samedi 21 septembre 2024

Les Voleurs - Prédateurs et obsessionnels





















Parmi les incidents franchement désagréables de la vie, il y a le fait d'être, un jour, volé. 

Comme à presque tout le monde, ça m'est bien sûr aussi arrivé. 


Ce qui est curieux, c'est que ça dépasse très largement l'aspect matériel des choses. Même si la perte financière est faible, on est chamboulés, on vit ça comme un véritable viol, c'est notre intimité qui a été profanée. Qu'un inconnu ait pu examiner mes petites affaires, accéder à mes petits secrets, amoureux ou financiers, ça m'a profondément troublée. 

Et puis, on est impressionnés par l'audace des voleurs. Parce qu'en règle générale, ils tablent sur l'effet de surprise pour réussir leur coup : les failles de votre attention, votre sentiment fallacieux de sécurité. Vous vous rendez compte que la quiétude du monde est trompeuse, qu'elle peut se désagréger en un instant. On se met alors à prendre peur, on devient presque parano, parce qu'on a l'impression d'être sous domination. Une domination qui s'exerce par le regard et nous met à la merci potentielle de gens très rusés, éventuellement puissants, qui vous épient et vous observent continuellement.


Un vol, il faut du temps pour s'en remettre. Mais c'est aussi une occasion de réfléchir sur la psychologie de nos agresseurs et plus largement de ceux qui nous côtoient en société.

La majorité des voleurs opèrent "de sang froid", pour le simple appât du gain facile. Leurs victimes, ils n'éprouvent absolument aucune compassion pour elles, ils les déshumanisent entièrement. Ils auront peut-être moins de scrupules à agresser des bourgeois mais la justice sociale n'est pas leur première préoccupation. C'est "l'occasion qui fait le larron" et tant pis si l'agressé est lui-même un misérable.


Ces voleurs impitoyables et cyniques, qui s'arrogent le droit de dépouiller les autres, considèrent leurs victimes comme de simples objets, des "proies". Ces prédateurs indifférents correspondent très exactement au portrait du "criminel apathique", sans passion, dressé par le Marquis de Sade. Leur personnalité est simplement antisociale.


Mais il existe aussi une autre catégorie de voleurs pour les quels l'enrichissement personnel n'est pas la première préoccupation. Il s'agit des voleurs compulsifs, obsessionnels, que l'on appelle aussi cleptomanes (ou kleptomanes).

Ils sont souvent remarquablement efficaces, peut-être même plus que des professionnels, parce que chez eux, tout est soudain et improvisé et qu'ils agissent par impulsion. La surprise est donc maximale.

Ce qui est intéressant chez eux, c'est que le vol ne correspond ni à un besoin utilitaire, ni à un motif économique. Ce n'est pas l'objet volé, souvent insignifiant, qui compte, c'est l'acte même du vol. Et d'ailleurs, les kleptomanes ne s'en prennent généralement pas à des gens.


Avant même de passer à l'acte, ils sont envahis d'une tension extrême, une impulsion soudaine et irrépressible. C'est l'obsession de voler qui ne peut être soulagée que par la compulsion de l'acte de dérober l'objet. Et après la réussite du vol, ils éprouvent une sorte de soulagement et de joie intense. Mais c'est  provisoire et le soufflé retombe très vite. Du reste, le kleptomane ne se fait pas d'illusions. Il sait qu'un jour, il sera pris en flagrant délit et arrêté. Et dans la punition qui suivra, il trouvera souvent une rédemption.

Le vol compulsif, c'est souvent même un rite initiatique de l'adolescence. Je me souviens moi-même, comme si c'était hier, du seul et unique vol de ma vie: un livre qui n'était même pas intéressant (des cahiers marxistes). Dans le feu de l'action, j'ai éprouvé une émotion terrible, à en inonder ma culotte. Immédiatement après, ça a été un immense soulagement et presque un sentiment de triomphe. Mais les jours suivants, je me suis sentie coupable et j'ai été tenaillée par l'envie d'aller rendre le livre.

Mais cette expérience a quand même été salvatrice. Elle m'a permis de comprendre que, comme toutes les adolescentes, j'étais un peu dépressive à l'époque. Voler, c'était alors un éclair dans ma vie, une manière de lutter contre ces affects négatifs. L'excitation éprouvée me mettait la tête hors de l'eau, me permettait de combler ce sentiment de vide et d'aliénation qui m'envahissait. 

Je n'étais heureusement pas suffisamment déprimée pour m'engager dans la surenchère. Mes aventures de toutes sortes, voyages et amours, m'ont plus efficacement sortie de la grisaille.

Il existe ainsi de nombreux voleurs qui n'ont rien à voir avec le crime organisé. Des pauvres gens (une mère de famille, un petit retraité) qui sont plutôt des dépressifs et des obsessionnels. Des personnes un peu perdues qui trouvent dans le vol une occasion d'illuminer, durant un instant, leur vie.

Des obsessionnels, nos sociétés en produisent à la pelle. Des personnages de Sempé, un peu perdus et inhibés. Des gens qui s'interdisent de réaliser leurs désirs, qui évitent l'amour et le sexe, qui voient dans la répétition le seul refuge contre les embarras et complications de la vie. Tout est perçu comme une menace et il faut donc se protéger. On bétonne sa vie pour se prémunir du hasard. On meurt à petit feu mais, à un moment, ça devient insupportable. On a besoin de se raccrocher à quelque chose et, alors, on craque pour la possession d'un objet.

Je ne saurais trop, à ce sujet, recommander le récit de la vie de Stéphane Breitwieser. Un jeune Alsacien qui a été le plus grand voleur d'Art de ces dernières années. En peu de temps (entre 1994 et 2001) et quasiment sans aucun matériel, il a commis plus de 250 vols dans des musées français, suisses et belges. Cela en plein jour et au nez et à la barbe des gardiens et visiteurs avec, pour seul outil, un couteau suisse. Le montant de ses vols a avoisiné plusieurs dizaines de millions d'euros. Il ne revendait rien et se contentait d'entasser ses œuvres d'Art dans le grenier d'un petit pavillon de banlieue. Toute sa personnalité, son individualité, il la transposait, d'une certaine manière, dans ces objets inertes dont il avait l'exclusivité de la jouissance. Il a plus tard justifié ses vols en affirmant que lui seul était capable de comprendre et d'apprécier ces œuvres d'Art.

Par contraste avec ces trésors accumulés, la vie de Stéphane Breitwieser était particulièrement médiocre: pas d'études, des petits boulots épisodiques, un niveau de vie très modeste aux crochets de sa mère. Seules satisfactions : les vols compulsifs et l'entassement, pour lui seul, de ses œuvres d'Art.

Ca en dit long sur la solitude et la détresse humaine.

Un ensemble disparate d'œuvres (Modigliani, Braque, Edvard Munch, Caspard David Friedrich, Cézanne, Picasso, Matisse, Vinci, Rembrandt, Le Caravage, Velazquez, Vermeer, De Heem) qui ont pour lien d'avoir tous été volés dans un musée. Le plus extravagant, c'est la sculpture d'Henry Moore qui pesait tout de même plusieurs tonnes. Certaines œuvres ont été retrouvées mais la plupart ont disparu.

Je recommande :

- Michael FINKEL: "Le voleur d'Art - Une histoire d'amour et de crimes". Un bouquin très récent consacré à Stéphane Breitwieser. Un parcours de vie qui fait beaucoup réfléchir. J'ai été enthousiasmée.

- Alain ABELHAUSER : "Un doute infini - L'obsessionnel en 40 leçons". Un excellent livre sur les personnalités obsessionnelles. C'est le type psychologique dominant aujourd'hui. Et d'ailleurs, commençons par nous interroger sur nous-mêmes.

- Morgan SPORTES: "L'appât" qui a été suivi d'un film de Bertrand Tavernier (1995). La crapulerie lamentable et  inconsciente. Il faut aussi rappeler que Morgan Sportes est un très bon écrivain, trop peu connu.

- On trouve, par ailleurs, une foule d'articles et livres sur le vol rocambolesque de "la Joconde", en août 1911, par un ouvrier italien. Ce vol a probablement contribué à la gloire de la Joconde.

Mais on a étrangement oublié "le casse" du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris en janvier 1990. Il est vrai que ça n'est pas très glorieux pour les services de sécurité du Musée. Cinq toiles de maître (Braque, Léger, Matisse, Modigliani, Picasso) ont alors été dérobées. Elles n'ont jamais été retrouvées et on pense même qu'elles ont fini dans les poubelles de la ville de Paris.

- Enfin, ça n'a rien à voir avec ce post mais vous penserez à moi en écoutant le dernier disque du groupe rock britannique Tindersticks: "Soft Tissue". Je m'y retrouve largement.

4 commentaires:

  1. Bonjour Carmilla

    On a besoin de se raccrocher à quelque chose et, alors, on craque pour la possession d'un objet.

    Voilà une de vos phrases Carmilla, très inspirante.

    Pour que le vol se produise, il faut la possession.

    Mais qu’est-ce que la possession? Se serait trop simple d’affirmer : ce qui est possédé. Le vol c‘est facile à qualifier, mais la notion de possession, c’est beaucoup plus difficile à définir. Pour des êtres qui ne possèdent même pas leur vie, qu’est-ce que signifie une possession quelconque? Un objet, qui, comme leur carcasse, se détériora avec les temps.

    Étrangement, dans mon existence, je n’ai jamais eu l’impression de posséder. Je me souviens le jour où je suis allé chez le notaire pour signer le contrat d’achat de la ferme, lorsque toutes les signatures requises se sont étirées sur les documents, je n’ai subi aucune émotion. Ça m’a laissé aussi impassible qu’une pierre dans un champ. J’ai sué sueur et sang sur cette ferme, mais je n’ai jamais eu l’impression de la posséder.

    Qui pouvait me voler cette ferme que je ne possédais pas? Qui pouvait s’emparer des lacs que je survolais? Qui pouvait voler ma pauvreté? J’ai toujours eu l’impression de ne rien posséder.

    Je me souviens très bien de cette lettre que j’ai reçu de ma mère alors que je travaillais dans le nord, qui m’annonçait que leur maison venait d’être cambriolée par un beau dimanche alors qu’ils étaient à la messe. En autre, on avait volé ma dactylo et ma radio. C’est étrange, je n’ai rien ressenti. Je suis resté de marbre.

    Les humains sont étranges, quel curieux animaux aurait pu affirmer Darwin, oui j’y suis encore, je viens de terminer la lecture de L’Origine des espèces, passé au travers d’une intéressante autobiographie de cet auteur inclassable, et maintenant je vogue avec le Beagle dans : Voyage d’un naturaliste autour du monde. Il se serait, sans doute, intéressé à cette histoire de possession pour combler certains vides existentiels. Poser des gestes pour se libérer, comme le vol, le meurtre, le pillage, afin de meubler son vide, vide que personne ne vol.

    Vraiment intéressante cette sculpture dans un parc, je soupçonne que c’est l’une de vos photos personnelles. J’aime particulièrement les formes, on dirait une limace géante, sous un ciel gris d’automne, abandonnée face aux feuillus nus. Là où l’on ne possède rien, mais où l’on se sent très vivant!

    Bonne fin de journée Carmilla.

    Franchement, le détachement confère un pouvoir infini.
    Richard St-Laurent

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  2. Merci Richard,

    La photo que vous évoquez n'est pas de moi. Elle est celle d'une sculpture d'Henry Moore qui a été volée alors qu'elle pesait tout de même près de 2 tonnes. Elle n'a jamais été retrouvée et la police pense que son matériau, du bronze, a simplement été fondu pour être revendu. Ca a du rapporter 3 000 euros environ aux voleurs pour une oeuvre estimée plus de 3 millions d'euros.

    Quant au vol, je ne crois pas que la dépossession matérielle soit l'aspect le plus éprouvant. C'est même presque secondaire. C'est surtout l'agression psychologique qui est traumatisante. D'autant plus que les voleurs "ravagent" généralement votre maison ou appartement. Tout ce qui organisait votre petite vie personnelle est détruit ou chamboulé. C'est cela qui est pénible même si les objets en cause sont de peu de valeur. On a l'impression que toute son intimité a été bouleversée et "les autres" vous apparaissent tout à coup hostiles.

    Bien à vous,

    Carmilla

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  3. Bonjour Carmilla

    Pendant que je terminais mon dernier paragraphe sur cette sculpture d’Henry Moore, j’ai pensé : voilà un objet lourd qu’on ne risque pas de voler, et vous m’apprenez que effectivement elle a été dévalisée. Ce n’est quand même pas une mince affaire que de déplacer deux tonnes. Toute une besogne pour seulement 3,000 euros! Le vol, ce n’est pas toujours payant. Il y a des voleurs qui ne savent pas compter.

    Il y a le vol, mais aussi le vandalisme, qui est beaucoup plus déplaisant, qui ressemble au viol de la vie privée. Il y a des souvenirs qui ne se remplacent pas. C’est quoi la psychologie du vandale? Briser pour briser, le plaisir de détruire, la vengeance? Je ne suis jamais arrivé à comprendre cela. Ça m’échappe complètement, c’est comme si on détruisait une paix intérieure.

    Étranges réflexions, en ce premier jour d’automne si beau, si paisible, où les feuilles des érables tournent de l’œil sous un soleil éclatant qui ne réchauffe rien.

    Bonne fin de journée Carmilla

    Richard St-Laurent

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  4. Merci Richard,

    L'histoire de ce vol de la sculpture d'Henry Moore est, en effet, parfaitement ridicule.
    Mais il faut savoir qu'il est aujourd'hui quasiment impossible de revendre une œuvre d'Art, forcément répertoriée dans le monde entier.

    Les grands vols s'effectuent donc "sur commande". Mais souvent aussi, une fois le larcin effectué, le commanditaire prend peur et se rétracte. Les voleurs se retrouvent donc avec une oeuvre d'Art sur les bras dont ils ne savent que faire et dont la possession est très dangereuse. Ils cherchent donc à s'en débarrasser à tout prix.

    C'est ce qui est probablement arrivé avec le vol des 5 tableaux d'une très grande valeur du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris. Les enquêteurs pensent aujourd'hui qu'ils ont tout simplement été jetés à la poubelle.

    De même, une grande partie des oeuvres volées par Stéphane Breitwieser a tout simplement été jetée dans une rivière par sa mère.

    Quant aux vols des particuliers, ils ne s'effectuent généralement pas "en douceur". La tactique, c'est la violence et le vandalisme. On retrouve son appartement saccagé, dévasté. C'est cela qui est traumatisant.

    Bien à vous,

    Carmilla

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