Bientôt les élections européennes.
Mais ça me désespère: on est hantés par le catastrophisme et le déclinisme et le seul remède proposé, c'est la frilosité et le repli généralisé sur soi. La perspective générale, c'est l'Europe même pas des nations ni des campagnes, mais celle des familles et de la sécurité du foyer.
L'Europe, elle n'est d'abord perçue que comme une grande machine bureaucratique, un monstre froid conçu pour embêter tout le monde avec sa paperasse au seul profit de quelques technocrates grassement rémunérés. Et puis l'Europe, c'est cette mondialisation qu'on abomine et qu'on rend responsable, contre toute évidence, du déclin économique, de la désindustrialisation, de la ruine de l'agriculture.
On se met à pleurnicher: il faudrait se protéger de la concurrence internationale, revenir au national et même au local, privilégier, comme nous y encouragent les écologistes, les circuits courts, les échanges locaux. Le mieux, ce serait même de ne plus bouger, de rester chez soi. Ca réduirait notre empreinte carbone et on se sentirait davantage protégés de la fureur du monde. Le "sacre des pantoufles", le "renoncement au monde", voilà, selon les termes de Pascal Bruckner, ce qui est aujourd'hui prôné.
Ce repli sur soi, sur son domicile, sur sa famille, en ne laissant pénétrer le monde extérieur et ses épouvantes que via Internet, semble d'ailleurs exercer, aujourd'hui, une irrésistible attraction. On a souvent retiré du confinement un certain plaisir et on le prolonge: vivre cloîtré, c'est devenu, pour beaucoup, le mode de vie rêvé. On ne veut plus faire que du télétravail et passer ses journées en pyjama. On ne prend même plus la peine d'aller faire des courses puisqu'on se fait livrer, à toute heure, à son domicile (que ce soit un quasi esclavagisme ne gêne personne). Quant à sortir pour un cinéma, un théâtre, un concert...à quoi bon puisqu'on est abonnés à plusieurs plateformes de streaming ? On a la même chose sans les embarras de la foule. Enfin, pour voir, rencontrer, ses amis, sa famille, un coup de Skype fait l'affaire. Et puis, ça évite les frais de déplacement, réception. On devient des rats en bonnets de nuit mais on compense ça en échangeant des propos dégoulinants de mièvrerie.
La société européenne est en train d'épouser un modèle littéraire qui, en son temps, avait été présenté comme un repoussoir. Celui d'"Oblomov", un personnage velléitaire décrit avec férocité par Ivan Gontcharov en 1859. Si la Russie était arriérée, pas vraiment européenne, c'est parce qu'il y avait pléthore d'Oblomov, de gens incapables d'affronter les difficultés de l'existence et les contraintes de la vie en société.
Mais aujourd'hui, les Oblomov constituent la grande majorité silencieuse mais électoralement puissante des Européens. Des zombies rivés sur leur écrans, qui fuient les contacts directs et ont peur du monde extérieur. Des casaniers qui ont pris pour modèle littéraire "Le voyage autour de ma chambre" de Joseph de Maistre. La chambre, ça suffit désormais pour vivre dès lors que l'on dispose d'un ordinateur. On ne veut plus retourner au bureau, on rêve de glandouiller à la campagne, loin des villes et protégés des fracas de l'Histoire.
C'est l'apathie qui est promue comme mode de vie. L'idée d'une Europe puissance (économique, militaire et politique), c'est ce à quoi on est, désormais, les plus réfractaires. La "start-up nation" autrefois promue, quelle abomination ! Les rêves de grandeur, c'est fini. Les drames du monde (l'Ukraine, Israël), on n'y peut pas grand chose et il faut surtout éviter de se mettre en danger. Ca finira bien par se calmer tout seul.
On veut d'abord une Europe maternante qui nous garantira sécurité et tranquillité. Un symbole qui m'avait sidérée: des lycéens qui manifestaient en grand nombre, l'an dernier, contre la Réforme des retraites. Ca en dit long sur leur dynamisme à venir. On a tellement peur de tout ce qui vient nous perturber ou nous tenter qu'on sacrifie, sans états d'âme, le souci de la liberté. On préfère se livrer au plaisir de la régression, à l'avachissement généralisé. On se livre alors à l'auto-confinement volontaire, on choisit une prison sans chaînes, certes morose mais tranquille. C'est une infantilisation générale des esprits dont le symbole est Greta Thunberg, une jeune fille immature sans cesse acariâtre et réprobatrice.
On a complétement oublié que l'esprit européen s'est d'abord caractérisé par la curiosité, l'ouverture à l'autre. Avec cette idée sous-jacente qu'on était certes différents mais qu'une même culture, européenne, nous liait. C'était la naissance de l'Esprit universaliste qui allait s'exprimer dans la Révolution française.
En témoignent l'Odyssée d'Homère, les longues chevauchées transfrontalières de Montaigne, la tradition du "Grand Tour" (ce long voyage éducatif en Europe des jeunes des classes privilégiées), les marcheurs infatigables tels Jean-Jacques Rousseau et Friedrich Nietzsche, les pérégrinations amoureuses de Mary Shelley, l'absence de préjugés du jeune touriste Arthur Schopenhauer, la passion grecque de Byron, la germanophilie de Nerval, la russophilie de Mérimée, la fascination orientaliste de Chateaubriand, Lamartine, Gautier, Flaubert. L'apogée de cet état d'esprit, c'est Arthur Rimbaud, "l'homme au semelles de vent". Il a eu comme héritiers, au 20ème siècle, Kerouac, tous les écrivains voyageurs et les hippies de "la route des Indes".
Mais, allez-vous m'objecter, jamais on n'a autant voyagé et d'ailleurs, le problème, c'est maintenant le surtourisme. Certes, mais il s'agit d'un tourisme confortable, entièrement programmé, avec prise en charge intégrale. On en exclut soigneusement, a priori, aléas et aventures avec visites planifiées et gîtes et couverts garantis. Et puis le tourisme, il se concentre sur les pays du "Club Méd" avec soleil, plage et activités de loisir. Tout ce que je déteste...
"Les culs de plomb", on s'en moquait, il n'y a pas si longtemps. Ils incarnaient l'antithèse de l'esprit européen, son ouverture, sa soif de découverte. Aujourd'hui, "les culs de plomb" font figures de modèle à suivre: une vie, à l'abri des fureurs du monde, en autonomie et autosuffisance. Ce serait la solution pour répondre au défi écologique argumente-t-on. Mais rien n'est moins sûr.
Ne vous laissez pas emporter par cet état d'esprit popote et délétère. Bougez-vous, remuez-vous, sortez de votre trou! Arpentez les rues de votre ville, fréquentez ses cafés, ses marchés, prenez même le métro et les transports en commun, je vous assure qu'on y fait chaque jour des rencontres étonnantes. "Au coin de la rue, l'aventure" dit-on et c'est vrai. Programmez-vous des vacances au Kosovo, en Macédoine du Nord, en Serbie, en Moravie (et pourquoi pas en Transnitrie). Si vous tenez absolument aux bords de mer, je vous conseille les plages de Lettonie (Jurmala) et de Lituanie (Nida). Et enfin, je vous recommande les châteaux de Slovaquie et ceux des barons baltes ou des chevaliers teutoniques. Quant à la montagne, évidemment les Carpates mais faites tout de même attention aux ours.
Ca vous permettra peut-être d'échapper à la désespérance actuelle, de percevoir que l'Europe est belle, diverse et passionnante. Qu'être Européen, c'est un extraordinaire privilège culturel et que ça signifie d'abord savoir s'ouvrir aux autres.
Je recommande:
- Pascal BRUCKNER: "Le sacre des pantoufles - Du renoncement au monde". Un petit essai sur la "tyrannie sédentaire" trop passé inaperçu. Il est étrange qu'on le range, avec son ami Finkielkraut, dans la catégorie des vieux réactionnaires. J'avais pourtant trouvé d'eux, chez un bouquiniste : "Le nouveau désordre amoureux" et "Au coin de la rue, l'aventure". Ca a près de 50 ans mais ça n'a pas pris une ride. "Qui se plaint de ne rien vivre ne vivra rien et de moins en moins", c'est la leçon essentielle que l'on peut tirer.
- Arthur SCHOPENHAUER : "Journal de voyage". Un petit bouquin récemment réédité en poche. C'est intéressant parce qu'il s'agit du Journal qu'il a tenu lors du voyage en Europe qu'il fit avec sa mère en 1803-1804. Il n'avait alors que 15 ans. Sa mère était une femme remarquable (amie de Goethe notamment) mais il a toujours entretenu avec elle des relations effroyables. Dans son Journal, il note tout mais avec une remarquable absence de préjugés. Il était, en ce sens, un véritable Européen.
- Karl-Markus GAUSS: "Périple autour de ma chambre". A priori, c'est le genre de bouquin que je déteste. Mais le célèbre essayiste autrichien renouvelle ici le genre: chaque objet du quotidien s'ouvre, en fait, à la diversité et à la richesse du monde. Finalement, on voyage beaucoup dans le temps et dans le monde au simple contact des petites choses qui nous entourent.
- Juliette MORICE : "Renoncer aux voyages - Une enquête philosophique". Ca vient juste de sortir et le journal "Le Monde" en fait l'éloge. Ca semble prolonger utilement ce post mais je n'ai pas encore eu le temps de le lire.