Le bonheur, c'est devenu la grande préoccupation des sociétés occidentales. Une préoccupation récente, il faut le souligner: pas plus d'un siècle. La question ne se posait absolument pas aussi longtemps qu'on croyait au Paradis. La vie n'était alors qu'une vallée de larmes qu'il fallait traverser avant de trouver, comme une récompense et une contrepartie, la félicité éternelle. Le Bonheur, c'était "Après".
Mais aujourd'hui, il n'y a plus que les Musulmans qui croient encore au Paradis. Alors, si l'on est maintenant convaincus que le bonheur, c'est "maintenant", on est bien obligés de réévaluer les choses, de les remettre à une échelle terrestre. Mais c'est angoissant aussi parce qu'on a tout de suite peur de se rater. Avoir une vie nulle, ratée, c'est devenu la grande peur contemporaine. C'est principalement à cause de ça qu'on devient dépressifs, qu'on se bourre de somnifères et d'anxiolytiques et, même, qu'on "se flingue", qu'on se suicide.
Une nouvelle religion est née, quasiment un impératif catégorique: on se doit aujourd'hui de "réussir" sa vie. A cette fin, on est d'abord priés de sortir de sa médiocrité. C'est ce qui donnerait sens à notre passage terrestre. Dans ce but, il faudrait sans cesse sortir de sa coquille, aller au-delà de soi-même.
Et il faut dire qu'on ne manque pas d'ambition en la matière. La surenchère est de rigueur, on doit lancer des défis permanents, à soi-même et surtout vis-à-vis des autres. On est à fond dans la posture, la proclamation.
On est d'abord presque obligés de déclarer qu'on souhaite travailler pour le "bien commun", qu'on est pleins d'intentions altruistes, qu'on veut œuvrer dans l'humanitaire ou l'écologie et contribuer à sauver la planète toute entière. Rien que ça ! Pour cela, on crache sur les "bullshit jobs" et on rejoint une association évidement sans but lucratif. Tant pis si on est payés rien du tout et si le financement des associations repose, au total, sur une large corruption. On aurait, du moins, un boulot qui a du sens, au service des autres. On échapperait surtout à l'horreur des grandes entreprises.
Et puis, sur un plan plus individuel, il faudrait développer notre créativité. On serait tous à "haut potentiel". Il y aurait, en chacun de nous, des talents et aptitudes cachés qu'il faudrait, à tout prix, chercher à exploiter. Il faudrait réveiller l'artiste (peintre, poète, musicien) qui sommeille en nous. Il faudrait fréquenter régulièrement la salle Pleyel, rédiger, chaque jour, un haïku et barbouiller quelques harmonieuses tâches de couleur d'inspiration abstraite.
Ca s'étend à l'entretien de nos corps. On est priés de faire disparaître les graisses superflues, de fréquenter les salles de sport. Et puis de se mettre au jogging, au crawl "glissé", à la randonnée cycliste. Le mieux, c'est de préparer un triathlon ou, au moins, le marathon de Paris. Il faut apprendre à se dépasser, à aller au delà de soi-même (on ne prête même pas attention au grotesque de ces expressions pourtant vides de sens).
Et il faudrait donner libre cours à notre goût du risque. Pour faire monter un peu l'adrénaline, rien de tel que l'escalade à mains nues, le deltaplane ou le parachute ascensionnel. Ceux qui ont le vertige, tous les trouillards, nous font bien rigoler. Il faut savoir maîtriser sa peur.
Et on est bien sûr aussi des aventuriers. Apprendre à survivre en milieu hostile, quel pied ! Crapahuter dans le désert de Gobi ou se frayer un chemin dans la jungle de Bornéo, voila les expériences à vivre. On dit qu'on s'y découvrirait soi-même, que ça serait une véritable révélation (encore une expression absurde). Je déteste les émissions télévisées "Koh-Lanta" et "Fort-Boyard" (même si j'avoue ne les avoir quasiment jamais regardées). Elles relèvent d'une espèce de sadisme institutionnel au cours duquel on se délecte de l'infortune de certains et admire les plus forts (c'est à dire les plus soumis, les moins rebelles) .
On s'applique tellement à épouser ces injonctions qu'on ne se rend même plus compte que notre vie est devenue une compétition permanente. Sans s'en rendre compte, on devient des moutons dociles obnubilés par le dépassement, la découverte, de soi-même.
On juge complétement obsolètes les grandes religions mais on se dépêche de se transformer en de nouveaux "conformistes", des "grenouilles de bénitier" new-look ne cessant de sermonner les autres: un misérabilisme pleurnichard mais intéressé, une obsession du "petit geste" sauveur de la planète, un hygiénisme corporel, une spiritualité de pacotille qui nous commanderait d'apprendre à se connaître soi-même.
Je crois qu'il devient urgent de proclamer le droit de chacun à une vie médiocre. Il faut abolir ce culte d'une vie réussie. Toutes les vies ont une égale dignité, même celles des nuls, des minables, des ratés, voire des escrocs, des criminels ou des pervers. De quel droit pouvons-nous juger ?
Cette idée complétement fabriquée du bonheur ne me convient pas. Il s'agit surtout d'un modèle qui vise à nous discipliner, à nous anesthésier, parce qu'en réalité, au plus profond de nous-même, on aspire à toute autre chose que la vertu mais cela, on n'osera jamais le dire.