Au rang des haines collectives, figure, en bonne place, celle vouée aux banquiers et à la Finance.
En France, chaque grande manifestation se conclut par la vandalisation d'une agence bancaire.
Pourtant, on sait bien qu'on ne va rien trouver dans ces agences. De l'argent concret, de l'or, des pièces, des billets, il n'y en a plus. Et bientôt même, dans un avenir très proche, on n'utilisera même plus de papier-monnaie, rien que de la monnaie électronique. L'argent est devenu immatériel, une simple forme pure et abstraite comme le disait Marx, en réalité une simple écriture comptable. Cette disparition de toute forme tactile de l'argent bouleverse largement notre relation à la dépense: on achète plus facilement parce qu'on ne voit pas fondre nos liquidités. Il n'y a plus de lingots, plus d'once d'or, tout est dans un grand ordinateur. On peut avoir le sentiment d'une immense fiction. Ca explique peut-être qu'il y aurait plus d'1 million d'interdits bancaires en France.
Ou bien encore, s'intéresser aux banques, à la finance, c'est considéré comme extrêmement dévalorisant. Il m'apparaît d'ailleurs significatif que les économistes aujourd'hui portés au pinacle (tendance Piketty) négligent totalement ce rouage essentiel de l'économie.
Pour ce qui me concerne, je suis toujours très évasive sur ce que je fais. Jamais, je n'oserais, par exemple, raconter, au cours d'une soirée d'amis, que je m'intéresse aux cours de Bourse depuis presque toujours. Ce serait presque le même scandale que si je déclarais être pédophile: comment peut-on porter attention à des choses aussi triviales, aussi sales ? Quand j'évoque mon boulot, on ne manque pas de me rappeler que, selon Freud, la relation à l'argent est liée à la fonction excrémentielle. Pour schématiser, ce sont les constipés qui aiment l'argent parce qu'ils y trouvent une occasion d'affirmer leur narcissisme et leur pouvoir. Mais ça n'est justement pas du tout mon cas. Et d'ailleurs, pour gagner, il faut aussi savoir accepter de perdre.
Il y a surtout ces deux idées, dans l'opinion publique, que les banquiers se nourriraient de la misère des peuples et que le vrai pouvoir, serait entre leurs mains; les gouvernements n'en seraient que les marionnettes. On est en plein complotisme: ce seraient les banques qui dicteraient la conduite du monde. Le véritable ennemi, le responsable de nos malheurs, c'est la finance. Un ancien Président de la République a d'ailleurs été élu sur ce slogan démagogique.
Quant à l'actuel Président, on ne cesse de rappeler qu'il est un ancien banquier de Rothschild. On ne s'émeut même pas de la sombre connotation de l'insulte.
Mais la haine des banquiers, elle n'est pas seulement française. Elle est quasi universelle et, surtout, ancestrale. Les militants d'extrême-gauche qui s'en prennent, aujourd'hui, au "Grand Capital", à l'argent qui engendre l'argent, ne font que reproduire la haine et la réprobation morale vouées aux prêteurs d'argent jusqu'à la fin du Moyen-Age. L'église catholique vouait ainsi à l'Enfer tous les usuriers. Dante voit même les banquiers en compagnie des sodomites au sein des cercles de l'Enfer. Quant à Shakespeare, il présente, dans sa pièce "Le marchand de Venise", un épouvantable usurier juif qui réclame une livre de chair à son débiteur. Ça faisait évidemment frémir. Quant à l'Islam, Mahomet a, d'emblée, banni le prêt avec intérêt.
Dans ce contexte, ne se risquaient à être prêteurs que des minorités ethniques (les Juifs en Europe, les Chinois, en Asie, qui, les premiers, ont inventé le papier-monnaie) aux quelles on interdisait l'accès à d'autres métiers plus respectables. Les premiers banquiers étaient, en fait, des apatrides rejetés par les religions dominantes. C'est l'une des grandes sources de l'antisémitisme: tuer son banquier était le meilleur moyen de se débarrasser de ses dettes et ça n'avait rien de répréhensible puisqu'on ne faisait qu'exterminer des suppôts du Diable.
Cet interdit religieux sur le prêt à intérêt a ainsi considérablement pesé sur la croissance économique au Moyen-Age. Ce n'est qu'à partir du moment où l'interdit a été progressivement levé, quand les banquiers ont pu espérer accéder au Paradis, qu'on a assisté à un véritable décollage de l'Europe. On peut dater ce moment de bascule de manière précise : quand les Lombards ont inventé la comptabilité en partie double puis qu'à Florence, les Médicis ont échafaudé un premier système bancaire. Un peu plus tard, Jean Calvin, en Europe du Nord, jugeait le prêt acceptable.
Mais les choses sont plus compliquées que ça. Les Français, par exemple, détestent, comme tout le monde, les banquiers mais ils ne répugnent pas à leur confier leur argent. Depuis plusieurs décennies, ils comptent même parmi les plus gros épargnants au monde: bien plus que les Américains et Britanniques, autant que les Japonais ou les Allemands, juste derrière les Suédois ou les Suisses.
Et d'ailleurs, les "économistes" adoubés par les médias se dépêchent de déplorer l'excès d'épargne: c'est vraiment dommage, tout ce bel argent déposé dans des Banques ! Il faudrait inciter à le dépenser bien vite pour encourager la "consommation populaire". Et les récalcitrants, ceux qui s'obstinent à entretenir un "bas de laine", il faut les taxer lourdement.
L'épargne, c'est condamnable, la consommation, ça fait marcher le commerce, c'est, partout, le grand Credo populaire.
Il n'y a pourtant pas d'idée plus pernicieuse. Tout simplement parce que la vraie croissance, le vrai développement économique, ne reposent pas sur la consommation mais sur l'investissement. Ça se comprend d'autant mieux que la plupart des biens de consommation courants sont aujourd'hui importés: les roses du Kenya, les berlines allemandes, les smartphones chinois, les téléviseurs coréens. Vider son compte en Banque pour ce type d'achats, ça n'est bien sûr pas répréhensible mais ça n'apporte à peu près rien à l'économie d'un pays.
La croissance, ce n'est pas l'éphémère, ce qui est rapidement dilapidé. C'est le durable, le long terme: construire des routes, des voies ferrées, des hôpitaux, des lycées, des logements, des réseaux d'eau, d'électricité, de communication, financer des entreprises innovantes.
Et c'est par rapport à tous ces projets de long terme qu'intervient justement une banque. On peut croire à de la magie noire mais le moindre sou déposé sur votre compte bancaire n'est jamais précieusement conservé. Il est immédiatement prêté à quelqu'un d'autre: un particulier, une entreprise voire même des structures publiques: vous déposez 100 sur votre compte courant, simultanément votre banque ouvre un crédit de 80 à un tiers extérieur. L'argent, votre argent, se retrouve alors à deux endroits différents simultanément.
Cet argent, celui sur votre compte, ça demeure bien le vôtre mais il appartient également, en même temps, à celui qui vient de contracter un emprunt auprès de votre banque. Et rien n'interdit à ce dernier d'aller déposer l'argent de son emprunt (qui est aussi le vôtre) dans une autre banque qui, elle aussi, peut en prêter une partie à quelqu'un d'autre et ainsi de suite. Sans que vous le sachiez, votre argent se retrouve alors dans plusieurs endroits à la fois. Vertigineux, n'est-ce pas ?
Ça peut vous faire frémir mais c'est bien ce miracle de la multiplication des crédits qui alimente l'essentiel de la création monétaire (bien plus que les pièces et billets ou les chèques et la monnaie électronique). C'est aussi un puissant moteur de la croissance économique: 1 euro déposé dans une banque stimule celle-ci environ 4 fois plus qu'1 euro consacré à l'achat de biens de consommation.
Vous ne le savez donc pas mais votre argent prend tout de suite la poudre d'escampette ! Essayez toutefois de vous consoler en pensant qu'il sert aussi à financer l'acquisition par un jeune ménage d'un appartement ou à aider un petit entrepreneur en difficultés. C'est pour cette raison que les appels à boycotter les banques sont irresponsables.
Dans ce contexte, le métier de la banque, c'est un jeu d'équilibriste périlleux: entre ses fonds en dépôt et ses engagements externes : particuliers, entreprises, investissements publics, actions, placements financiers. Et il s'agit, cette fois ci, des miracles de la comptabilité et des équilibres bilantiels.
Mais il est vrai qu'il y a toujours une prise de risque et que dans des contextes de plus en plus incertains, on a vite fait de se casser la figure. Une banque peu faire faillite dès qu'une défiance s'installe (ce qui se traduit par ce que l'on appelle le "Bank Run" au cours du quel, dans une espèce de prophétie autoréalisatrice, tout le monde se précipite, en même temps, aux guichets pour retirer son argent). La faillite de la Silicon Valley Bank (SVB) et les déboires du Crédit Suisse viennent de nous le rappeler. Et puis, on a tous en mémoire la grande crise financière de 2008, avec une contagion généralisée, des défaillances en chaîne et un effet domino.
Mais il faut se garder de considérer qu'on est dans la répétition de 2008. Il y a 15 ans, le système financier était submergé de créances pourries (regroupées en produits financiers à risques) issues d'une politique extrêmement accommodante de prêts-logements consentis aux classes défavorisées américaines.
Aujourd'hui, on sort d'une grande décennie de paresse financière avec des politiques gouvernementales d'argent gratuit. Jamais, on n'a fait fonctionner, à un tel régime et avec autant d'irresponsabilité, la "pompe à Phynances" du Père Ubu. Les grands dirigeants se sont comportés en pompiers pyromanes en rendant l'argent gratuit. Prêter et épargner n'avaient quasiment plus aucun sens dans ce contexte. On pouvait même tout faire et parfois..., n'importe quoi: acheter n'importe quoi à n'importe quel prix. Mais pour l'essentiel, les liquidités qui ont afflué dans les banques ont été placées en obligations du Trésor. Et ces fichues obligations, elles se sont évidemment dépréciées avec la remontée des taux d'intérêt rendue nécessaire par la résurgence de l'inflation. D'où des déficits potentiels importants pour les banques.