samedi 18 mai 2024

Contre les Messianismes















Mauvaise semaine. Difficile de dormir quand le Grand Boucher de Moscou fait une nouvelle crise et s'excite maintenant sur Kharkiv.


Kharkiv, je connais bien. J'y avais des amis aux quels je rendais fréquemment visite. Ca semble complétement perdu sur la carte de l'Europe. Je ne vais pas raconter que c'est beau. La ville s'enorgueillit de posséder la plus grande place d'Europe. Elle est grande, c'est vrai, mais quant à dire qu'elle est belle... Kharkiv est globalement plutôt moche mais disons qu'il y a une ambiance. Et puis, on peut y voir quelques immeubles constructivistes (un mouvement architectural novateur des années post-Révolution bolchévique). 


On ignore généralement que c'est un grand centre intellectuel et culturel. Une ville qui abrite, depuis longue date, les meilleures universités. La philosophie du langage, tellement à la mode à la fin du 20ème siècle, y a pris naissance avec Alexandre Potebna et Nicolas Troubetzkoï. On peut citer aussi Emmanuel Levinas, le philosophe si prisé aujourd'hui, qui y a vécu de 1914 à 1920.


Et le célèbre peintre ukrainien, Ilya Repine, est né et a vécu dans un petit village tout proche de Kharkiv. C'est d'ailleurs cette campagne proche de Kharkiv qui est admirable avec une végétation exubérante et des petites bourgades de rêve: tout le monde s'y connaît et bavasse dans des rues, pas toujours asphaltées, animées par de multiples marchés et une foule d'animaux. La vraie vie à la campagne, avec ses aspects merveilleux, je l'ai découverte près de Kharkiv.



Le Petit Palais, à Paris, a récemment (fin 2021-début 2022) consacré une belle exposition à Ilya Repine. Elle a eu un grand succès. Mais honte à ses organisateurs ignares qui l'ont intitulée: "peindre l'âme russe". Juste avant le déclenchement de la guerre, on ne pouvait pas apporter plus fort soutien à la propagande de Poutine.


Et il faut reconnaître que la plus grande réussite de cette propagande, c'est d'avoir réussi à convaincre le monde entier qu'il existait bien une âme russe. Une âme russe faite d'une plus grande sensibilité, d'une sentimentalité exacerbée et de grands tourments intimes. Et à l'âme russe, s'associe évidemment l'idée d'un grand  territoire russe (quasiment toute l'Ukraine, sauf la Galicie,  et surtout Kharkiv et Odessa). 


Presque personne ne fait remarquer qu'il ne s'agit que d'une variante de la théorie des races. On essentialise et on exclut dans le même temps. Ca pourrait faire rigoler mais c'est surtout, aujourd'hui, sinistre et inquiétant.

Et il est vrai que les Russes sont à peu près tous convaincus d'être différents. Peut-être pas génétiquement mais surtout porteurs d'une plus grande spiritualité. C'est d'abord lié à la religion orthodoxe qui joue largement sur la fibre émotionnelle et sensible. Une messe orthodoxe, c'est un spectacle conçu pour vous remuer les tripes.


Et puis, il y a l'influence des écrivains Tolstoï et Dostoïevsky. Tout le monde les a lus et ils demeurent des références fortes. Moi-même, j'ai été et je demeure (mais de manière moins inconditionnelle) une dostoïevskienne. 


L'un et l'autre sont bien différents et leurs points de vue sont, certes, très éloignés mais ils se rejoignent néanmoins sur cette idée d'un grand messianisme russe. Un messianisme qui nous permettrait d'échapper à la déchéance, à la  mercantilisation générale du monde et à ses dérives morales. Un messianisme russe qui sauverait toute l'humanité slave de la décadence occidentale.


Et ça marche évidemment. Ca console les Russes aujourd'hui. Se croire différent, culturellement supérieur, ça permet d'oublier les ratés de l'économie. De toute manière, on est au-dessus de ça, on n'est pas matérialistes.


Du point de vue des Messianistes, l'Histoire du monde, elle est donc loin d'être achevée. Elle est plutôt  à venir et le Présent n'est presque qu'un point de départ. Le Présent, c'est ce que l'on déprécie, ce à quoi on s'oppose, contre lequel on engage une lutte. 


C'est cela la grande bizarrerie de tous les Messianismes. On a pour horizon un au-delà de l'Histoire. On vit dans l'attente d'un Sauveur qui viendra affranchir les hommes du péché et établir le Royaume de Dieu sur terre. C'est ce qui cimente la plupart des grandes religions: le christianisme, le judaïsme, le chiisme (l'imam caché).


On croit aujourd'hui qu'on en a fini avec les grandes religions, qu'elles se sont largement rationalisées. Mais on ne perçoit pas que se manifestent maintenant des formes plus laïques et plus vulgaires du Messianisme. Le Soviétisme était déjà une forme de Messianisme. De même, le Nazisme. Un catéchisme dans les deux cas, avec tout un fatras idéologique reposant sur la promesse d'un avenir radieux.


Aujourd'hui même, le messianisme politico-religieux est à l'œuvre chez les partisans de Donald Trump ("Make America Great Again") ou chez les fondamentalistes musulmans qui veulent imposer la sharia sur terre.


Et pourquoi les jeunes occidentaux, surtout des étudiants (?), se  mobilisent-ils en masse en faveur des Palestiniens mais se fichent à peu près des Ukrainiens ? Il me semble pourtant qu'il y a un camp qui combat davantage pour la Liberté que l'autre. Mais non, soutenir les Palestiniens, c'est d'abord une manière de désigner, en toute bonne conscience, ce que l'on hait et veut voir éradiqué du monde: les Juifs et le Capitalisme.


Vladimir Poutine se situe évidemment dans cette lignée messianique. Il se pense investi d'une mission supérieure, se vit comme le Sauveur du peuple russe. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'il entretienne des sympathies avec "le Grand Blond" et avec l'Iran. Quant à Israël, il s'en détourne.


Sa guerre contre l'Ukraine a une dimension mystique; il s'agit d'une véritable "guerre sainte". Mais c'est évidemment très confus chez lui, ça n'est pas théorisé, c'est surtout porté par la rage et la haine de l'Occident..


Delphine Horvilleur a ainsi bien souligné qu'il existait un Messianisme de vie et un Messianisme de Mort.

Le Messianisme de vie, il a été porteur des plus grands bouleversements spirituels de l'humanité.

Le Messianisme de Mort, il penche vers la Grande Catastrophe, l'éradication de toutes les valeurs émancipatrices. Après nous le Déluge ! Et, dans cette perspective, faire le Mal est de peu d'importance, ça a même une vertu purificatrice.


L'opinion occidentale est ainsi généralement effrayée par la cruauté et la violence impitoyable de la soldatesque russe. La pitié lui est étrangère et les exactions commises (vol, viol, torture) font partie du cours normal des choses. Comment est-ce possible dans un pays si religieux, qui affiche sans cesse sa culture supérieure ?


A ce sujet, je me permettrais de rappeler la commisération, voire la sympathie, de la religion orthodoxe envers les pêcheurs et les criminels. C'est un thème largement développé par Dostoïevsky. Et il ne faut pas oublier que tous les Tsar et Tsarines, jusqu'à Alexandre 1er, ont été de grands criminels. Le Pêcheur est, en quelque sorte, plus proche de Dieu que le Saint. Et commettre un crime, voire les multiplier, c'est une manière de trouver rédemption et de se rapprocher de Dieu.


Le chant "L'internationale" le proclame avec justesse: "Il n'est pas de Sauveurs suprêmes, ni Dieu ni César, ni Tribun. Libérons nous, nous-mêmes". Assumer seul son Destin, trouver soi-même les voies de son émancipation... En nos temps modernes, férus d'Apocalypse, cela a été complétement oublié.


Images d'Ilya Glazunov, le peintre contemporain controversé mais préféré de Poutine. Images également d'Ilya Répine, Vladimir Minaev, Vladimir Kush, Komar et Melamid, Igor Vasnetsov.

Une question m'est souvent posée: les Russes seraient-ils capables de prendre une grande ville comme Kharkiv ? Moi-même, qui ne suis jamais très optimiste, je réponds non. Il existe, dans chaque grande ville, des comités civils de défense, rassemblant des dizaines de milliers de citoyens, y compris  de nombreuses femmes. Tout ce monde là a appris à tirer et possède des armes. La seule solution pour les Russes serait de préalablement raser une ville sous les bombardements pour la vider de ses habitants.

Mes recommandations de lecture:

- Michel Eltchaninoff: "Dans la tête de Vladimir Poutine". Un livre pas tout récent mais plus que jamais d'actualité. Poutine n'est évidemment pas un intellectuel mais il se pique de spiritualité.

- Jean-François COLOSIMO : "La crucifixion de l'Ukraine". Le grand connaisseur de l'histoire politico-religieuse.

- Delphine Horvilleur: "Comment ça va pas". Etrange à quel point on adhère à chaque fois à ses idées. 

- Abnousse SHALMANI: "Laïcité, j'écris ton nom". Ca vient de sortir et c'est toujours aussi percutant.

- Paolo NORI: "Ca saigne encore - L'incroyable vie de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski". Un livre lui-même incroyable par un Italien passionné par la culture russe. Il renouvelle complétement notre point de vue sur l'écrivain et le rend très humain. Je recommande vivement ce bouquin.





2 commentaires:

  1. Bonjour Carmilla

    Oui, Delphine Horvilleur, dans toute sa modestie, elle ne cesse de nous surprendre et son dernier ouvrage que je viens de lire : Comment ça va pas? Ne manque pas de souligner qu’on devrait s’impliquer beaucoup plus que nous ne le faisons. C’est une personne qui pense, analyse, cherche à comprendre. À chaque fois que j’ouvre un de ses ouvrages, je suis subjugué par sa lucidité, sa vision du monde. Nous avons grandement besoin de personne comme elle. Afin de mieux comprendre ce qui se déroule présentement sous nos yeux. Ce n’est pas une personne violente; mais elle n’a pas hésité à écrire que: Si tu es attaqué, tu as le droit impératif de te défendre. Les Juifs ont mis des millénaires à comprendre ce principe pourtant clair. Ils ont pris conscience, que présenter l’autre joue, ça n’avait pas d’avenir, et nous savons tous comment cela a failli se terminer. Présentement, nous sommes à nouveau dans ce risque déguisé en messianisme.

    Ce qui est intéressant dans le livre d’Horvilleur, se sont non seulement les idées qu’elle développe, mais la forme que prend cet ouvrage, toutes ces personnes, décédées ou vivantes, qu’elle interroge à sa manière douce et intelligente, sur les violences de jadis, et sur le violences présentes.

    Je retiendrai une citation que je me suis empressé de copier :

    « J’ai fini par comprendre combien j’avais besoin de m’entourer de gens qui se savent hantés. Des êtres qui accueillent les fantômes de leur histoire et les font parler dans ce qu’ils disent, écrivent, composent, chantent ou construisent. J’ai besoin de m’entourer de ceux qui savent ce qu’ils doivent à leurs revenants, et qui ne font pas comme si le passé était passé.»
    Delphine Horvilleur
    Comment
    ça va pas?
    Page 106 et 107

    Pour le dire d’une autre manière : Les Palestiniens sont les otages du Hamas qui les instrumentalise, tout comme le Hezbollah dirige le Liban, deux organisations terroristes, soutenus par l’Iran, qui soutient La Russie dans son agression contre l’Ukraine. Brièvement , nous venons de faire le tour, pour revenir au point de départ. Lorsque des manifestants occidentaux soutiennent les Palestiniens, dans les faits, ils soutiennent le Hamas et le Hezbollah, et par le fait même l’Iran et la Russie. Comprendre que ce n’est pas le gouvernement fantoche qui dirige les Palestiniens, mais que c’est le Hamas qui les gouverne. Il demeure quand même étonnant, que des personnes qui étudient dans des grandes universités, qui font des études supérieures, n’ont pas compris cela!

    Je tiens à souligner que Delphine Horvilleur a donné une entrevue remarquable dans le Philosophie magazine de mai 2024, qui est à lire.

    Que deviennent vos amis de Kharkiv, Carmilla?

    Malgré tout, bonne fin de journée Carmilla

    Richard St-Laurent

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  2. Merci Richard,

    On a vite fait, en effet, de perdre toute rationalité et esprit critique. L'esprit messianique nous empoisonne.

    On marche sur la tête et on laisse libre cours aux haines. La jeunesse étudiante, en France, préfère prendre massivement parti pour les Palestiniens. Israël, c'est l'épouvantail, les colons et les capitalistes. Quant aux Ukrainiens, c'est à peine mieux, on passe pour intelligent en disant qu'ils sont inféodés aux USA et à l'Otan.

    Mais les Palestiniens, je ne sais pas d'abord qui c'est. Et puis, derrière cette identité revendiquée, il y a, en effet, les Barbus de Téhéran et les bouchers de Moscou. Plutôt sinistre.

    Mais il est vrai que Netanyahu a lui-même une vision messianique de l'histoire. Avec des anti-démocrates qui s'affrontent, on est donc loin de la Paix.

    Sur ces questions, Delphine Horvilleur est, en effet, apaisante.

    Quant à mes amis de Kharkiv, ils sont partis depuis déjà bien longtemps.

    Bien à vous,

    Carmilla

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