samedi 11 mai 2024

"Ces vêtements qui nous déshabillent"

Chaque matin, c'est, pour moi, un grand problème: comment je m'habille et m'apprête aujourd'hui ?

Ca me prend beaucoup de temps, ce sont des réflexions torturantes. Il ne faut pas que ce soit comme hier mais pas non plus complétement différent. Et puis, il y a les tenues professionnelles et celles, plus audacieuses, du week-end. Et aussi, les carrément sportives. Et enfin, celle d'un dîner auquel on m'a invitée (on ne sait jamais comment il se terminera).

Même le choix d'une culotte ou d'un soutien-gorge, voire d'un maillot de bain, me pose problème: trop ou pas assez sexy. Et je ne parle pas de la coiffure ou du maquillage. Je ne sors jamais de chez moi, même si c'est pour descendre la poubelle, sans avoir "checké" mon apparence dans un grand miroir.


Tout ça, ce ne sont que des histoires de nanas, allez-vous ricaner. Oui, c'est vrai sauf que ces problèmes exclusifs de nanas sont très récents.

On l'a complétement oublié mais jusqu'à la Révolution Française, la préoccupation vestimentaire était aussi forte chez les hommes que chez les femmes. Du moins dans la noblesse et la bourgeoisie, parce que, dans la paysannerie, le vêtement servait simplement à se protéger des intempéries. 


Jusqu'à la fin du 18ème siècle, hommes et femmes faisaient, en effet, assaut de dentelles, bas, rubans, chaussures à talons, tissus aux couleurs chatoyantes. L'apogée de cette rivalité vestimentaire, ça a été, évidemment, la cour de Louis XIV. C'était une manière d'exhiber sa distinction sociale, d'afficher le triomphe du bon goût français en Europe. Et à ce grand théâtre, les hommes participaient autant que les femmes et les égalaient même.

Mais il y a eu un brutal basculement avec la Révolution Française. Soudainement, à la fin du 18ème siècle, les hommes ont cessé de se préoccuper de chiffons. Ca a été le mouvement des "Sans-Culotte", celui de "la Grande renonciation" des hommes à l'ornementation de leur toilette: plus de bas, plus de perruques, plus de couleurs, plus de colifichets en tous genres. Rien qu'un pantalon et une veste de couleurs sombres. 

Dès le début du 19ème siècle, le vêtement cesse d'être un instrument de séduction pour les hommes. C'est sa banalité qui est recherchée et tous, jusqu'à aujourd'hui, s'habillent, depuis cette date, de manière à peu près identique. L'important, c'est que ce soit discret, ne se fasse pas remarquer. La seule décoration tolérée, c'est la chemise. Même les ornements du chapeau ou de la cravate, sans doute trop connotés sexuellement, sont en voie de disparition. Et tous les hommes savent bien que ce n'est pas leur apparence vestimentaire qui va favoriser leurs conquêtes féminines.


Ca a été un énorme bouleversement mental qu'on a peu analysé. Désormais, depuis plus de deux siècles, vêtements féminins et masculins diffèrent profondément: à la sobriété et au pragmatisme masculins s'opposent l'esthétisme et l'artifice féminins.


Ca a complétement bouleversé la relation entre les sexes et c'est d'ailleurs au moment où se clôt la Révolution Française, au lendemain de la Terreur, que prend naissance la Mode féminine avec l'apparition soudaine des "Merveilleuses". On l'a effacé mais elles ont été les premières "Féministes", les grands-mères des "Femens" et "Pussy Riot". 


Ce mouvement  des Merveilleuses et des Incroyables, il est de bon ton aujourd'hui de le dénigrer, le ridiculiser: des snobs prétentieux, des Parisiens arrogants (c'est depuis cette époque que les Français auraient cessé de rouler les "r"). 


Personnellement, je les adore et j'aurais sans doute été une Merveilleuse. Elles étaient d'abord d'une incroyable audace: leur coupe de cheveux "à la victime" (c'est-à-dire coupés ras derrière le cou pour évoquer le trajet de la guillotine), leurs robes-tuniques de tulle ou de gaze, diaphanes et collantes, quasi transparentes, plus indécentes qu'une complète nudité. On a oublié à quel point Madame Talien, Juliette Récamier, Eugénie de Beauharnais étaient jugées audacieuses, scandaleuses. 



On peut aussi rappeler que leurs robes, épousant le corps et donc sans possibilité de poches, ont rendu nécessaire l'invention du sac à main féminin. Pas de femme sans sac, dit-on ainsi, aujourd'hui, à propos de cet étrange objet à forte dimension sexuelle : un sombre et mystérieux foutoir dans le quel n'est autorisée à fouailler que sa propriétaire. Enfreindre cette interdiction, c'est un véritable viol.
Mais les Merveilleuses n'ont pas seulement inventé la Mode. Elles ont été les contemporaines de la naissance de tout ce qui fait aujourd'hui le plaisir de la vie sociale: les théâtres, les musées, les bals populaires, les restaurants, on a complétement oublié que ça n'existait pas sous l'Ancien Régime. Le Directoire, ça a été une Révolution globale des sens et du plaisir. 

Quoi qu'il en soit, c'est depuis cette époque que le vêtement, l'apparence, est devenu le principal marqueur de la différence sexuelle. 


C'est presque une injustice, une punition, imposée aux femmes. Comme un retour à la Genèse Biblique: coupable d'avoir cédé à son désir, Eve, chassée du Paradis, est d'abord contrainte de se vêtir. Plus de nudité possible et l'obligation d'un vêtement clairement identifié.


A la différence d'un homme, aucune femme ne peut totalement négliger son apparence. Que ça nous plaise ou non, on est toutes prisonnières du "fétichisme" du vêtement.



Vous allez m'objecter que les choses évoluent, que ça change. Que de plus en plus, les femmes s'habillent "pratique", confortable, en jeans et baskets. Certes, mais aucun vêtement, aucune parure, ne sont choisis au hasard par une femme. Ils sont toujours soigneusement sélectionnés de manière à sublimer une apparence anodine.


Tout ce qui fait notre habillement, même sous sa forme la plus simple, nous le choisissons en fonction de sa charge érotique. Il y a toujours au moins un petit quelque chose, un petit détail, qui nous ramènent à la séduction et au désir et on ne peut pas s'abstraire de cela. Ca passe alors par un jeu de couleurs, une touche de maquillage, une coupe originale.


Finalement, on s'habille toujours pour être déshabillées par le regard des autres.

Et, même si c'est affreusement puéril, rien ne nous émeut plus que les compliments ou critiques formulés sur notre tenue.


C'est ce qui fait l'apprentissage de la féminité et ça n'est pas toujours facile. On s'en accommode ou on se rebelle. 

On dit ainsi que les jeunes femmes s'habillent ou bien comme leur mère, ou bien contre leur mère.


Moi, je me suis beaucoup bagarrée avec ma mère. Elle voulait d'abord nous habiller, ma sœur et moi, comme deux petites Ukrainiennes avec des tresses et des chemises brodées. Mais on a tout de suite râlé à ce sujet: "C'est la honte ! Tout le monde se moquera de nous! On va passer pour des paysannes !"


Et puis, elle voulait que je porte les anciens vêtements de ma sœur aînée. "Il n'en est absolument pas question", ai-je tout de suite rétorqué avec la violence d'une Furie.


Après, elle a dû supporter ma période gothique mais elle s'était résignée: "Tu fais peur, tu ne vas tout de même pas sortir habillée comme ça", se contentait-elle de me dire.  Mais il est vrai que ma sœur l'avait peut-être déjà habituée à pire.



Mais les contraintes du vêtement féminin, je m'y suis bien adaptée et je les apprécie même. J'y vois, en effet, deux avantages:



- J'aime changer de tenue, de style, d'apparence. Ca me donne le sentiment de changer d'identité et de pouvoir, même, les multiplier. Devenir une autre, tout à fait différente de mon déguisement social habituel, je trouve ça exaltant. C'est presque une délivrance. Ca n'est que provisoire, une journée, une soirée, mais c'est tout de même mieux que le pauvre garçon enfermé dans une apparence, un  look définitifs.


- Quand on parvient, parfois, à être satisfaite de son apparence et, même, à se juger belle, on éprouve alors une trouble jubilation intérieure. C'est une jouissance sans pareille, comme si tous les morceaux de notre identité se réconciliaient tout à coup, comme si on trouvait une soudaine harmonie en nous. On cesse d'être tiraillées, déchirées, par nos conflits et angoisses. On atteint peut-être alors son "idéal du Moi", cet idéal rêvé, jugé inaccessible mais qui est malgré tout un moteur de notre existence qu'évoque Freud. C'est un instant de bonheur, de plénitude, qu'éprouvent, seules, les femmes en raison de leur plasticité psychique. Ce miracle nous donne alors une impression de force et de liberté.


Images de Wladislaw SLEWINSKI, John William GODWARD, Gustave CAILLEBOTTE, Berthe MORISOT, Nicolas CHARPENTIER, Francesco CURRADI, Jacques-Louis DAVID, Henri TOULOUSE-LAUTREC, collections Christian DIOR et John GALLIANO.

Je recommande deux bouquins de psychanalyse :

- Patrick AVRANE: "Quand les vêtements nous déshabillent". Ca vient de sortir. Sagace et juste.

- Catherine JOUBERT et Sarah STERN : "Déshabillez-moi -Psychanalyse des comportements vestimentaires". Ca a près de 20 ans (2005) mais ça m'avait enthousiasmée quand j'étais adolescente. Je viens de le refeuilleter, c'est moins théorique que le livre de Patrick Avrane mais ça demeure très percutant. A lire par toutes les jeunes filles.


 

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