samedi 1 novembre 2025

De la Pologne et de la Destruction Créatrice

 









De retour d'un séjour en Pologne et plus précisément en Galicie, sa partie Sud-Est qui côtoie l'Ukraine.

D'abord pour étudier le miracle économique polonais. Et le terme de miracle n'est pas trop fort.


Apprendre que, selon les prévisions de la Banque Mondiale, le PIB polonais per capita dépassera, en 2026, celui du Japon est proprement sidérant.



Et la croissance devrait se poursuivre au cours des prochaines années au point que la Pologne devrait bientôt atteindre un niveau de vie comparable à celui de la France et de l'Allemagne.


Celui qui aurait prophétisé cela, il y a 30 ans, aurait fait rigoler tout le monde, à commencer par les Polonais eux-mêmes.


A l'époque, la Pologne faisait même figure de pays pauvre du bloc communiste.


Ses voisins (RDA, Tchécoslovaquie, Hongrie) la traitaient même avec condescendance.


Aujourd'hui, c'est plutôt Orban, le dirigeant hongrois autoritaire, qui fait la tête. Son pays est englué  dans la stagnation économique (du fait de sa politique économique populiste) et largement dépassé par la Pologne, .


Il faut aussi noter que le chômage est quasi-inexistant en Pologne (2,8 % contre 7,4 % en France) en dépit de l'absorption récente de plus d'1 million d'Ukrainiens sur le marché du travail.


Et pour le moyen terme, la Pologne vient de conquérir, avec l'appui des géants américains du numérique, des positions fortes dans les domaines de la cybersécurité et de l'Intelligence Artificielle.


Le renversement est prodigieux. Au lendemain de la chute du Mur, les Polonais se sont précipités, par millions, en Grande-Bretagne pour y trouver du travail. D'ores et déjà, ce sont les Britanniques, eux-mêmes, qui peuvent considérer avec intérêt une offre d'emploi en Pologne. 


Comment comprendre cela alors que le pays, au début des années 90, semblait cumuler les handicaps ? Une industrie et une agriculture dépassées, archaïques, en retard de plusieurs décennies.


La recette a consisté, en fait, à ne justement pas chercher à maintenir à flots, à tout prix, la vieille économie (le charbon, la sidérurgie, la construction navale) et même à bazarder tout cela.


Les vieux machins, on les a carrément mis à la poubelle et ça a vraiment été dramatique durant la première décennie.


Le passage à l'économie de marché a été vraiment radical, sans gants. Il s'est effectué sous la conduite d'un grand économiste, Leszek Balcerowicz, qui aurait largement mérité le Prix Nobel d'Economie.


Et justement, à propos de Prix Nobel d'Economie, la France vient d'en obtenir un, en la personne de Philippe Aghion. Et Philippe Aghion théorise justement ce que la Pologne a pratiqué: la destruction créatrice.


Et j'ai observé, presque avec étonnement, que la plupart des journalistes français, qui ne l'avaient pourtant probablement pas lu, se dépêchaient de descendre leur Prix Nobel, Philippe Aghion: un zélateur de l'ultra-libéralisme et de la start-up nation, un défenseur de la politique de l'offre. Pire un inspirateur de Macron. Le repoussoir absolu dans un pays qui glorifie Piketty et Zucman, stars médiatiques qui voient dans la taxation des riches la solution à nos problèmes.


La "destruction créatrice", il est vrai que c'est une idée particulièrement dérangeante. Elle a été développée, en 1942, par Joseph Schumpeter, un Austro-Hongrois (Moravie) émigré aux USA.
Il s'inspire curieusement non seulement de Marx mais aussi de Nietzsche.


La destruction créatrice, c'est cette idée que l'économie, elle ne repose pas sur un simple perfectionnement linéaire. Son évolution, elle est plutôt faite de ruptures et de cassures, généralement imprévisibles. Sans cesse, de nouvelles technologies rendent obsolètes les anciennes et viennent bouleverser l'ordre économique existant.
 

La force motrice de l'économie, ce qui fait sa croissance, c'est l'innovation. Aucune situation, aucune rente, n'est donc jamais acquise: les stars d'aujourd'hui verront bientôt leur étoile pâlir, voire s'éteindre.


C'est pourquoi, il est inutile, voire franchement contre-productif, de s'accrocher à son ancienne industrie. C'est ce qui explique les difficultés actuelles du Japon et de l'Allemagne, empêtrés dans leur électronique et leur automobile.


Faire table rase du passé, ça peut aussi être salutaire. C'est ce qui a réussi à la Pologne. Et la Destruction Créatrice, ce bel oxymore, on peut dire que ça a vraiment caractérisé l'Histoire de la Pologne. Un pays maintes fois  rayé de la carte, asservi, ravagé, qui finit, malgré tout par renaître de ses cendres. Comme s'il y avait une revanche finale de l'Histoire.


Mais la Pologne, ça n'est quand même pas que ça, l'avenir via la destruction créatrice. On n'efface jamais complétement le passé. Subsiste toujours le souvenir de l'angoisse et de l'horreur subies.
 

C'est aussi un pays baigné dans une froide épouvante. Surtout dans la Galicie où j'étais, hanté, peuplé de fantômes.


Ceux notamment de la très importante communauté juive qui y était établie.


Les Juifs, il sont peu nombreux aujourd'hui, évidemment. Mais il subsiste, tout de même, une architecture urbaine, des quartiers, des cafés, des synagogues, des cimetières. Une mélancolie terrifiée, angoissée, qui parcourt tout cet espace de l'Europe Centrale.

 Et puis, la Galicie, c'est pour moi une région éminemment littéraire. 


On y croise d'abord Honoré de Balzac qui s'est rendu, à deux reprises, à Berditchev (en Ukraine) et y a tout de même passé plus de 2 années. C'était à la fin des années 40 au 19ème siècle. Il s'est d'abord rendu en train jusqu'à Cracovie et a ensuite effectué en simple malle-poste les reste du voyage.


Il est vrai qu'il commençait à être malade mais le plus étonnant, c'est que, durant ce long séjour, lui qui était extraordinairement prolifique, n'a quasiment rien écrit.


Pourtant, il vivait dans une région absolument extraordinaire (que je connais bien). Berditchev, c'est tout de même le foyer de naissance du Hassidisme. Il aurait été intéressant de savoir comment Balzac, qui partageait les préjugés de son époque envers les Juifs (Gobseck, le baron de Nucingen), percevait ces Juifs ultra-orthodoxes.


Mais la Galicie, ça n'est pas que Balzac, c'est aussi Isaac Bashevis Singer, George Trakl, Bruno Schulz, Sacher Masoch, le père et la mère de Sigmund Freud, Joseph Roth ("La marche de Radetzky"), Samuel-Joseph Agnon, Stanislaw Lem, Joseph Conrad et même, encore plus à l'Est, Paul Celan.


Je me suis déplacée, en train, sur cette ligne qui va jusqu'à la frontière ukrainienne. Même si j'ai moi-même bien du mal à les identifier, c'est fou le nombre de compatriotes que j'ai pu croiser.


La Pologne et l'Ukraine, ce sont deux pays extrêmement proches. Il est vrai qu'on ne sait généralement pas, à l'Ouest, que l'Ukraine a plus longtemps été sous domination polonaise que russe.


Mais combien de temps, encore, les Polonais vont-ils continuer d'accueillir ce flot énorme d'Ukrainiens et s'en sentir solidaires ?


Je n'ai pas connaissance d'une quelconque discrimination aujourd'hui. Mais il faut bien constater quand même la montée en puissance de voix politiques réclamant, comme dans beaucoup de pays en Europe, une préférence nationale.


L'Histoire du Monde est, hélas, terrible. Mais le pire n'est pas toujours certain. Comment renverser la haine ? C'est toute la question.





Mes petites photos de Pologne, plus précisément de Cracovie, Tarnow et Przemysl. De l'Ouest de la Galicie, en fait. Tarnow, c'était une ville abritant une communauté juive très importante. Przemysl, c'est la ville frontière avec l'Ukraine, et aussi une ancienne place forte Austro-Hongroise face à la Russie tsariste. C'est ici que le poète George Trakl a été envoyé au début de la 1ère Guerre Mondiale et a succombé à l'épouvante.

Cracovie fait évidemment partie de ces villes européennes qu'il faut avoir visitées. Mais attention ! Il faut absolument éviter les périodes touristiques. Sinon, on arpentera les rues comme dans les couloirs du métro parisien.

Je recommande:

- Philippe Aghion: "Le pouvoir de la destruction créatrice". Certes, c'est un bouquin d'économie mais il me semble accessible à des non-initiés. Et puis, il soulève plein de réflexions philosophiques sur l'Histoire du monde: le progrès n'est pas dans la continuité de l'ancien monde, il passe plutôt par une rupture, un effacement/dépassement.

- Andrzej Stasiuk: "Le passage". J'ai déjà évoqué ce bouquin qui se situe précisément à l'Est de la Pologne. Vous me maudirez, peut-être, de vous l'avoir conseillé parce qu'il est difficile, déconcertant, sinistre de chez sinistre. Et surtout, absolument déprimant, abominable. Mais il traduit bien cette déglingue générale de l'âme que l'on éprouve là-bas. Rien ne tient vraiment debout, ni les choses, ni les lieux, ni l'éthique. Tout s'effondre, tout est pourri, corrompu, tout fiche le camp. Survivre dans ce bourbier, c'est la principale préoccupation.

- Michal Lozinski: "Stramer". L'histoire d'une famille juive de Tarnow jusqu'à la 2nde guerre mondiale. Un très bon bouquin qui évoque irrésistiblement Isaac Bashevis Singer.

- Olga Tokarczuk: "E.E.". C'est un des premiers (1995) romans d'Olga Tokarczuk qui vient d'être édité. Ca se passe à Wroclaw (Breslau) et ça traite du spiritisme et de la naissance de la psychiatrie moderne.










5 commentaires:

  1. Bonjour Carmilla

    D'abord je salue la qualité remarquable de vos photos. Luminosité, netteté, composition... Chapeau bas, ces images témoignent d'un pays très propre !

    Au sujet de l'envolée économique des Polonais, je pense (humblement) qu'ils sont tout simplement plus courageux que nous les Français ; moins regardants sur les heures de travail.
    Mais chut... :)

    Merci pour cet excellent billet, j'ai adoré vous lire.
    Bien à vous,
    Julie

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  2. Bonjour Carmilla
    Avec des noms comme Stanisla Nowak et Bejamin Holcer, ça ne trompe pas. Il y a quelqu’un qui est passé par-là et qui a laissé sa trace. Je suis étonné que des vieilles affiches témoignent d’un passé pas si éloigné, et qui dans la situation présente, pourrait nous surprendre. La Pologne est celle qui réarme le plus en Europe présentement en visant 5% de leur PIB. Lorsqu’on y songe c’est étonnant toute cette progression, après s’être fait passer sur le corps à deux reprises pendant la Deuxième Guerre mondiale, et avoir émergé sur un tas de ruines, pour en arriver aujourd’hui à ce qu’ils sont. Ils sont partis de loin, sans oublier toutes ces années qu’ils ont vécu sous le joug des soviétiques. Ce qui prouve que l’évolution, dans un sens comme dans l’autre ne s’arrête jamais. Peu importe qu’on la nomme destruction créatrice, progrès, ou évolution ; et il semble que c’est toujours ainsi, une nouvelle technique efface une ancienne manière de faire, des gens perdent leur travail, tandis que d’autres inventent de nouvelles tâches. Pendant longtemps, le cheval a dominé outrageusement, jusqu’au jour du moteur à explosion a été inventé, et quoi qu’on en dise, c’est une technique qui tire à sa fin. L’humain est un inventeur, son imaginaire semble inépuisable, nous en avons présentement un exemple significatif en Ukraine, où on est en train de renverser les vieilles stratégies, le tout en quatre années ! J’y reviens, parce que ça m’obsède cette évolution créatrice, où il n’y a pas d’autres solutions que d’avancer, d’inventer, de se refaire. Enfin, nous le sentons très bien et nous pouvons le constater dans nos sociétés, des emplois disparaissent et d’autres apparaissent. Ce qui ne se fait pas sans destruction, sans souffrance et sans déception. Ce qui est étonnant, c’est la vitesse sidérante dans laquelle nous y sommes soumis. N’être jamais rendu, ne jamais parvenir, réduit à l’insatisfaction permanente, au point d’abandonner sa nature propre et son humanisme, cela pose des questions auxquels nous devrons répondre. Nous ne pourrons pas passer à côté. Justement les polonais ne sont pas passé à côté, ils ont mis du temps, de la patience, puisqu’il fallait bien se reconstruire. En regardant attentivement vos photos Carmilla, on a l’impression de pénétrer dans un univers de bonheur, mais les polonais comme tous les autres, ne sont pas arrivés, ils sont déjà repartis, et si les Ukrainiens sortent victorieux de cette guerre, attendez de voir ce qu’ils feront ! Merci pour vos photos évocatrices et bonne fin de journée Carmilla.
    Richard St-Laurent

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  3. Quelques recommandations de lectures, des pistes dans l’évolution.

    L’esprit du totalitarisme
    George Orwell et 1984 face au XXIe
    Par : Jean-Jacques Rosat
    Un marquage intéressant, entre la fiction de l’auteur britannique et l’évolution du totalitarisme depuis un siècle. Un parallèle déstabilisant sur nos évolutions, qui touche ce que nous vivons présentement. Un ouvrage à ne pas manquer, qui alimente la réflexion.

    De Pablo Servigne et Raphaël Stevens
    Comment tout peut s’effondrer.
    Oui, ça parle d’écologie, car on n’y échappe pas. Ça fait parti de l’évolution. Ouvrage qui n’est pas plaignard ni catastrophique, mais qui peut ouvrir de nouveaux horizons.

    Un livre que j’attendais, une sorte de livre, parce que je me suis dit qu’avec cette guerre en Ukraine, qu’il y aura sans doute des personnes qui vont sortir du rang pour témoigner :
    Volia
    Par
    Anastasia Fomitchova
    Un petit bout de femme qui est devenue paramédic qui s’est engagée volontaire sur le front et au plus proche, pour sauver des vies, réconforter, soigner. Un récit poignant, un exemple de courage, le tout sous le feu de l’ennemi, entre les champs de mines, les snipers, les tirs d’artilleries et les drones qui vous tombent dessus pendant que vous luttez conte une hémorragie, ou que vous essayez d’évacuer des blessés.

    Enfin, comme d’habitude dans toutes les directions, j’ai pataugé dans : Léviathan de Thomas Hobbes et j’ai trouvé la traversée intéressante. Un long voyage comme une lecture d’automne.

    Richard St-Laurent







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  4. Merci Julie,

    Disons simplement que je continue d'appartenir à une espèce de plus en plus rare: celle des rares personnes qui utilisent encore un appareil et non un smartphone pour prendre des photos. Quoi qu'on en dise, j'ai tendance à penser que les dimensions réduites d'un smartphone et son absence de véritable objectif ne lui permettent pas de rivaliser avec un appareil photo. Je précise, en outre, que les photos que je poste sont très comprimées et sont dégradées par rapport aux originales.

    S'agissant de la durée du travail en Pologne, vous touchez au véritable problème. On y travaille 40 heures par semaine et 8 heures par jour. Les congés annuels sont de 20 à 26 jours et l'âge de départ à la retraite est de 65 ans. On mesure donc tout de suite le handicap immense de la France avec ses 35 heures, ses 8 à 10 semaines de congés annuels et sa retraite à 62 ans. On pleurniche aujourd'hui sur l'endettement colossal du pays. C'est, en fait, très facile de le réduire mais personne n'ose dire la vérité. Tôt ou tard, pourtant, on devra bien s'aligner sur les autres pays. Ou alors, des Français s'expatrieront en Pologne pour trouver travail et meilleur salaire.

    Bien à vous,

    Carmilla

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  5. Merci Richard,

    Je ne doutais pas que, suite à votre éclipse, vous réapparaîtriez.

    La richesse et la pauvreté des nations, c'est, en effet, une question passionnante. Ceux qui sont aujourd'hui en haut de l'échelle peuvent rapidement dégringoler et ceux qui sont en bas peuvent grimper à toute allure.

    C'est le cas du Japon qui, jusqu'en 1868 (début de l'ère Meiji), était un pays totalement fermé et quasi féodal. A la fin des années 1980, il était devenu l'une des premières puissances économiques mondiales en dépit de handicaps majeurs (espace, isolement, manque de terres agricoles, absence de matières premières). Depuis cette date, il régresse toutefois, empêtré dans une crise financière sans fin.

    Ou bien la Chine qui, à la fin du maoïsme, était un pays absolument misérable. Le PIB total de son milliard d'habitants était inférieur à celui des 25 millions de Taïwan.

    Pour la Pologne, c'est un peu particulier. Hormis la courte période de l'entre-deux guerres, le pays a été opprimé et sous tutelle pendant 2 siècles. Aujourd'hui, il y a une sorte d'esprit de revanche sur l'Histoire chez les Polonais et aussi un certain orgueil: rappeler qu'ils sont, eux aussi, éduqués et cultivés.

    A l'inverse, la France vit dans un déni complet de la réalité. On croit disposer d'une supériorité naturelle. Le réveil risque d'être rude.

    Sur la richesse des nations, je vous recommande vivement le bouquin de Daron Acemoglu et James A.Robinson (Prix Nobel d'économie 2024): "Prospérité, puissance et pauvreté. Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres". Je crois qu'il est maintenant en poche et il est justement préfacé par Philippe Aghion, Prix Nobel 2025.

    Vous avez eu bien du courage de lire "Le Léviathan". Le seul poids du livre m'a dissuadée.

    Quant aux livres de Jean-Jacques Rosat sur Orwell et d'Anastasia Fomitchova, ils font partie, depuis un certain temps, de ma liste de bouquins à lire. Concernant Anastasia Fomitchova, ce qui est admirable, c'est qu'elle est presque plus française qu'ukrainienne. Elle a eu beaucoup de courage de quitter son poste universitaire et de s'engager pour l'Enfer, comme infirmière volontaire.

    Bien à vous,

    Carmilla

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