samedi 6 décembre 2025

Le Bonheur

 

La grande tarte à la crème des discussions entre amis, en toute fin de nuit d'un samedi soir bien arrosé, ça porte sur le bonheur.

Mais les réponses sont d'une banalité confondante. D'abord, ça ne concerne que sa petite personne. Et surtout, ça n'est que la traduction des aspirations sociales les plus banales, et les plus conservatrices, voire franchement réactionnaires. L'idéal, c'est, à la limite, avoir la paix dans un coin de campagne retiré, loin de l'agitation du monde.

Ca n'est évidemment pas du tout mon truc. Et le bonheur, ça n'est nullement ma préoccupation.

Et d'ailleurs, je ne sais pas ce que c'est. J'ai ainsi été marquée par l'un des meilleurs bouquins d'Emile Zola: "La joie de vivre".  Alors qu'on peut s'attendre à plein de jolies choses réconfortantes et plein de bonne humeur, c'est, paradoxalement, l'un des ses bouquins les plus graves et les plus désespérés. Ca se révèle, en fait, "Les infortunes de la vertu" du Marquis de Sade. Et au total, le bonheur, c'est le colifichet avec le quel sont appâtés les gens naïfs.

Et du reste, il y a une inaptitude fondamentale de l'homme au bonheur. Un animal, un chien, un chat, connaît peut-être le bonheur, la béatitude idiote de l'instant. Mais l'espèce humaine est la seule qui soit travaillée par une angoisse primaire: celle de la Mort. On est des "êtres pour la Mort" et on ne cesse d'essayer de conjurer l'angoisse qui s'y attache. Pour cela, on essaie de s'afficher pour faire trace, faire marque dans le monde. On cherche une respectabilité, une situation sociale. Au mieux, on se veut créatif, on tente de faire œuvre et même, si possible, œuvre d'Art. L'Art contre la Mort, c'est un ressort, voire le ressort, inavoué.

Pour apaiser notre angoisse, notre époque est aujourd'hui encombrée de "professeurs de bonheur". Leur support d'intervention, ce sont toutes les thérapies du "feel good", du bien dans sa tête, du yoga et autres relaxants basés sur un spiritisme à 2 balles.

Le psychothérapeute américain Paul Watzlawick, issu de la fameuse Ecole de Palo Alto, a proposé une autre voie dans un bouquin iconoclaste: "Faites vous-même votre malheur".

Une éducation au malheur, c'est à cela qu'il faut se soustraire: ne pas consentir à se faire tordre le bras. Parce qu'on est nombreux, très nombreux,  à tout mettre en œuvre, et à s'y acharner, pour bousiller son existence, la rendre la plus nulle possible. Le malheur, l'auto-punition, c'est ce qui oriente souvent nos vies: on se défend de réussir, de franchir les frontières.

On est malheureux parce qu'on s'enferme dans un comportement, parce qu'on se met à ruminer et qu'on ne veut pas renverser son destin.

Certes, il faut d'abord essayer de composer avec les autres pour se construire. Et les autres, il ne faut en attendre aucune mansuétude. Ils prennent plaisir à nous rendre dingues en nous faisant vivre dans l'incertitude ou à nous néantiser en affichant leur totale indifférence à notre égard.

Mais les autres ne sont pas seuls responsables du sabotage de notre vie. On s'y emploie souvent soi-même avec application parce qu'on est portés par un goût du malheur et qu'on ne sait pas se comporter face aux injonctions multiples et contradictoires de son entourage. Suis-je aimée ou détestée ?

On s'enferme alors dans le piège de la répétition et de l'accoutumance celui d'un bonheur frelaté construit pour ne surtout pas déplaire aux autres ou les décevoir. Mais on se renie dans cette docilité affichée et on laisse plein de plumes.

C'est le bonheur anesthésiant, cette carapace sommaire destinée à dissimuler notre angoisse primaire. On pète tous de trouille mais on essaie de faire bonne figure, de se montrer complaisants et dociles.

Et au final, je crois qu'il y a vraiment deux catégories de personnes, presque deux camps qui s'affrontent, sur cette question du bonheur.

- Il y a ceux qui choisissent de se plier aux règles du monde, pour qui celui-ci est gouverné par une mécanique implacable à la quelle on ne saurait déroger. C'est le Grand Vouloir de Schopenhauer mais aussi le monde absurde et sans finalité sur le quel se sont excités les existentialistes. Le bonheur, dans ce contexte, ça consiste à trouver une position de repli à l'écart des turbulences du monde: sa coquille, son jardin, sa petite famille, voire son chien ou son chat. Se concentrer sur les petites joies simples, se déprendre à la manière des bouddhistes.

- Il y aussi ceux pour qui l'Histoire existe et pour qui il y a une perfectibilité humaine. Ceux qui refusent le fatalisme au profit du volontarisme. Ceux qui croient le bonheur possible grâce à une transformation de soi-même ou de la société. Le bonheur, c'est un futur, voire un ailleurs, c'est le contraire de la résignation. Plutôt que la tranquillité répétitive, c'est l'instabilité et le Désir.

Images de Lucien Levy-Dhurmer, Pierre-Amédée Marcel-Beronnau, Alice Pike-Barney

Je recommande :

- Clément Rosset : réinjecter du tragique dans notre existence, c'est la préoccupation première de ce philosophe singulier qui se réclame de Schopenhauer et de sa pensée de l'absurde. Il faut préciser que sa lecture est très accessible.

Le bouquin majeur de Schopenhauer, "Le monde comme volonté et représentation", est franchement ardu. Sa vie est, en revanche, passionnante. Le bouquin de référence, à ce sujet, c'est celui de Rüdiger Safranski; "Schopenhauer et les années folles de la philosophie; une biographie". Un extraordinaire panorama de cet incroyable 19ème siècle.

L'influence littéraire de Schopenhauer a été immense. On peut citer notamment Huysmans, Thomas Mann, Jorge Luis Borges, Cioran et.. Michel Houllebecq.

Parmi eux, je retiens surtout Huysmans. On commence à redécouvrir cet écrivain majeur. "A rebours", c'est, en effet, renversant. Et au sujet de Huysmans, je recommande vivement la remarquable et récente biographie d'Agnès Michaux: "Huysmans vivant". Ca n'est pas un bouquin de "prof" ou de spécialiste mais un livre merveilleusement vivant qui fait revivre, dans sa quotidienneté, le Paris de la seconde moitié du 19ème siècle.


4 commentaires:

  1. Bonjour Camilla
    Pourquoi vous parlez du bonheur si ce n’est pas votre truc ? Quoi, que votre texte est intéressant, parce que les gens en général n’évoquent pas souvent cette question de : Bonheur ! À moins d’avoir quelques verres dans le nez. Le bonheur serait quelque chose comme pudique, dans le genre pudibonderie, un sujet qu’on n’ose aborder. Je dirais, même pire que le sexe ou le meurtre. Sous un vocable déstabilisant d’une gêne honteuse. Pourquoi, une personne heureuse cacherait son bonheur ? J’ose affirmer que le bonheur est au-dessus de toutes les considérations sociales. C’est quelque chose d’extrêmement personnelle, de sensible, et l’atteindre n’est pas facile. C’est beaucoup plus que d’avoir la paix dans un fond de campagne, mais en général les bouseux ne se posent pas beaucoup de questions à ce sujet du fameux bonheur. Ils se contentent de vivre, et ils vivent à fond. Vous pouvez être rude et vindicatif, mais être heureux. C’est une facette dérangeante du bonheur, surtout pour les personnes qui cherchent en vain cet état de grâce, qui malheureusement leur échappe et leurs échappera pendant toute leur existence. Comme le chantait Gilles Vigneault dans sa fameuse chanson : Tout le monde est malheureux. C’est un texte à écouter, mais surtout à relire. D’ailleurs, je me demande souvent si vous avez des préoccupations, vous semblez tellement au-dessus de vos affaires. Remarquez que ceci n’est pas une critique, mais une remarque. Mais, si on écrit sur ce sujet, c’est qu’on est à la recherche de ce bonheur. Tant qu’à Émile Zola, de la manière que son existence s’est terminée, je pense qu’il n’avait pas atteint cet état de grâce du bonheur. Ce qui ne l’a pas empêché de s’impliquer dans le dossier de Dreyfus, lorsqu’il a écrit : J’accuse. Il était peut-être malheureux, mais je ne doute pas de sa générosité. L’humain serait inapte au bonheur ? Serions-nous aussi malhabiles ? Pourtant nous redoutions de traverser les tempêtes de la vie, et qui sait, le bonheur est peut-être derrière la prochaine ligne de grain ? Effectivement nous sommes tous mortels, pour la plupart d’entre nous nous redoutons cette conclusion. Pourtant Michel de Montaigne a résumé la situation en deux phrases. (Lorsque je suis vivant, la mort n’est pas là. Lorsque la mort survient, je ne suis plus.) Ce que je peux aimer ces phrases. Pourquoi, nous refusons d’être entier devant notre destin ? Bousiller notre existence comme vous l’écrivez si bien, s’étrangler de déceptions, entretenir son malheur, se vautrer dans la peur comme s’il n’y avait pas de solution. Et, il faudrait seulement de se contenter de cela ? Vraiment, nous valons mieux que cela !
    Merci Carmilla pour votre texte, j’aime votre pertinence et votre impertinence.
    Bonne fin de journée
    Richard St-Lauren

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  2. Merci Richard,

    Disons que j'essaie surtout d'être lucide en ce qui me concerne d'abord et plus généralement ensuite.

    La vérité, me semble-t-il, c'est que les hommes sont, à 90%, malheureux. Et ils en sont les premiers responsables parce qu'ils s'attachent à bousiller leur propre vie. Et cela par peur, refus du changement, conformisme.

    Et ceux qui atteignent une certaine forme de bonheur, ils en éprouvent une espèce de culpabilité et redoutent une vengeance du destin. On n'est jamais rationnels en la matière.

    Mais peut-être, en effet, qu'être préservé de sollicitations sociales excessives rend plus apte au bonheur. On est trop torturés par le regard des autres.

    Suis-je enfin "au-dessus de mes affaires" ? Peut-être, probablement. Je crois qu'on me perçoit comme quelqu'un d'abstrait, construit, sur le quel on peut guère avoir prise.

    Bien à vous,

    Carmilla

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  3. Bonjour Carmilla
    La vérité, vous semble-t-il, serait que 90% des hommes seraient malheureux ; mais où avez-vous pêché ce pourcentage ? Et, les femmes dans cette échelle des valeurs, au niveau du bonheur, elles se situent où ? Est-ce qu’elles sont plus heureuses que les hommes, à 85% ou moins. Elles se font séduisantes pour piéger les hommes et si cela n’est pas du piégeage c’est la grande stratégie de la séduction. Elles courent après leur malheur qui est assuré au niveau de 90%. Ce qui me semble étrange dans ces relations humaines. La réalité, c’est que vous n’avez pas beaucoup de choix, avec cette surabondance de conservateurs, de traditionalistes, et de conformistes, qui plus est, me semble de vous voir pendu au bras de Bardella. Serait-ce les prémices d’une guerre civile comme il en existe beaucoup entre les hommes et les femmes. Engager l’autre dans la soumission volontaire, les femmes en rêvent, en parlent, elles sont à la pêche et leurs filets sont vastes. Le plus étonnant, c’est que les femmes font tout pour imiter les hommes, surtout au niveau professionnel, elles sont souvent plus ambitieuses que les hommes. Nous pouvons constater la chose lorsqu’on remarque que les femmes sont dans un coin et que nous retrouvons les hommes dans l’autre coin. En politique, c’est encore pire, elles sont aussi dures et coriaces que les hommes, et croyez-moi elles ne font pas de quartier. Elles ne pardonnent pas grand-chose. Elles sont implacables. Et, lorsqu’un homme ne tombe pas dans leur filet, qui leur dit tout simplement : Non merci ! Elles rentrent souvent dans une rage folle. Pourquoi voulez-vous être comme les hommes ? Auriez-vous des tendances conservatrices ? Vous enviez notre 90% ? Combien de femmes m’ont affirmé qu’elles auraient aimé être un homme ? Je ne les compte plus. Serions-nous, nous les hommes, plus libres que nous le sommes en réalité pour attirer une telle convoitise ? Je trouve que se sont des questions que nous n’abordons pas souvent. Faudrait-il entretenir une espèce de culpabilité, parce que nous sommes ce que nous sommes, pour nous recouvrir de honte, quitte à entrer dans la servitude volontaire, ce qui est à l’avantage de personne. Dans un couple il y a toujours un dominant ou une dominante. L’union serait un accommodement raisonnable. Ce qui n’est pas très propice au bonheur. Je me refuse à cela. Lorsque j’affirme que vous valons plus que cela, et je le pense sincèrement, où on se contente souvent de peu, nous aurions intérêt à polir nos sociétés, j’y songe sérieusement, qu’il serait peut-être dans nos intérêts de nous occuper de notre évolution. Ce qui pour l’heure semble compliqué dans nos errances quotidiennes d’une médiocrité malheureuse.
    Bonne fin de journée
    Richard St-Laurent

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  4. Merci Richard,

    Quand je parle des hommes, je vise bien sûr les êtres humains en général, indépendamment de leur sexe ou de leur genre. C'est conforme à l'étymologie latine, Homo sapiens, et à la "Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789". Le mot homme est d'abord un universel.

    Je sais bien que, de plus en plus, on voudrait, à chaque fois préciser et distinguer les sexes (ou plutôt les genres). Mais je trouve ça un peu ridicule. Je ne crois pas que le mot homme soit en soi discriminant, un locuteur français saisit tout de suite sa portée universelle ou singulière.

    Quant au pourcentage de 90% de gens malheureux, personne n'en sait effectivement rien. Mais il me semble quand même qu'il y a une complaisance générale, dans nos sociétés, à se sentir malheureux.

    Je ne pense, par ailleurs, être ni conservatrice ni assoiffée de pouvoir. Mais comme chacun, il faut bien que j'assure ma subsistance et, à cette fin, que je travaille pour une rémunération décente. C'est un combat que chacun, chacune, mène à sa manière. Et je veux bien admettre que les femmes savent se montrer aussi odieuses que les hommes dans cette lutte. Mais il est difficile également de généraliser. Chacun, chacune, a son parcours de vie, sa propre grammaire de comportement. Tous les salauds ne sont jamais d'un seul côté.

    Bien à vous,

    Carmilla

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