J'étais en mission en Bretagne la semaine dernière, dans ce qu'on appelle, plus précisément, le Trégor .


J'étais en mission en Bretagne la semaine dernière, dans ce qu'on appelle, plus précisément, le Trégor .
"Ah ! Si je pouvais refaire ma vie..." ressasse-t-on. "Je ferais d'autres études, je choisirais un autre boulot, j'aurais plein d'amants(e)s et pas de gosses, je voyagerais sans cesse, j'apprendrais plein de langues étrangères, etc...".
La difficulté à accepter son destin me semble générale. On est souvent convaincus d'être des "victimes"; on n'aurait, tout simplement, pas eu de chance.
On néglige complétement le fait que les sociétés n'ont jamais été "ouvertes" à ce point et que le champ des possibles (même pour une femme) s'est considérablement élargi. Mais rien à faire, on se refuse à pointer sa propre responsabilité. On préfère se croire, obstinément, victimes d'un mauvais coup de l'histoire.
Pour ce qui me concerne, j'avoue être largement épargnée par ces tourments. Mais ça se comprend facilement: ma destinée normale, c'était de vivre, avec un mari probablement alcoolique, dans une banlieue quelconque d'une quelconque ville de l'ancienne Union Soviétique. J'aurais pu aussi rester à Téhéran où je dois avouer que je n'étais vraiment pas malheureuse au point que j'en demeure très nostalgique.
Qui sait, au final ? J'ai appris, au travers de mon parcours, qu'on pouvait vivre heureux dans les endroits les plus sinistres. Finalement, le bonheur et le malheur, c'est très relatif.
Quoiqu'il en soit, j'aurais vraiment mauvaise grâce aujourd'hui, depuis mon chic domicile parisien, à me plaindre du sort qui m'a été réservé. Ma chance, ça a peut-être été de n'avoir jamais eu d'ambitions démesurées. Je n'ai jamais considéré que j'avais un quelconque talent caché exceptionnel (artistique, sportif ou scientifique) à développer absolument. Mon objectif principal, ça a d'abord été d'assurer ma survie matérielle et ça me suffisait. Je n'éprouve donc aujourd'hui ni frustration, ni déception.
Je me considère même plutôt comme une "chanceuse" mais je ne l'affiche pas parce que c'est le meilleur moyen de se faire détester.
De ma vie, de mes décisions qui l'ont rythmée, je ne regrette donc pas grand chose même si tout est très prosaïque. "Si c'était à refaire", il y a finalement peu de choses que je corrigerais. J'en ai bavé mais pas tant que ça. Et j'ai su conserver ma liberté avec les hommes. En me montrant certes cruelle, arrogante et impitoyable mais c'est la condition de survie de toute femme. On ne peut pas se permettre d'être "gentilles", c'est accepter de se faire dévorer.
Mais cette chance que j'ai eue ne me rend pas, pour autant, sereine. Je ne suis quand même pas naïve et j'ai bien conscience que tout cela, tout cet enchaînement d'événements, ça n'a généralement tenu qu'à un fil et j'aurais, tout aussi bien, pu basculer de l'autre côté, sombrer dans la marginalité.
Et surtout, je traîne (peut-être comme à peu près tout le monde) une sourde culpabilité. Parce que des erreurs, j'en ai évidemment commises dans ma vie mais les réparer, je me rends bien compte que c'est maintenant impossible.
J'ai d'abord été infecte avec mes parents. J'ai vraiment tout fait pour les inquiéter en ce qui concerne mon avenir. Est-ce que je n'allais pas devenir une marginale emportée par son hubris ?
Ca a été pareil avec ma sœur. Je lui ai toujours fait sentir qu'elle était une idiote en comparaison avec moi.
Tous sont morts prématurément et je ne puis donc espérer me faire pardonner. Et cela serait-il d'ailleurs possible ?
Et puis il y a aussi, aujourd'hui, ma culpabilité envers l'Ukraine. Je suis bien peinarde à Paris et je me pose donc, sans cesse, la question de savoir comment aider, au mieux, le pays. En allant sur le terrain, en envoyant de l'argent ? Il n'y a, en fait, pas de solution pleinement satisfaisante, on cherche toujours à s'acheter une bonne conscience.
Et je me sens même coupable vis-à-vis des Français. Je vis matériellement mieux que la plupart d'entre eux et je me dis que ça n'est pas normal, que ça n'est pas dans l'ordre des choses. Alors, je dissimule soigneusement mes origines, j'essaie d'effacer ça mais c'est impossible. Je bute toujours sur un écart insurmontable, je n'arrive pas à devenir simplement Française.
Changer de vie, changer ma vie, devenir, éventuellement, meilleure, c'est donc une question qui me taraude régulièrement. Mais je ne pense pas que ce soit une position originale: je me comporte, en l'occurrence, comme à peu près tout le monde. Et je dirais même qu'on est, heureusement, presque tous assaillis par le doute sur soi-même et qu'on ne cesse de se détester.
Parce qu'en effet, il me semble qu'à contrario, les gens les plus infects, les plus imbuvables, ce sont ceux qui ne doutent pas d'eux-mêmes.
Vouloir changer, je pense donc que c'est important pour son bien-être propre même si je sais qu'on échoue souvent dans cette volonté. Cela, parce que de son passé, on ne peut pas tout effacer comme d'une ardoise magique. Il y a quand même un déterminisme qui nous bouffe.
Mais on a aussi trop tendance à voir le monde comme régi par un déterminisme absolu. C'est une manière de se défausser de ses responsabilités. C'est un peu l'attitude des Allemands sous le Nazisme ou des Russes sous Poutine, qui considèrent simplement leur système politique comme "un Grand Malheur".
On oublie qu'on est perfectibles et qu'on peut donc changer et s'arracher à ce que l'on croit être son Destin. Mais attention ! Il ne faut surtout rien en attendre en retour et surtout pas le Pardon.
Espérer gagner le pardon d'autrui, c'est une démarche exorbitante et mercantile. Si ça se produit, on se retrouve, en fait, dans une situation pire qu'avant.
Images de couvertures de la revue hebdomadaire allemande "Jügend". Celle-ci parut à Münich de 1896 à 1940. Personnellement, j'aime beaucoup parce que ça exprime bien ce qu'était la sensibilité érotique et sensuelle de l'Europe Centrale à cette époque.
Je recommande:
- Roger CAILLOIS: "Ponce-Pilate". Un grand écrivain et penseur que l'on commence à oublier mais c'est sans doute dommage. Une "Uchronie". Que se serait-il passé si Ponce-Pilate avait refusé l'injustice ? Il n'y aurait tout simplement pas eu de Christianisme.
- Zygmunt MILOSZEWSKI: "Te souviendras-tu de demain ?" Par l'un des grands maîtres du roman policier polonais. Est-il possible de forcer son destin ? Une comédie concernant un couple qui a l'opportunité de revivre et corriger son amour. Un bouquin très troublant.
- Emmanuel CARRERE: "Uchronie". On vient de rééditer, en poche, ce premier livre dans le quel il invente des versions alternatives de l'Histoire.