C'est maintenant l'époque des bonnes résolutions. Chacun cherche à corriger, plus ou moins, le cours de son existence, mais c'est rarement couronné de succès. Rapidement, on se laisse à nouveau entraîner par nos humeurs; on préfère demeurer inconséquents et continuer de se sentir ballotés, tiraillés, par ce que l'on croit être notre Destin. Autant en prendre son parti: s'amender, ce serait impossible.
Pas de plus belle profession d'athéisme radical.
On en a bien besoin. Parce qu'en effet, de quoi crève-t-on aujourd'hui si ce n'est d'un vieux fond moral et religieux (d'un vieux fond victimaire) qui ne cesse de nous renvoyer à un supposé déterminisme ? Tout serait écrit, il n'y a pas de hasard, se dit-on. Ou alors, on déclare que les dés sont pipés, que nos comportements sont imprégnés de notre entourage familial, des traumatismes de notre enfance ou de notre classe sociale. Ces idées, bizarrement, rassurent et réconfortent la plupart d'entre nous. C'est pour ça qu'on est tellement conservateurs, tellement timorés et qu'on se plie si facilement à la tyrannie de l'opinion commune et de la bienséance.
Et puis, quant à atteindre le bonheur, on a tous intégré, quoi qu'on en dise, les vieux préceptes religieux. D'abord, le bonheur se situerait dans un futur indéterminé, il serait sans cesse à venir. Et puis, il faudrait le mériter, être un disciple ou un militant fidèle, savoir refouler ses désirs et envies. La vie serait donc une longue Pénitence, il faudrait se priver, faire des sacrifices, des efforts démesurés. En contrepartie, les religions nous ont concocté un "au-delà" destiné à nous consoler de nos souffrances terrestres. Après la déception, la satisfaction.
La vraie vie, la vie heureuse, serait carrément "ailleurs", dans un futur supposé: au Paradis, pour les Chrétiens et les Musulmans. Mais ce fichu Paradis est décidément plus attrayant du côté islamique. On y goûte tous les plaisirs matériels dont on a jusqu'alors été privés tandis que dans le Paradis chrétien, on se contente de célébrer la gloire de Dieu, ce qui apparaît bien ennuyeux.
Et puis, il y a la menace de l'Enfer et là, c'est carrément terrifiant parce qu'on a tous quelque chose à se reprocher. Heureusement, on a inventé le Purgatoire (qui existe même chez les Musulmans sous la forme d'un passage transitoire de chaque croyant en Enfer) qui permet de ne pas complétement désespérer.
Il est vrai que le Bouddhisme offre d'autres perspectives. Un Chrétien ou un Musulman jouent leur salut sur une seule existence. Le Bouddhiste, lui, il est pris, dans le "Samsara", l'implacable transmigration qui entraîne chacun de nous dans un cycle d'existences successives. Rien n'est donc définitivement joué, on peut espérer se rattraper dans une incarnation nouvelle et même, in fine, sortir de cette mécanique infernale, ne plus renaître, ne plus avoir aucune forme d'individuation, atteindre le Nirvana. Devenir un autre, ça peut même être une perspective carrément intéressante: devenir, par exemple, une "femme du monde" ou un "tueur à gages". C'est déjà moins exaltant d'être transformé en cancrelat ou en "âne bâté".
Quoi qu'il en soit, ce que je trouve fascinant dans le bouddhisme, c'est qu'il suscite une compassion générale envers l'ensemble du monde vivant. Il exige une solidarité avec toutes les espèces, même les bêtes de somme, même les insectes, même les "nuisibles", même les "vermines". Dans le regard implorant de cette vache que l'on conduit, sous les coups, à l'abattoir, est-ce que je ne reconnais pas celui qui a été, dans une vie antérieure, un frère en humanité/indignité ?
George Orwell écrit dans ses "Réflexions" (parues en 1949) sur les mécanismes du totalitarisme: "La sainteté est elle-même une chose que les êtres humains doivent éviter". Ce qui lui permet de juger les buts fondamentaux de Gandhi et de Léon Tolstoï "anti-humains et réactionnaires".
Dégager notre conduite de toute soumission à des valeurs religieuses ou morales, ça a été l'objectif du philosophe Nietzsche avec sa théorie de l'Eternel Retour du même. L'Eternel Retour du même, ça semble farfelu mais bien sûr qu'il n'y croyait pas lui-même. Mais c'est une perspective suffisamment effrayante, suffisamment intolérable, pour nous inciter à réorienter complétement nos vies. Revivre à l'infini pas seulement les périodes exaltantes de notre vie mais, aussi et surtout, ses instants les plus minables et médiocres, c'est, en effet, désespérant d'y penser. Pris dans l'Eternel Retour, on voudrait sans cesse modifier l'écoulement du temps, ce qui provoquerait une frustration immense.
On peut donc résumer l'Eternel Retour en un simple précepte: "Mène ta vie de telle sorte que tu puisses souhaiter qu'elle se répète éternellement".
Notre avenir, notre Destin, il ne dépend pas des autres mais de nous-mêmes. C'est une évidence que l'on a, aujourd'hui, trop tendance à effacer. Notre malheur, notre infortune, on se dépêche de les imputer aux autres, aux méchants et à la société qui nous entourent. On s'en remet alors à un tyran qui nous confortera dans cette idée et assouvira notre esprit de vengeance. Ou alors on se complait dans une névrose permanente qui nous permet d'entretenir une confortable illusion sur nous-mêmes. Tant pis si, en bons névrosés, on ne sait pas ce qu'on dit ni ce qu'on fait.
Tout cela, ce n'est, à mes yeux, qu'un habillage rhétorique, une manière de se cacher, à soi-même, la vérité. Cette vérité, elle est la suivante: on choisit bien sa vie, on choisit bien qu'elle soit nulle ou magnifique. Inutile d'en rendre responsables les autres.
Et dans ce contexte, il appartient d'abord, à chacun, de découvrir et de comprendre ce qui fait son désir. Quelle en est la logique. Il s'agit d'une véritable exploration de nous-mêmes qui peut nous conduire très loin parce qu'il faut bien reconnaître une chose: dès qu'il s'agit d'évoquer son désir, on se montre d'une hypocrisie parfaite. On se contente d'évoquer des choses simples et festives. Rien que des "plaisirs" dans la norme parfaitement conventionnels. Ca correspond d'ailleurs à l'idéologie actuelle, diffusée par les médias et la psychologie positive, suivant la quelle la sexualité est une simple hygiène de vie, l'épanchement normal de besoins organiques.
Sauf que ça n'est pas du tout ça. Sigmund Freud l'a bien montré. Le désir est humain, certes. C'est ce qui nous ravage et nous bouleverse continuellement, c'est ce qui fait l'acidité de la vie. Mais le désir est humain non pas parce qu'il est une expression simple et naturelle, comme on voudrait nous le faire croire, mais parce qu'il est une construction perverse, un échafaudage compliqué, au travers des quels on ne cesse de contourner, manipuler, les interdits. Nous sommes tous pervers. Nous sommes tous habités par le Mal. On s'efforce simplement de donner le change, d'apparaître avenants, désintéressés; mais en réalité, on est tous prêts à assassiner, au moins symboliquement, son prochain. Ce n'est pas glorieux, reluisant, certes. Mais il faut savoir le comprendre, l'accepter, l'analyser. On peut en sortir transfigurés.
Reconnaître son désir, se montrer à sa hauteur en l'accomplissant jusqu'au bout, voilà ce qui doit nous guider. Jacques Lacan disait: ne cède pas sur ton désir. Ce qui signifie qu'on n'est coupable de rien sauf de baisser les bras, de ne pas aller jusqu'au bout de son désir. C'est un chemin certes escarpé parce qu'il n'est pas donné à tout le monde de faire de son désir un destin et qu'il est plus simple et plus rassurant de s'intégrer dans un troupeau, celui du commun des mortels.