samedi 20 juillet 2024

Les nomades

 
Dans l'ancien monde communiste, il n'était pas rare de croiser des groupes de nomades qui, avec leurs carrioles et leurs chevaux, erraient d'un pays à l'autre.


Ils s'accommodaient fort bien du système, non seulement parce qu'ils conservaient liberté de circulation mais surtout parce qu'il leur était facile de se livrer à une multitude de petits trafics internationaux qui leur permettaient d'assez bien vivre, mieux que les autochtones. Etrangement, ils étaient tolérés par les autorités communistes et les populations locales, peut-être parce qu'ils facilitaient la soupape de sécurité du marché noir.


On les considérait avec distance, on s'en méfiait mais on les enviait aussi parce qu'ils bénéficiaient de cette liberté de déplacement dont on était justement privés. Et puis leurs grosses bagnoles (des Mercedes) et les bijoux rutilants de leurs femmes... Dans les restaurants, c'étaient eux qui commandaient l'horrible champagne russe. Ils voyageaient et étaient riches sans beaucoup travailler. Ils incarnaient, en fait, notre rêve à tous.


C'est à peu près terminé aujourd'hui. Dans la nouvelle Europe, les ethnies sans attache nationale, ça n'existe tout simplement pas.


Néanmoins, il existe encore un territoire fascinant mais absolument méconnu en Europe. C'est à l'Est de la Slovaquie, bordant la frontière ukrainienne (c'est pour ça que je le connais).  Là, croupissent, dans de véritables ghettos, la plupart des Roms (environ 500 000 personnes) du pays. En matière de bidonville, c'est vraiment glauque de chez glauque. Mais qui parle de ça, qui connaît ça ? On ne connaît que les citoyens laborieux et on préfère chanter le miracle économique slovaque. Seul, le réalisateur autrichien, Ulrich Seidl, ose évoquer cette "zone" informe, indistincte, dans un film saisissant: "Import/Export" (2006).

Les nomades, on préfère fermer les yeux, ne pas les voir. Ou plutôt, on est victimes d'un véritable biais cognitif: on a été tellement façonnés par la philosophie des Lumières (le contrat social et les révolutions techniques et industrielles) qu'on est, aujourd'hui, entièrement convaincus que le Progrès de l'humanité, ça consiste à s'entasser et se fixer dans de grands centres urbains bétonnés avec des monuments pérennes, des bureaux de verre, des immeubles collectifs.

Et on croit surtout que ce sont les sédentaires qui ont fait l'Histoire, tandis que les nomades, toujours rétifs, auraient plutôt freiné, entravé, celle-ci. On ne perçoit pas que ce que l'on appelle la Grande l'Histoire, ça n'est jamais que celle des vainqueurs, celle des Pyramides d'Egypte et de l'Acropole à Athènes. 


On oublie que des nomades, il y en avait encore beaucoup au 19ème siècle: dans la Perse, en Turquie, dans l'Inde des Moghols, en Arabie. Ca n'est pas si vieux que ça.


Aujourd'hui, ça n'est évidemment plus le cas puisque la population mondiale, c'est 7,8 milliards d'habitants, la population urbaine, 5,6 milliards et les nomades, guère plus de 40 millions. La disproportion est telle qu'on n'arrive plus à imaginer qu'il y a eu longtemps un équilibre (certes au sein d'une population totale très inférieure) entre nomades et sédentaires,. Mais si l'on retrouvait, aujourd'hui, cet équilibre, les grandes problématiques du monde (notamment écologiques) s'en trouveraient bouleversées. 


La vérité, c'est que, depuis les origines de l'humanité, les peuples sont en mouvement. Même après que l'on ait édifié les premières grandes cités (Babylone, Rome, Bagdad, Hangzhou), les hommes n'ont cessé de se déplacer et de vivre en nomades. Et du reste, jusqu'au 19ème siècle et le développement effréné de la ville de Londres (plus de 2 millions d'habitants dès le milieu du 19ème siècle), les grandes cités n'ont jamais excédé 1million d'habitants (la Rome de l'Empereur Auguste au 1er siècle avant JC).



Il existe d'autres passés, ceux de minorités effacées de la mémoire, qui ont, aussi, largement contribué à faire l'Histoire: les Scythes et les Huns, les Mongols et les Turcs. Ces peuples se sont aventurés jusqu'aux confins de l'Europe, jusqu'au Danube. Et il s'en est fallu d'un cheveu qu'ils ne remportent une victoire définitive. Et si ce cheveu avait cédé, quelle serait la face du monde aujourd'hui ? Serait-il pareillement couvert de grands ensembles urbains et industriels surpeuplés ?


Je me garderais bien de répondre. L'Histoire, ce n'est pas ma spécialité. Mais je sais bien que les Russes continuent de vivre dans l'imprégnation du joug mongol (ou joug tatar) qui a tout de même duré de 1236 à 1480. Ils ne s'en sont jamais complétement remis, ça expliquerait leur facilité à courber l'échine, à se soumettre à un pouvoir.


Pourtant, le joug mongol, les historiens découvrent aujourd'hui qu'il n'a peut-être pas été si terrible que ça. D'abord, les Mongols ont contribué à donner une unité territoriale à la Russie. Sans eux, il n'y aurait probablement, sur cet immense territoire, qu'une multitude de petits Etats rivaux (ce qui, au regard de ce qui se passe depuis un siècle, ne serait peut-être pas plus mal). Mais surtout, les Mongols ne se comportaient pas en colon : ils se contentaient d'exiger un tribut de leurs territoires et, pour le reste, ils ne cherchaient nullement à imposer une religion ou même une organisation politique. C'est au point que ce sont les Mongols qui se sont fondus dans la Russie et non l'inverse.


Et ca donne une bonne indication de ce qu'a été, souvent, l'esprit nomade. Les nomades ont généralement été tolérants envers les croyances des autres peuples. Leurs mentalités les portaient,  généralement, à se montrer ouverts envers les autres et muticulturels. Ils défendaient, en fait, surtout leur Droit inaliénable à se déplacer.


Mais ils n'étaient pas, pour autant, bornés et obtus. Ils aimaient aussi la poésie, les Arts et les sciences. Ils ont domestiqué le cheval et inventé de nombreuses armes et ils étaient les premiers écolos vivant dans le respect du monde naturel. L'ouverture d'esprit des nomades a, en fait,  bouleversé toute la culture de l'Eurasie et favorisé, à l'Ouest et par contrecoup, la Renaissance. Finalement, ces "minorités" qu'étaient les nomades ont bouleversé l'histoire de toute l'humanité.


C'est ce qui explique largement la relation ambiguë que l'on continue, aujourd'hui, d'entretenir avec les nomades.


Crainte d'abord parce que l'on se rend bien compte que les nomades sont des rebelles. Ou plutôt des rétifs: ils se montrent profondément indifférents à notre belle culture, à notre mode de vie. Ils n'ont pas du tout envie qu'on les socialise, les stabilise, mais, en même temps, ils s'intéressent aux autres. C'est ce que j'avais moi-même éprouvé quand, en Iran, j'avais rencontré, dans les montagnes du Zagros, des nomades Bakhtiaris. C'était un peu la même expérience que Vita Sackville-West ("Twelve Days"). 


Eux et moi, on vivait vraiment aux antipodes. Pourtant, j'avais été accueillie avec une joie et une curiosité immenses. C'est tout juste si les femmes ne voulaient pas me déshabiller complétement, échanger tous leurs vêtements et bijoux avec les miens. Et partager de la nourriture avec eux avait été bizarre et troublant. Il a fallu que je fasse effort pour goûter ce qu'ils m'offraient (de la viande, probablement de chameau).



Et on se prend alors à rêver fugacement. C'est vrai que la sédentarisation complète du monde, ça n'est finalement que très récent. Est-ce que je n'aurais pas dû me laisser entraîner et devenir, du moins pendant quelque temps, une jeune fille bakhtiari ? Se déplacer continuellement dans des paysages magnifiques, vivre en symbiose avec le vivant, la nature, c'est sûrement exaltant. 


Vita Sackville-West avait ainsi rêvé d'accompagner, pendant plusieurs années, les Bakhtiaris mais elle n'avait physiquement tenu le coup que pendant quelques jours. Quant à moi, je n'ose songer à l'envers du décor pour une femme. Parce qu'il faut bien le dire, la mythologie de la Liberté dans une société nomade, ça n'est, justement, qu'une...mythologie. Ses règles de fonctionnement internes, ses hiérarchies, sont souvent plus butées, plus bornées, que celles d'une société sédentaire. Y chercher son émancipation en son sein est illusoire.


Je me suis donc dépêchée de rentrer à Téhéran, la ville des extrêmes, aussi monstrueuse que fascinante. Rejoindre des nomades, très peu pour moi ! Mais je me sens toujours portée par l'appel du voyage et j'aurais aimé vivre à l'époque du mouvement hippie et de la Route des Indes. Parce qu'il faut bien le reconnaître: si on voyage de plus en plus aujourd'hui, on est aussi, de plus en plus, des culs-de-plomb. On n'emprunte plus que des chemins balisés,  on ne visite plus que des sites 4 étoiles, on est bardés d'assurance en tous genres, on n'accepte plus la moindre déconvenue.


Retrouver le goût de l'aventure et de la découverte, c'est peut-être ça qui peut nous aider à sortir de notre torpeur. Le grand écrivain polonais Andrzej Stasiuk s'est ainsi fait l'apologue des "pays et régions moches"; ceux et celles que ne recense aucun guide touristique, où il n'y a rien à voir (du genre les confins des pays d'Europe Centrale ou les plaines du Kazakhstan, voire ce que l'on appelle, en France, "l'Enfer du Nord"). C'est en effet cette démarche qui nous ouvre les yeux, nous ouvre au monde, nous apprend à voir.


Et puis, il y a eu, aussi, le grand bouquin de philosophie paru en 1972: "L'anti-Œdipe" de Gilles Deleuze et Felix Guattari. Il faut relire l'étonnant chapitre "Sauvages, Barbares, Civilisés". L'Etat, c'est la résidence et la territorialité. Le nomade, c'est la déterritorialisation, mentale et physique, permanente. Ce sont l'espace et la géographie, plutôt que le temps, qui font l'Histoire.


Images d' Alexander Usto MUMIN, un artiste ouzbek (1897-1957). J'ai par ailleurs intégré de nombreuses photographies de l'Iran et des nomades bakhtiaris dans les montagnes du Zagros. La dernière image, ça pourrait être moi, sauf que je suis trop peureuse pour faire de la moto et même du camping. 

La littérature consacrée à l'esprit nomade, elle est immense et très belle. J'ai déjà évoqué, à maintes reprises, les noms de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Anne-Marie Schwarzenbach, Paul Theroux, Bruce Chatwin. Il faut, bien sûr, également mentionner les Polonais Andrzej Stasiuk et Olga Tokarczuk ("Les pérégrins"). Tous ces bouquins m'ont profondément marquée.

J'ajouterai enfin deux livres :

- Gérard CHALIAND : "Les Empires nomades, de la Mongolie au Danube". Un bouquin que tous les écoliers européens devraient lire. Afin qu'ils comprennent que la naissance de l'Europe, ça n'est vraiment pas allé de soi.

- Anthony SATTIN: "Les nomades". Ca vient tout juste de sortir. C'est un bouquin de "journaliste" qui n'a certes pas la rigueur d'un historien. Mais il est vraiment plaisant et agréable à lire.



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