samedi 13 mars 2021

"Back to USSR 1"

 

Je viens de me rendre compte qu'en Europe Centrale, les gens qui ont vraiment connu la société communiste sont en passe de devenir minoritaires. Au mieux, il s'agit maintenant de souvenirs d'enfance, d'adolescence.

Pour moi, ce sont surtout les récits de mes parents et puis une multitude petits souvenirs faits de détails concrets.


 - l'odeur omniprésente de désinfectant et de misère, les magasins où il n'y avait que du vinaigre et de la vodka;  les rares bananes qu'on essayait de faire mûrir en les plaçant, pendant un mois, sur le radiateur; le café qui n'était qu'un horrible substitut, un ersatz à base de céréales. Dans les commerces, parfois des arrivages étranges venant de "pays frères" : des poulpes congelés, des têtes de mouton ?

- les robinets qu'on hésitait à ouvrir parce qu'ils déclenchaient une symphonie de vrombissements dans tout l'immeuble, l'eau non potable (c'est toujours le cas) et malodorante; les interrupteurs et les prises sur les quels on s'électrocutait, les éclairages glauques et lugubres des lieux publics (les ampoules, introuvables dans le commerce, étaient systématiquement pillées), une pénombre continuelle et générale. 


 - les aspirateurs qui soufflaient, les réfrigérateurs qui chauffaient, les téléviseurs qui explosaient, les machines qui lavaient plus gris que gris.

- les cages d'escaliers sordides et les ascenseurs toujours en panne; les poubelles ramassées de manière aléatoire et déversées partout.


 - les façades lépreuses des bâtiments que l'on essayait de dissimuler en les badigeonnant de couleurs "pétantes". C'était tellement pétant que ça nous plongeait dans une insondable mélancolie. Les lieux d'accueil (administrations, commerces, musées) continuellement fermés pour travaux, des travaux dont on ne voyait jamais la fin.

- les téléphones dans les quels il fallait hurler quand on obtenait enfin une communication; les voitures pétaradantes, fumantes, cahotantes et zigzagantes quand elles daignaient marcher; les trains aux horaires imprévisibles et pris d'assaut par des foules qui s'entassaient jusque dans les couloirs.

- les vêtements ridicules, en matière synthétique avec des couleurs flashy et uniquement disponibles en tailles d'éléphant; les sous-vêtements de bonne-sœur, des serviettes et pas de tampons, des préservatifs ballons de baudruche, des parfums répugnants, des cosmétiques gluants, des lunettes qui vous défiguraient.

- l'entassement dans les logements avec la privation complète d'intimité : la queue pour se rendre à la salle de bains, les regards réprobateurs sur la casserole du voisin; les mille petites haines remuées. La chaleur saharienne dans les appartements qui empêchait de dormir. Avec la promiscuité, le désarroi sexuel aggravé par une éducation faite "sur le tas" et l'absence de romans érotiques. Et puis peu de lieux de rencontre (cafés, restaurants). Après, c'était la grande question : comment et où faire l'amour ? Il fallait des trésors d'ingéniosité. On rêvait d'évasion, d'excursions fluviales ou en forêt ou au bord de la mer pour pouvoir s'isoler. 


 - la bousculade généralisée dans les rues, les invectives et querelles continuelles, les gueules et les mines sombres, dénuées de sourire, l'absence de civilité. Et la nuit, les groupes d'hommes s'accrochant les uns aux autres et titubant en rythme sous l'effet de la vodka.

Je me souviens enfin d'un dernier voyage apocalyptique à Lviv, avec notre mère, juste avant la chute du régime. Après un voyage cahotant, sur des routes défoncées, on s'est retrouvées à l'hôtel George, censé être l'un des plus beaux de la ville. Là, on était entourées d'une multitude de prostituées et de trafiquants et il fallait sans cesse "graisser la patte" d'un "responsable" pour obtenir quelque chose. Ma sœur et moi, on ne comprenait pas qui étaient ces femmes et ces hommes mais on n'arrêtait pas de râler et de torturer notre mère. "Qu'est-ce qu'on vient fiche dans ce trou ? On serait bien mieux sur la plage de Nice. Tout est minable et dégoûtant, on n'ose même pas aller dans les toilettes ou la salle de bain. Quant à la nourriture, aucun chien français n'en voudrait. Et puis, ici, les types sont vraiment chelous, c'est vraiment pas là qu'on va se trouver des amoureux". Bref, le pétage de plombs intégral et, en plus, il pleuvait tout le temps.


 C'est bien basique et ras des pâquerettes ce que tu nous racontes là, allez-vous me dire. Sans doute ! Mais d'abord, je n'étais évidemment pas sensible à la question politique dans mon enfance.

Et puis je me rends compte que tous ces petits aspects de la vie quotidienne ont été effacés, oubliés. Des livres sur la vie au jour le jour dans les pays communistes, il n'y en a quasiment pas. C'est peut-être regrettable.

Pourtant, même un enfant était affecté par le Paradis communiste et en comprenait la réalité. Une réalité souvent grotesque et cocasse. Mais le rire s'étranglait vite. Le sentiment vraiment éprouvé, c'était l'humiliation généralisée faite de laideur, de déglingue et de crasse. Et puis cette frustration lancinante et la fascination aliénante ressenties vis-à-vis de l'Ouest fantasmé.

Tableaux de D. Shmarinov (1907-1999) et d'Ilya Glazounov (1930-2017). Deux peintres soviétiques officiels, très connus. Glazounov, en particulier, est le peintre préféré de Vladimir Poutine. Même si c'est archi-classique, je lui reconnais une capacité à émouvoir. 

 Les propos de ce post seront complétés par un second volet, peut-être plus complexe.

Sur la vie réelle en U.R.S.S., je recommande les livres de :

- Elena Balzamo  : "Décalcomanies", "Cinq histoires russes", "Triangle isocèle". A lire absolument. J'adore.

- Iegor Gran : "Les services compétents". Le fils de Siniavski. Le formidable esprit de dérision de ceux qui ont connu les dictatures. On lira aussi avec joie ses pamphlets ravageurs consacrés à l'écologie ("L'écologie en bas de chez moi") et au Covid ("Ces casseroles qui applaudissent aux fenêtres").

- Gary Shteyngard : "Mémoires d'un bon à rien"


2 commentaires:

  1. « Le facteur le plus important pour l'avenir du Québec, c'est vous. N'oubliez jamais que l'avenir vient vite, et qu'il y a que le changement qui marche. »
    René Lévesque

    Et je suis enfin disposé à admettre l'allure que prend la vérité quand elle est mêlée à la mort. Ce qui me donne désormais le droit de choisir ce que je vais devenir. »

    Robert Lalonde
    La reconstruction du paradis

    « Quelle que soit la distance qui nous sépare, il y a des gens qui ne vous ont jamais quitté et que vous ne quitterai jamais. Nos âmes sont en gémellité, et toujours, toujours dans un mouvement de liberté. »
    Hélène Grimaud

    Entre la frousse, la peur et l'angoisse.

    Bonsoir Carmilla

    Est-ce que nous vivons dans une époque de frousse, de peur et d'angoisse ? Est-ce que se sont ces situations que les Russes ont vécu au cours du dernier siècle ? Est-ce que c'est cela que nous vivons présentement devant cette crise sanitaire ? Quoi que ça peut être angoissant de plonger dans l'inconnu. Peut-être que nous ne sommes pas prêt pour l'humilité ?

    La frousse est un frisson passager, la peur peut-être salutaire, et l'angoisse peut vous liquider à petit feu, oui elle peut être mortelle.

    Nous sommes devant le changement et aux dires de René Lévesque, il n'y a que le changement qui fonctionne. L'avenir vient sans doute plus vite qu'on le croyait. Ce qui nous déstabilise.

    C'est étrange ces débats, entre la mort assistée pour certains, et d'autre part, ceux qui sont prêts à prolonger leur existence pour vivre plus longtemps en rêvant d'éternité, voir d'immortalité.

    Sur le transgénique, c'est juste le début des débats. Nous sommes entrés dans ma manipulations génétiques, que ça nous plaise ou pas, aussi bien y faire face. Sur le fond, la pandémie nous y pousse. Ce qui exigera de nous une grande discipline.
    Je tiens à remercier Alban pour son dernier commentaire de la semaine dernière. Et, je tiens à vous rassurer Alban, il y a des guêpes au Québec, et d'après mon expérience personnelle, elles piquent fort.

    Bonne fin de nuit Carmilla

    Richard St-Laurent

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  2. Merci Richard,

    Je ne crois vraiment pas, sans vouloir vous offenser, que l'on puisse mettre en regard la peur éprouvée aujourd'hui et celle vécue, par le passé, par les Russes (et toute l'Europe Centrale). De 1914 au début des années 60, l'Europe Centrale a en effet vécu quelques décennies d'épouvante et de privations qui n'avaient pas grand chose à voir avec des angoisses indéterminées.

    Il reste que le monde est bien en proie, aujourd'hui,à une angoisse et une incertitude générales. Ça ne m'apparaît pas pleinement justifié et je crains surtout qu'il n'en sorte que de mauvaises choses : petites haines, intolérance et populisme.

    Quant au débat sur le transhumanisme couplé à celui sur l'euthanasie ou le suicide assisté, j'ai du mal à avoir une position tranchée sur ces questions. J'observe simplement, comme je l'ai déjà précisé, qu'il y a une tendance générale de nos sociétés à redéfinir ses frontières : homme/nature, homme/animal, homme/femme, vie/mort. Où cela va-t-il nous mener ?

    Bien à vous,

    Carmilla

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