En arrivant en France, j'ai tout de suite remarqué que les maisons étaient toutes équipées de volets et rideaux. C'est comme ça dans tous les pays du Sud, m'a-t-on dit. Il est vrai que ça ne se voit jamais en Allemagne, Grande-Bretagne, Pays Scandinaves, Amérique du Nord, Japon etc... En Russie, Ukraine, les volets, on n'en voit que pour les maisons traditionnelles en bois, à la campagne.
Le record, c'est la Hollande où on n'a même pas de rideaux et où on exhibe volontiers son intérieur. Parcourir Amsterdam, la nuit, c'est tout un spectacle pas seulement dans la rue mais dans les salons illuminés des appartements offerts aux regards comme de véritables vitrines avec leurs babioles et leurs objets design.
Pourtant, des volets, ça a des aspects pratiques indéniables : se protéger du froid et de la chaleur mais aussi garantir un meilleur sommeil protégé par l'obscurité.
L'explication la plus courante à l'absence de volets serait la tradition protestante selon laquelle les honnêtes citoyens n'ont rien à cacher. Pas de volets, c'est donc le triomphe de cette société de transparence dont on ne cesse de faire la promotion. Et on comprend ainsi que le phénomène ne se limite pas aux pays de la sphère protestante et gagne partout du terrain (y compris dans les pays méditerranéens).
Au début, j'étais presque choquée par ce caractère dissimulé des Français.Qu'est-ce que c'est que ces gens méfiants ? Par exemple, avec mes voisins, dans mon immeuble parisien, j'ai plutôt de bonnes relations. On est toujours très polis, très courtois avec moi. Mais je n'ai noué aucune relation véritable et n'ai été qu'exceptionnellement conviée à franchir le seuil de leur domicile. Pourtant, on est peu nombreux et on est, il faut bien le dire, entre gens de même milieu social. Car c'est une autre caractéristique des Français: l'une des premières questions qui vous est posée, même par les plus démocrates, c'est :"Où habites tu ?" et on a vite fait de vous situer suivant votre quartier et votre ville. Ça fait partie des frontières fortes mais invisibles de la société française.
Mais, finalement, il ne suffit pas d'être du même monde pour nouer spontanément contact en France. Je me suis même remise en cause : peut-être que j'apparais un peu bizarre, que c'est moi qui suscite la méfiance, que j'apparais tordue, intrigante ? Progressivement toutefois, j'ai compris qu'il s'agissait surtout, chez les Français, d'un respect absolu de la vie privée.
C'est, en effet, un bien précieux, je comprends personnellement ça très bien : dans le monde communiste, le pouvoir avait assis sa domination en parquant la population dans des appartements minuscules ou communautaires et en les privant ainsi d'intimité et de vie privée. C'était vraiment la plus grande violence exercée.
Il est vrai que ce souci du respect de la vie privée chez le Français contraste fortement avec les sociétés slaves où il faut s'attendre à voir défiler dans votre appartement, toute la journée et à tout moment, la cohorte des voisins et amis venus vous rendre visite à l'improviste (c'est d'ailleurs à cause de ça que je vais plutôt à l'hôtel quand je me rends là-bas et c'est aussi, à cause de ça, que le Covid s'y diffuse à toute vitesse aujourd'hui).
C'est un peu pareil en Iran où tout le quartier débarque sans cesse chez vous. Une différence essentielle toutefois: les maisons, en Iran, sont entourées de hauts murs les dérobant entièrement à la vue.
Ou alors la société allemande où j'ai eu l'occasion de vivre un peu en appartement. J'ai vite compris qu'on s'y surveillait tous étroitement les uns les autres, que chacun y était spontanément le flic de l'autre. Gare à vous si vous n'avez pas passé avec suffisamment de soin l'aspirateur dans le couloir commun, si vous n'avez pas bien trié vos ordures ou laissé tomber un papier, si votre chien a aboyé un peu trop fort, si votre voiture est un peu sale ou mal garée. Vous serez immédiatement réprimandé et averti avant représailles. C'était d'autant plus difficile pour moi qu'on m'identifiait tout de suite comme une Slave avec tous les fantasmes associés en Allemagne.
Ça n'est évidemment vraiment pas comme ça en France. Est-ce que ça veut dire pour autant qu'on n'y a pas l'esprit "voyeur", qu'on se refuse à observer ses voisins ? Certes, on les épie beaucoup moins à travers leurs fenêtres mais on les observe néanmoins avec attention. Comme partout dans le monde, ils font l'objet des conversations domestiques, on recense leurs caractères distinctifs, on en parle en bien ou en mal. On voit en eux des amis mais souvent, aussi, des ennemis. Souvent, on se met à penser qu'ils ont une vie plus attrayante et plus facile que la nôtre et ça devient déstabilisant. Ça fiche même en l'air certains couples qui se sentent dévalorisés par la supposée "réussite" des voisins.
Mais justement, ce regard que l'on porte tous sur son entourage, sur ses voisins, peut-il s'analyser comme du simple voyeurisme ? Est-il une perversion condamnable ?
J'ai en fait l'impression que ce besoin que nous avons tous d'observer les autres est en fait profondément humain. Moi-même, je l'ai déjà raconté, j'aime bien prendre le métro ou le train, simplement pour regarder les autres, essayer, à partir de quelques détails, de les "comprendre" instantanément, m'amuser, à partir de là, à écrire le scénario de leur vie. Ou bien alors pourquoi fréquente-ton les cafés ? Très accessoirement pour y boire quelque chose mais plutôt pour y surprendre la conversation des autres, essayer de démêler le tableau de "la comédie humaine" avec toutes les intriques relationnelles qui s'y jouent. Ça explique aussi l'intérêt compulsif qu'on porte à Instagram et Facebook: On peut y "mater" les autres en toute quiétude.
Se confronter aux autres est., en fait, essentiel à notre construction personnelle. Ça peut nous déstabiliser, bien sûr, mais ça nous rassure aussi. Ça nous permet de nous situer socialement, de nous auto-évaluer, de nous insérer dans le grand théâtre de la vie en société, de ses jeux et de ses apparences. Comprendre qu'on est tous acteurs de la grande comédie humaine, sincères et menteurs à la fois, c'est s'ouvrir à une vie scintillante et pleine d'allégresse.
Images Internet mais aussi tableau de Edward HOPPER (1882-1967) dont l’œuvre se construit largement sur ce regard, dénué de voyeurisme, porté sur l'autre. Deux photographies, également, de Yasmine Chatila.
J'ai également "recyclé" certaines de mes propres photographies (à Cracovie et en Ukraine) témoignant de mon intérêt pour les fenêtres. Je précise que la 9 est la façade du célèbre hôtel Savoy de Joseph Roth, le grand écrivain autrichien, à Brody (Ukraine) où il est né.
Un post empreint de subjectivité et plein de généralisations sans doute abusives (les uns sont comme ci et les autres comme ça). Tant pis ! J'espère surtout soulever quelques questions.
Quelques films peuvent prolonger ce post (dans un registre, toutefois, de séduction sexuelle) : "Brève histoire d'amour" de Krzysztof Kieslowski, "Le locataire" de Roman Polanski; "Monsieur Hire" de Patrice Leconte