. En la matière, ses réflexions sont entièrement convenues et stéréotypées mais la démarche est peut-être à reprendre.
Images d'œuvres de l'artiste-sculpteur Jean-Michel OTHONIEL (né en 1964) qui avait fait l'objet d'une belle exposition, l'an dernier, au Petit Palais (les 4 premières images sont de moi-même. J'aime beaucoup, en particulier sa station de métro du Palais-Royal (11ème image), que je ne me lasse pas de contempler depuis la terrasse du café Nemours.
Outre les livres cités ci-dessus, je rappelle également les excellents bouquins de Lola Lafon (Quand tu écouteras cette chanson) et de Giulano da Empoli (Le Mage du Kremlin).
Bonjour Carmilla
RépondreSupprimerAnnie Ernaux et moi, nous partageons une seule et unique chose, l’affranchissement d’un milieu ultra-catholique étouffant. Elle a refusé le rôle que lui offrait la société à cette époque de la fin de l’adolescence. Vous direz que ce n’est pas exceptionnelle et qu’il n’y a pas de quoi en faire tout un plat; mais connaissant le milieu, ce genre d’affranchissement mérite d’être souligné. Être formater par les prêtres le dimanche, et subir les religieuses pour le restant de la semaine faut reconnaître que c’est assez envahissant. Elle en était très consciente, alors elle s’est glissée dans le monde sans faire de bruit.
Ce qui est étrange, c’est que j’ai découvert Ernaux par hasard. Un jour j’ai ouvert : (Écrire la vie) publié chez Gallimard dans la collection Quarto. C’est une excellente collection, surtout si vous désirer connaître un auteur et l’approfondir.
J’ai lu une page, puis deux, et c’était parti. Dès de début, j’ai senti que le début de sa vie ressemblait à la mienne. J’étais curieux de connaître sa progression dans son milieu ultra-catholique et comment elle allait s’en sortir. Dans les années 50 la Normandie catholique ressemblait au Québec, tout était dirigé par l’église, et sans doute aussi comme une large partie de la France rural d’alors. Hors de l’église, point de salut. C’était l’univers du silence qui pense, de la révolte camouflée, de la cachotterie pernicieuse, des fausses pistes, souvent du mensonge, des nombreuses remises en question, des erreurs de jugement, où tout ce qui importait, c’est qu’un jour nous serions libres. Mais comment s’affranchir? Personne ne vous indiquait le mode d’emploi. Restait les livres interdits, les ouvrages qu’on se passait sous la manteau, qui n’étaient pas toujours écrit dans un langage clair.
Ce qui est plaisant dans la collection Quarto, c’est qu’on y retrouve des photos d’époque en noir et blanc. Il y en avait une en autre où l’on pouvait voir un groupe de jeune fille entre 15 et 17 ans posant devant un couvent. Ce devait être l’hiver parce que les manteaux étaient lourds et celles qui n’avaient pas boutonné leur manteau, laissait voir de lourdes jupes en laine qui descendaient jusqu’en bas du genou. Sans omettre les godasses du type inusable qu’on se passait de génération en génération. À partir de cette photo, je pouvais reconstituer dans ma mémoire tout le reste de la société. Je ne pouvais pas détacher mon regard de cette photo, parce que je me demandais ce qu’était devenu toutes ces jeunes filles. On le sait pour Ernaux, mais les autres? Mère de famille pour la plus part, quelques infirmières, maîtresses d’école, peut-être même ouvrières dans une usine. Combien sont sortis de leur conditions?
J’avoue que j’ai été surpris lorsque j’ai appris la nouvelle de ce prix Nobel à la radio. Je me suis même demandé si j’avais bien entendu. Effectivement, Annie Ernaux venait de gagner le prix Nobel de littérature. C’est quand même pas rien. J’en ai été pour ma surprise. Elle aura fait une œuvre avec son quotidien et son devenir. Dans le genre elle n’est pas la seule. À sa manière elle aura transcendé sa condition sociale. Il ne faut pas l’oublier, parce que ce n’est pas banal.
Je pense que je vais me farcir : Le coeur ne cède pas par Grégoire Bouillier.
Bonne nuit Carmilla
Richard St-Laurent
Merci Richard,
RépondreSupprimerJe le souligne: je n'ai rien contre la personne d'Annie Ernaux et ses livres. Je l'ai d'ailleurs lue à une époque et, effectivement, ça "passe bien", ça se lit en quelques petites heures. Ca "meuble" un après-midi.
Mais la question est simplement pour moi : est-ce que son œuvre mérite vraiment le Nobel ? Est-ce qu'il s'agit, vraiment, d'une littérature de niveau mondial ? La réponse est non pour moi. Il y a tout de même un abîme entre Annie Ernaux et Olga Tokarczuk, Svetlana Alexievitch, Herta Müller, Elfriede Jelinek, Wyslawa Szymborska pour ne citer que quelques femmes qui ont récemment obtenu le prix Nobel.
Quant au livre de Grégoire Bouillet, je pense qu'il est effectivement fait pour vous. Un grand mélange d'histoire et de réflexions très pertinentes sur la psychologie et la destinée humaines. Comment et pourquoi devient-on celui que l'on est. Les critères du Bien et du Mal s'effacent alors. C'est un livre qui m'a fait réfléchir. En plus, il est bien écrit.
Bien à vous,
Carmilla
J'ai lu et assez bien aimé, sans plus, le livre de Jérôme Bonnetto, "Le silence des carpes".
RépondreSupprimerEn revanche, j'ai été passionné et ému par le livre de Sonia Devillers, et par l'histoire tragique de la Roumanie, qui a connu des régimes militaro-fascistes abominables, puis un communisme souvent ubuesque.
Je viens de lire "Revolusi", de David Van Reybrouck, sur la colonisation de l'Indonésie par les Néerlandais, puis son occupation par les Japonais, et enfin la sanglante guerre de décolonisation que ce pays a connu entre 1945 et 1949. Passionnant, autant que "Congo. Une histoire", du même auteur.
Et je viens de commencer "Les enfants de la Volga", de la Tatare Gouzel Iakhina, sur les Allemands de la Volga, qui a l'air très bien.
Merci Nuages,
RépondreSupprimer"Le silence des carpes" est, quand même, un livre épatant, plein d'humour et très juste, exprimant bien la culture tchèque (que Jérôme Bonnetto connaît très bien).
Sonia Devillers, j'étais, au départ, sceptique : un bouquin de journaliste. Mais non ! C'est vraiment parfaitement documenté et on en apprend beaucoup sur la Roumanie. Curieusement, on a, en fait, assez peu parlé de ce livre.
Van Reybrouck, ça fait déjà un bon moment que je me promets de lire cet écrivain belge que je crois majeur. J'aime beaucoup les livres qui croisent l'histoire individuelle et la grande histoire. Mais je voudrais d'abord commencer par "Congo". C'est regrettable mais, en France, on ne connaît guère l'histoire de la colonisation du Congo.
Gouzel Iakhina fait partie des écrivains qui commencent à être connus en Russie (il faut savoir que les Russes ne sont pas très friands de nouveautés). J'avais bien aimé "Zouleikha" et je pense que "Les enfants de la Volga" est également très bon (elle est germaniste). Mais j'avoue qu'aujourd'hui, je suis vraiment réticente à lire de la littérature russe. Quoi qu'il en soit, je vous conseille d'aller un jour (dans un avenir hélas peut-être lointain) à Kazan, la ville d'où elle est originaire.
Bien à vous,
Carmilla