samedi 25 mai 2024

Bougez-vous !





















Bientôt les élections européennes. 

Mais ça me désespère: on est hantés par le catastrophisme et le déclinisme et le seul remède proposé, c'est la frilosité et le repli généralisé sur soi. La perspective générale, c'est l'Europe même pas des nations ni des campagnes, mais celle des familles et de la sécurité du foyer.


L'Europe, elle n'est d'abord perçue que comme une grande machine bureaucratique, un monstre froid conçu pour embêter tout le monde avec sa paperasse au seul profit de quelques technocrates grassement rémunérés. Et puis l'Europe, c'est cette mondialisation qu'on abomine et qu'on rend responsable, contre toute évidence, du déclin économique, de la désindustrialisation, de la ruine de l'agriculture.


On se met à pleurnicher: il faudrait se protéger de la concurrence internationale, revenir au national et même au local, privilégier, comme nous y encouragent les écologistes, les circuits courts, les échanges locaux. Le mieux, ce serait même de ne plus bouger, de rester chez soi. Ca réduirait notre empreinte carbone et on se sentirait davantage protégés de la fureur du monde. Le "sacre des pantoufles", le "renoncement au monde", voilà, selon les termes de Pascal Bruckner, ce qui est aujourd'hui prôné. 


Ce repli sur soi, sur son domicile, sur sa famille, en ne laissant pénétrer le monde extérieur et ses épouvantes que via Internet, semble d'ailleurs exercer, aujourd'hui, une irrésistible attraction. On a souvent retiré du confinement un certain plaisir et on le prolonge: vivre cloîtré, c'est devenu, pour beaucoup, le mode de vie rêvé. On ne veut plus faire que du télétravail et passer ses journées en pyjama. On ne prend même plus la peine d'aller faire des courses puisqu'on se fait livrer, à toute heure, à son domicile (que ce soit un quasi esclavagisme ne gêne personne). Quant à sortir pour un cinéma, un théâtre, un concert...à quoi bon puisqu'on est abonnés à plusieurs plateformes de streaming ? On a la même chose sans les embarras de la foule. Enfin, pour voir, rencontrer, ses amis, sa famille, un coup de Skype fait l'affaire. Et puis, ça évite les frais de déplacement, réception. On devient des rats en bonnets de nuit mais on compense ça en échangeant des propos dégoulinants de mièvrerie.


Quant à voyager, c'est maintenant jugé irresponsable et égoïste, voire criminel dans le contexte du réchauffement climatique. La mesure qui fait l'unanimité, c'est de limiter drastiquement les voyages en avion. C'est le "flight shame", la honte du voyage en avion. Personne ne fait remarquer que ça ne représente que 4% des émissions de gaz à effet de serre. Mais qu'importe: il ne s'agit pas d'être efficaces mais de punir. Punir ceux qui ne tiennent pas en place, qui veulent autre chose, qui veulent s'évader de leur prison familiale.


La société européenne est en train d'épouser un modèle littéraire qui, en son temps, avait été présenté comme un repoussoir. Celui d'"Oblomov", un personnage velléitaire décrit avec férocité par Ivan Gontcharov en 1859. Si la Russie était arriérée, pas vraiment européenne, c'est parce qu'il y avait pléthore d'Oblomov, de gens incapables d'affronter les difficultés de l'existence et les contraintes de la vie en société.


Mais aujourd'hui, les Oblomov constituent la grande majorité silencieuse mais électoralement puissante des Européens. Des zombies rivés sur leur écrans, qui fuient les contacts directs et ont peur du monde extérieur. Des casaniers qui ont pris pour modèle littéraire "Le voyage autour de ma chambre" de Joseph de Maistre. La chambre, ça suffit désormais pour vivre dès lors que l'on dispose d'un ordinateur. On ne veut plus retourner au bureau, on rêve de glandouiller à la campagne, loin des villes et protégés des fracas de l'Histoire. 

C'est l'apathie qui est promue comme mode de vie. L'idée d'une Europe puissance (économique, militaire et politique), c'est ce à quoi on est, désormais, les plus réfractaires. La "start-up nation" autrefois promue, quelle abomination ! Les rêves de grandeur, c'est fini. Les drames du monde (l'Ukraine, Israël), on n'y peut pas grand chose et il faut surtout éviter de se mettre en danger. Ca finira bien par se calmer tout seul.


On veut d'abord une Europe maternante qui nous garantira sécurité et tranquillité. Un symbole qui m'avait sidérée: des lycéens qui manifestaient en grand nombre, l'an dernier, contre la Réforme des retraites. Ca en dit long sur leur dynamisme à venir. On  a tellement peur de tout ce qui vient nous perturber ou nous tenter qu'on sacrifie, sans états d'âme, le souci de la liberté. On préfère se livrer au plaisir de la régression, à l'avachissement généralisé. On se livre alors à l'auto-confinement volontaire, on choisit une prison sans chaînes, certes morose mais tranquille. C'est une infantilisation générale des esprits dont le symbole est Greta Thunberg, une jeune fille immature sans cesse acariâtre et réprobatrice.

On a complétement oublié que l'esprit européen s'est d'abord caractérisé par la curiosité, l'ouverture à l'autre. Avec cette idée sous-jacente qu'on était certes différents mais qu'une même culture, européenne, nous liait. C'était la naissance de l'Esprit universaliste qui allait s'exprimer dans la Révolution française.


En témoignent l'Odyssée d'Homère, les longues chevauchées transfrontalières de Montaigne, la tradition du "Grand Tour" (ce long voyage éducatif en Europe des jeunes des classes privilégiées), les marcheurs infatigables tels Jean-Jacques Rousseau et Friedrich Nietzsche, les pérégrinations amoureuses de Mary Shelley, l'absence de préjugés du jeune touriste Arthur Schopenhauer, la passion grecque de Byron, la germanophilie de Nerval, la russophilie de Mérimée, la fascination orientaliste de Chateaubriand, Lamartine, Gautier, Flaubert. L'apogée de cet état d'esprit, c'est Arthur Rimbaud, "l'homme au semelles de vent". Il a eu comme héritiers, au 20ème siècle, Kerouac, tous les écrivains voyageurs et les hippies de "la route des Indes".


Mais, allez-vous m'objecter, jamais on n'a autant voyagé et d'ailleurs, le problème, c'est maintenant le surtourisme. Certes, mais il s'agit d'un tourisme confortable, entièrement programmé, avec prise en charge intégrale. On en exclut soigneusement, a priori, aléas et aventures avec visites planifiées et gîtes et couverts garantis.  Et puis le tourisme, il se concentre sur les pays du "Club Méd" avec soleil, plage et activités de loisir. Tout ce que je déteste...


"Les culs de plomb", on s'en moquait, il n'y a pas si longtemps. Ils incarnaient l'antithèse de l'esprit européen, son ouverture, sa soif de découverte. Aujourd'hui, "les culs de plomb" font figures de modèle à suivre: une vie, à l'abri des fureurs du monde, en autonomie et autosuffisance. Ce serait la solution pour répondre au défi écologique argumente-t-on. Mais rien n'est moins sûr.


Ne vous laissez pas emporter par cet état d'esprit popote et délétère. Bougez-vous, remuez-vous, sortez de votre trou! Arpentez les rues de votre ville, fréquentez ses cafés, ses marchés, prenez même le métro et les transports en commun, je vous assure qu'on y fait chaque jour des rencontres étonnantes. "Au coin de la rue, l'aventure" dit-on et c'est vrai. Programmez-vous des vacances au Kosovo, en Macédoine du Nord, en Serbie, en Moravie (et pourquoi pas en Transnitrie). Si vous tenez absolument aux bords de mer, je vous conseille les plages de Lettonie (Jurmala) et de Lituanie (Nida). Et enfin, je vous recommande les châteaux de Slovaquie et ceux des barons baltes ou des chevaliers teutoniques. Quant à la montagne, évidemment les Carpates mais faites tout de même attention aux ours.


Ca vous permettra peut-être d'échapper à la désespérance actuelle, de percevoir que l'Europe est belle, diverse et passionnante. Qu'être Européen, c'est un extraordinaire privilège culturel et que ça signifie d'abord savoir s'ouvrir aux autres.


Tableaux, principalement, de Caspar-David FRIEDRICH, le grand peintre romantique allemand et de Jacques MONORY, le peintre de la modernité urbaine.

Je recommande:

- Pascal BRUCKNER: "Le sacre des pantoufles - Du renoncement au monde". Un petit essai sur la "tyrannie sédentaire" trop passé inaperçu. Il est étrange qu'on le range, avec son ami Finkielkraut, dans la catégorie des vieux réactionnaires. J'avais pourtant trouvé d'eux, chez un bouquiniste : "Le nouveau désordre amoureux" et "Au coin de la rue, l'aventure". Ca a près de 50 ans mais ça n'a pas pris une ride. "Qui se plaint de ne rien vivre ne vivra rien et de moins en moins", c'est la leçon essentielle que l'on peut tirer.

- Arthur SCHOPENHAUER : "Journal de voyage". Un petit bouquin récemment réédité en poche. C'est intéressant parce qu'il s'agit du Journal qu'il a tenu lors du voyage en Europe qu'il fit avec sa mère en 1803-1804. Il n'avait alors que 15 ans. Sa mère était une femme remarquable (amie de Goethe notamment) mais il a toujours entretenu avec elle des relations effroyables. Dans son Journal, il note tout mais avec une remarquable absence de préjugés. Il était, en ce sens, un véritable Européen.

- Karl-Markus GAUSS: "Périple autour de ma chambre". A priori, c'est le genre de bouquin que je déteste. Mais le célèbre essayiste autrichien renouvelle ici le genre: chaque objet du quotidien s'ouvre, en fait, à la diversité et à la richesse du monde. Finalement, on voyage beaucoup dans le temps et dans le monde au simple contact des petites choses qui nous entourent.

- Juliette MORICE : "Renoncer aux voyages - Une enquête philosophique". Ca vient juste de sortir et le journal "Le Monde" en fait l'éloge. Ca semble prolonger utilement ce post mais je n'ai pas encore eu le temps de le lire.



samedi 18 mai 2024

Contre les Messianismes















Mauvaise semaine. Difficile de dormir quand le Grand Boucher de Moscou fait une nouvelle crise et s'excite maintenant sur Kharkiv.


Kharkiv, je connais bien. J'y avais des amis aux quels je rendais fréquemment visite. Ca semble complétement perdu sur la carte de l'Europe. Je ne vais pas raconter que c'est beau. La ville s'enorgueillit de posséder la plus grande place d'Europe. Elle est grande, c'est vrai, mais quant à dire qu'elle est belle... Kharkiv est globalement plutôt moche mais disons qu'il y a une ambiance. Et puis, on peut y voir quelques immeubles constructivistes (un mouvement architectural novateur des années post-Révolution bolchévique). 


On ignore généralement que c'est un grand centre intellectuel et culturel. Une ville qui abrite, depuis longue date, les meilleures universités. La philosophie du langage, tellement à la mode à la fin du 20ème siècle, y a pris naissance avec Alexandre Potebna et Nicolas Troubetzkoï. On peut citer aussi Emmanuel Levinas, le philosophe si prisé aujourd'hui, qui y a vécu de 1914 à 1920.


Et le célèbre peintre ukrainien, Ilya Repine, est né et a vécu dans un petit village tout proche de Kharkiv. C'est d'ailleurs cette campagne proche de Kharkiv qui est admirable avec une végétation exubérante et des petites bourgades de rêve: tout le monde s'y connaît et bavasse dans des rues, pas toujours asphaltées, animées par de multiples marchés et une foule d'animaux. La vraie vie à la campagne, avec ses aspects merveilleux, je l'ai découverte près de Kharkiv.



Le Petit Palais, à Paris, a récemment (fin 2021-début 2022) consacré une belle exposition à Ilya Repine. Elle a eu un grand succès. Mais honte à ses organisateurs ignares qui l'ont intitulée: "peindre l'âme russe". Juste avant le déclenchement de la guerre, on ne pouvait pas apporter plus fort soutien à la propagande de Poutine.


Et il faut reconnaître que la plus grande réussite de cette propagande, c'est d'avoir réussi à convaincre le monde entier qu'il existait bien une âme russe. Une âme russe faite d'une plus grande sensibilité, d'une sentimentalité exacerbée et de grands tourments intimes. Et à l'âme russe, s'associe évidemment l'idée d'un grand  territoire russe (quasiment toute l'Ukraine, sauf la Galicie,  et surtout Kharkiv et Odessa). 


Presque personne ne fait remarquer qu'il ne s'agit que d'une variante de la théorie des races. On essentialise et on exclut dans le même temps. Ca pourrait faire rigoler mais c'est surtout, aujourd'hui, sinistre et inquiétant.

Et il est vrai que les Russes sont à peu près tous convaincus d'être différents. Peut-être pas génétiquement mais surtout porteurs d'une plus grande spiritualité. C'est d'abord lié à la religion orthodoxe qui joue largement sur la fibre émotionnelle et sensible. Une messe orthodoxe, c'est un spectacle conçu pour vous remuer les tripes.


Et puis, il y a l'influence des écrivains Tolstoï et Dostoïevsky. Tout le monde les a lus et ils demeurent des références fortes. Moi-même, j'ai été et je demeure (mais de manière moins inconditionnelle) une dostoïevskienne. 


L'un et l'autre sont bien différents et leurs points de vue sont, certes, très éloignés mais ils se rejoignent néanmoins sur cette idée d'un grand messianisme russe. Un messianisme qui nous permettrait d'échapper à la déchéance, à la  mercantilisation générale du monde et à ses dérives morales. Un messianisme russe qui sauverait toute l'humanité slave de la décadence occidentale.


Et ça marche évidemment. Ca console les Russes aujourd'hui. Se croire différent, culturellement supérieur, ça permet d'oublier les ratés de l'économie. De toute manière, on est au-dessus de ça, on n'est pas matérialistes.


Du point de vue des Messianistes, l'Histoire du monde, elle est donc loin d'être achevée. Elle est plutôt  à venir et le Présent n'est presque qu'un point de départ. Le Présent, c'est ce que l'on déprécie, ce à quoi on s'oppose, contre lequel on engage une lutte. 


C'est cela la grande bizarrerie de tous les Messianismes. On a pour horizon un au-delà de l'Histoire. On vit dans l'attente d'un Sauveur qui viendra affranchir les hommes du péché et établir le Royaume de Dieu sur terre. C'est ce qui cimente la plupart des grandes religions: le christianisme, le judaïsme, le chiisme (l'imam caché).


On croit aujourd'hui qu'on en a fini avec les grandes religions, qu'elles se sont largement rationalisées. Mais on ne perçoit pas que se manifestent maintenant des formes plus laïques et plus vulgaires du Messianisme. Le Soviétisme était déjà une forme de Messianisme. De même, le Nazisme. Un catéchisme dans les deux cas, avec tout un fatras idéologique reposant sur la promesse d'un avenir radieux.


Aujourd'hui même, le messianisme politico-religieux est à l'œuvre chez les partisans de Donald Trump ("Make America Great Again") ou chez les fondamentalistes musulmans qui veulent imposer la sharia sur terre.


Et pourquoi les jeunes occidentaux, surtout des étudiants (?), se  mobilisent-ils en masse en faveur des Palestiniens mais se fichent à peu près des Ukrainiens ? Il me semble pourtant qu'il y a un camp qui combat davantage pour la Liberté que l'autre. Mais non, soutenir les Palestiniens, c'est d'abord une manière de désigner, en toute bonne conscience, ce que l'on hait et veut voir éradiqué du monde: les Juifs et le Capitalisme.


Vladimir Poutine se situe évidemment dans cette lignée messianique. Il se pense investi d'une mission supérieure, se vit comme le Sauveur du peuple russe. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'il entretienne des sympathies avec "le Grand Blond" et avec l'Iran. Quant à Israël, il s'en détourne.


Sa guerre contre l'Ukraine a une dimension mystique; il s'agit d'une véritable "guerre sainte". Mais c'est évidemment très confus chez lui, ça n'est pas théorisé, c'est surtout porté par la rage et la haine de l'Occident..


Delphine Horvilleur a ainsi bien souligné qu'il existait un Messianisme de vie et un Messianisme de Mort.

Le Messianisme de vie, il a été porteur des plus grands bouleversements spirituels de l'humanité.

Le Messianisme de Mort, il penche vers la Grande Catastrophe, l'éradication de toutes les valeurs émancipatrices. Après nous le Déluge ! Et, dans cette perspective, faire le Mal est de peu d'importance, ça a même une vertu purificatrice.


L'opinion occidentale est ainsi généralement effrayée par la cruauté et la violence impitoyable de la soldatesque russe. La pitié lui est étrangère et les exactions commises (vol, viol, torture) font partie du cours normal des choses. Comment est-ce possible dans un pays si religieux, qui affiche sans cesse sa culture supérieure ?


A ce sujet, je me permettrais de rappeler la commisération, voire la sympathie, de la religion orthodoxe envers les pêcheurs et les criminels. C'est un thème largement développé par Dostoïevsky. Et il ne faut pas oublier que tous les Tsar et Tsarines, jusqu'à Alexandre 1er, ont été de grands criminels. Le Pêcheur est, en quelque sorte, plus proche de Dieu que le Saint. Et commettre un crime, voire les multiplier, c'est une manière de trouver rédemption et de se rapprocher de Dieu.


Le chant "L'internationale" le proclame avec justesse: "Il n'est pas de Sauveurs suprêmes, ni Dieu ni César, ni Tribun. Libérons nous, nous-mêmes". Assumer seul son Destin, trouver soi-même les voies de son émancipation... En nos temps modernes, férus d'Apocalypse, cela a été complétement oublié.


Images d'Ilya Glazunov, le peintre contemporain controversé mais préféré de Poutine. Images également d'Ilya Répine, Vladimir Minaev, Vladimir Kush, Komar et Melamid, Igor Vasnetsov.

Une question m'est souvent posée: les Russes seraient-ils capables de prendre une grande ville comme Kharkiv ? Moi-même, qui ne suis jamais très optimiste, je réponds non. Il existe, dans chaque grande ville, des comités civils de défense, rassemblant des dizaines de milliers de citoyens, y compris  de nombreuses femmes. Tout ce monde là a appris à tirer et possède des armes. La seule solution pour les Russes serait de préalablement raser une ville sous les bombardements pour la vider de ses habitants.

Mes recommandations de lecture:

- Michel Eltchaninoff: "Dans la tête de Vladimir Poutine". Un livre pas tout récent mais plus que jamais d'actualité. Poutine n'est évidemment pas un intellectuel mais il se pique de spiritualité.

- Jean-François COLOSIMO : "La crucifixion de l'Ukraine". Le grand connaisseur de l'histoire politico-religieuse.

- Delphine Horvilleur: "Comment ça va pas". Etrange à quel point on adhère à chaque fois à ses idées. 

- Abnousse SHALMANI: "Laïcité, j'écris ton nom". Ca vient de sortir et c'est toujours aussi percutant.

- Paolo NORI: "Ca saigne encore - L'incroyable vie de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski". Un livre lui-même incroyable par un Italien passionné par la culture russe. Il renouvelle complétement notre point de vue sur l'écrivain et le rend très humain. Je recommande vivement ce bouquin.





samedi 11 mai 2024

"Ces vêtements qui nous déshabillent"

Chaque matin, c'est, pour moi, un grand problème: comment je m'habille et m'apprête aujourd'hui ?

Ca me prend beaucoup de temps, ce sont des réflexions torturantes. Il ne faut pas que ce soit comme hier mais pas non plus complétement différent. Et puis, il y a les tenues professionnelles et celles, plus audacieuses, du week-end. Et aussi, les carrément sportives. Et enfin, celle d'un dîner auquel on m'a invitée (on ne sait jamais comment il se terminera).

Même le choix d'une culotte ou d'un soutien-gorge, voire d'un maillot de bain, me pose problème: trop ou pas assez sexy. Et je ne parle pas de la coiffure ou du maquillage. Je ne sors jamais de chez moi, même si c'est pour descendre la poubelle, sans avoir "checké" mon apparence dans un grand miroir.


Tout ça, ce ne sont que des histoires de nanas, allez-vous ricaner. Oui, c'est vrai sauf que ces problèmes exclusifs de nanas sont très récents.

On l'a complétement oublié mais jusqu'à la Révolution Française, la préoccupation vestimentaire était aussi forte chez les hommes que chez les femmes. Du moins dans la noblesse et la bourgeoisie, parce que, dans la paysannerie, le vêtement servait simplement à se protéger des intempéries. 


Jusqu'à la fin du 18ème siècle, hommes et femmes faisaient, en effet, assaut de dentelles, bas, rubans, chaussures à talons, tissus aux couleurs chatoyantes. L'apogée de cette rivalité vestimentaire, ça a été, évidemment, la cour de Louis XIV. C'était une manière d'exhiber sa distinction sociale, d'afficher le triomphe du bon goût français en Europe. Et à ce grand théâtre, les hommes participaient autant que les femmes et les égalaient même.

Mais il y a eu un brutal basculement avec la Révolution Française. Soudainement, à la fin du 18ème siècle, les hommes ont cessé de se préoccuper de chiffons. Ca a été le mouvement des "Sans-Culotte", celui de "la Grande renonciation" des hommes à l'ornementation de leur toilette: plus de bas, plus de perruques, plus de couleurs, plus de colifichets en tous genres. Rien qu'un pantalon et une veste de couleurs sombres. 

Dès le début du 19ème siècle, le vêtement cesse d'être un instrument de séduction pour les hommes. C'est sa banalité qui est recherchée et tous, jusqu'à aujourd'hui, s'habillent, depuis cette date, de manière à peu près identique. L'important, c'est que ce soit discret, ne se fasse pas remarquer. La seule décoration tolérée, c'est la chemise. Même les ornements du chapeau ou de la cravate, sans doute trop connotés sexuellement, sont en voie de disparition. Et tous les hommes savent bien que ce n'est pas leur apparence vestimentaire qui va favoriser leurs conquêtes féminines.


Ca a été un énorme bouleversement mental qu'on a peu analysé. Désormais, depuis plus de deux siècles, vêtements féminins et masculins diffèrent profondément: à la sobriété et au pragmatisme masculins s'opposent l'esthétisme et l'artifice féminins.


Ca a complétement bouleversé la relation entre les sexes et c'est d'ailleurs au moment où se clôt la Révolution Française, au lendemain de la Terreur, que prend naissance la Mode féminine avec l'apparition soudaine des "Merveilleuses". On l'a effacé mais elles ont été les premières "Féministes", les grands-mères des "Femens" et "Pussy Riot". 


Ce mouvement  des Merveilleuses et des Incroyables, il est de bon ton aujourd'hui de le dénigrer, le ridiculiser: des snobs prétentieux, des Parisiens arrogants (c'est depuis cette époque que les Français auraient cessé de rouler les "r"). 


Personnellement, je les adore et j'aurais sans doute été une Merveilleuse. Elles étaient d'abord d'une incroyable audace: leur coupe de cheveux "à la victime" (c'est-à-dire coupés ras derrière le cou pour évoquer le trajet de la guillotine), leurs robes-tuniques de tulle ou de gaze, diaphanes et collantes, quasi transparentes, plus indécentes qu'une complète nudité. On a oublié à quel point Madame Talien, Juliette Récamier, Eugénie de Beauharnais étaient jugées audacieuses, scandaleuses. 



On peut aussi rappeler que leurs robes, épousant le corps et donc sans possibilité de poches, ont rendu nécessaire l'invention du sac à main féminin. Pas de femme sans sac, dit-on ainsi, aujourd'hui, à propos de cet étrange objet à forte dimension sexuelle : un sombre et mystérieux foutoir dans le quel n'est autorisée à fouailler que sa propriétaire. Enfreindre cette interdiction, c'est un véritable viol.
Mais les Merveilleuses n'ont pas seulement inventé la Mode. Elles ont été les contemporaines de la naissance de tout ce qui fait aujourd'hui le plaisir de la vie sociale: les théâtres, les musées, les bals populaires, les restaurants, on a complétement oublié que ça n'existait pas sous l'Ancien Régime. Le Directoire, ça a été une Révolution globale des sens et du plaisir. 

Quoi qu'il en soit, c'est depuis cette époque que le vêtement, l'apparence, est devenu le principal marqueur de la différence sexuelle. 


C'est presque une injustice, une punition, imposée aux femmes. Comme un retour à la Genèse Biblique: coupable d'avoir cédé à son désir, Eve, chassée du Paradis, est d'abord contrainte de se vêtir. Plus de nudité possible et l'obligation d'un vêtement clairement identifié.


A la différence d'un homme, aucune femme ne peut totalement négliger son apparence. Que ça nous plaise ou non, on est toutes prisonnières du "fétichisme" du vêtement.



Vous allez m'objecter que les choses évoluent, que ça change. Que de plus en plus, les femmes s'habillent "pratique", confortable, en jeans et baskets. Certes, mais aucun vêtement, aucune parure, ne sont choisis au hasard par une femme. Ils sont toujours soigneusement sélectionnés de manière à sublimer une apparence anodine.


Tout ce qui fait notre habillement, même sous sa forme la plus simple, nous le choisissons en fonction de sa charge érotique. Il y a toujours au moins un petit quelque chose, un petit détail, qui nous ramènent à la séduction et au désir et on ne peut pas s'abstraire de cela. Ca passe alors par un jeu de couleurs, une touche de maquillage, une coupe originale.


Finalement, on s'habille toujours pour être déshabillées par le regard des autres.

Et, même si c'est affreusement puéril, rien ne nous émeut plus que les compliments ou critiques formulés sur notre tenue.


C'est ce qui fait l'apprentissage de la féminité et ça n'est pas toujours facile. On s'en accommode ou on se rebelle. 

On dit ainsi que les jeunes femmes s'habillent ou bien comme leur mère, ou bien contre leur mère.


Moi, je me suis beaucoup bagarrée avec ma mère. Elle voulait d'abord nous habiller, ma sœur et moi, comme deux petites Ukrainiennes avec des tresses et des chemises brodées. Mais on a tout de suite râlé à ce sujet: "C'est la honte ! Tout le monde se moquera de nous! On va passer pour des paysannes !"


Et puis, elle voulait que je porte les anciens vêtements de ma sœur aînée. "Il n'en est absolument pas question", ai-je tout de suite rétorqué avec la violence d'une Furie.


Après, elle a dû supporter ma période gothique mais elle s'était résignée: "Tu fais peur, tu ne vas tout de même pas sortir habillée comme ça", se contentait-elle de me dire.  Mais il est vrai que ma sœur l'avait peut-être déjà habituée à pire.



Mais les contraintes du vêtement féminin, je m'y suis bien adaptée et je les apprécie même. J'y vois, en effet, deux avantages:



- J'aime changer de tenue, de style, d'apparence. Ca me donne le sentiment de changer d'identité et de pouvoir, même, les multiplier. Devenir une autre, tout à fait différente de mon déguisement social habituel, je trouve ça exaltant. C'est presque une délivrance. Ca n'est que provisoire, une journée, une soirée, mais c'est tout de même mieux que le pauvre garçon enfermé dans une apparence, un  look définitifs.


- Quand on parvient, parfois, à être satisfaite de son apparence et, même, à se juger belle, on éprouve alors une trouble jubilation intérieure. C'est une jouissance sans pareille, comme si tous les morceaux de notre identité se réconciliaient tout à coup, comme si on trouvait une soudaine harmonie en nous. On cesse d'être tiraillées, déchirées, par nos conflits et angoisses. On atteint peut-être alors son "idéal du Moi", cet idéal rêvé, jugé inaccessible mais qui est malgré tout un moteur de notre existence qu'évoque Freud. C'est un instant de bonheur, de plénitude, qu'éprouvent, seules, les femmes en raison de leur plasticité psychique. Ce miracle nous donne alors une impression de force et de liberté.


Images de Wladislaw SLEWINSKI, John William GODWARD, Gustave CAILLEBOTTE, Berthe MORISOT, Nicolas CHARPENTIER, Francesco CURRADI, Jacques-Louis DAVID, Henri TOULOUSE-LAUTREC, collections Christian DIOR et John GALLIANO.

Je recommande deux bouquins de psychanalyse :

- Patrick AVRANE: "Quand les vêtements nous déshabillent". Ca vient de sortir. Sagace et juste.

- Catherine JOUBERT et Sarah STERN : "Déshabillez-moi -Psychanalyse des comportements vestimentaires". Ca a près de 20 ans (2005) mais ça m'avait enthousiasmée quand j'étais adolescente. Je viens de le refeuilleter, c'est moins théorique que le livre de Patrick Avrane mais ça demeure très percutant. A lire par toutes les jeunes filles.