Ce qui m'insupporte, en France, c'est le climat d'envie et d'aigreur sociale continuellement entretenu.
Une lectrice m'a écrit, il y a quelque temps, que les propos libéraux de mon blog étaient insultants par rapport à ses grands-parents polonais qui avaient tellement souffert. Ouh la, la, rien que ça !
On dit que c'est la passion de l'égalité issue de la Révolution Française.
J'ai l'impression, toutefois, que c'est bien plus que ça.
On cultive d'abord le misérabilisme. On est très pauvres, on ne s'en sort pas, on n'arrive pas à joindre les deux bouts. Mais on n'y est pour rien, c'est parce qu'on est des victimes. Victimes des riches, des bourgeois, des patrons qui extorquent notre force de travail, nous privent de l'accès aux biens matériels et culturels. La solution est simple: il faut appauvrir les riches pour enrichir les pauvres.
Toute une littérature contemporaine a fleuri sur ce misérabilisme: Michel Onfray qui rappelle, à chaque fois, que son père était ouvrier agricole, Annie Ernaux qui a écrit des dizaines de bouquins ressassant qu'elle était fille d'épiciers dans un village de Normandie, Edouard Louis, la nouvelle star, qui rajoute à la violence économique la violence sexuelle, Emmanuelle Richard qui n'hésite à évoquer sa "haine pure" de la bourgeoisie. On peut également rappeler les visions apocalyptiques, larmoyantes et terrorisées de Viviane Forrester avec "L'horreur économique". Et il y aussi les inénarrables sociologues Pinçon-Charlot: plus formaté, tu meurs. Tous ces bouquins, d'une qualité douteuse, font un carton et se vendent très bien: c'est symptomatique, comme on dit.
Que dire ? La misère économique et culturelle en France, elle est bien sûr incontestable et il est indigne de s'en détourner. Mais elle n'est peut-être pas pire que dans d'autres pays où on passe beaucoup moins de temps à se plaindre (en Ukraine ou en Turquie par exemple).
Et puis les riches ne sont pas forcément responsables de la misère des pauvres. J'ai plutôt tendance à penser que c'est parce qu'il n'y a pas suffisamment de riches en France qu'il y a tant de pauvres .
Qu'on juge ce propos odieux, tant pis ! La revendication égalitariste n'est elle-même ni pure, ni intègre: le sombre plaisir victimaire du malheur, de la rumination de mille petites haines mille fois recuites. C'est paralysant, tétanisant pour toute une société.
La jalousie empoisonne, en France, les relations humaines et sociales. C'est vrai que, pour ce qui me concerne, je cumule les handicaps. J'apparais sans doute très arrogante: ma façon de parler, de m'habiller, mon attitude toujours distancée. Je n'apparais sûrement pas ouverte et sympa, la nana sensible à qui on peut se confier. Et puis mon boulot, la finance, l'entreprise, il n'y a que des gens durs, insensibles, qui peuvent travailler là-dedans.
C'est vrai que je ne suis sans doute pas très drôle: glaciale, toujours ailleurs, consciente de sa supériorité sans, bien sûr, jamais l'avouer. Bref, le genre de fille qu'on adore détester.
Bien sûr, tout ça, c'est changeant, mouvant, et c'est ce que je m'applique à corriger, compenser sans cesse. Mais c'est vrai que je perçois bien la jalousie, la haine, que beaucoup de gens sont susceptibles de me porter en France. Une fille pas trop moche qui réussit, c'est intolérable. Si au moins, elle était rigolote et bonne copine.
J'essaie donc de me tenir le plus possible à carreaux, de me faire tout petite. Il y a longtemps que je ne me vante plus de mes diplômes et de mon boulot. Je ne mentionne surtout pas le montant de mon salaire. J'évite également de préciser dans quel quartier de Paris j'habite et je préfère ne pas parler de mes loisirs et vacances. Ça me semble impossible en France, on vous catégorise tout de suite et le regard posé sur vous change et se fige.
Aux gens qui ne me connaissent pas, je précise plutôt, comme pour m'excuser, que je suis d'origine ukrainienne, ce qui me vaut tout de suite une compassion presque dérangeante: du coup, on me considère comme une pauvre fille.
Au boulot, c'est moche mais je ne noue aucune relation personnelle avec des collaborateurs qui me sont subordonnés. Je trouve parfois ça dommage mais j'ai l'impression que ça aussi, c'est impossible: ça pourrait créer autant de problèmes à eux qu'à moi-même.
De toute façon, il y a une barrière qui est automatiquement créée en entreprise. Je sens sur moi un mélange bizarre de suspicion hostile et de curiosité malsaine. On scrute ma vie, on l'espionne, on la commente à l'infini entre collègues. Il faut s'habituer à savoir que l'on est le sujet principal des conversations, ça n'est pas toujours agréable. C'est toujours ainsi troublant pour moi de lire les tracts syndicaux où l'on parle de moi: une dingue qui est arrivée par copinage, qui conduit maintenant la boîte à sa perte et qui ne pense qu'à se fringuer, se balader et se faire mousser dans des congrès.
Dans la vie intime, c'est à peu près pareil. Il n'y a pas beaucoup de types qui apprécient que leur copine gagne beaucoup plus de fric qu'eux.
J'essaie parfois de faire valoir que ma situation professionnelle n'est pas totalement imméritée. J'ai suivi la voie classique des concours et des grandes écoles. Les concours, c'était tout de même une innovation majeure de la Révolution Française avec la promotion de la méritocratie républicaine. Mais on a vite fait de me rétorquer que les concours, c'est biaisé, c'est totalement injuste, ça ne sert qu'à assurer la reproduction des classes sociales et des inégalités. Ce qu'il faudrait, ce serait assurer la promotion directe des classes défavorisées aux grandes écoles.
Je n'ose rien dire à cela. Ça ne peut être qu'un dialogue de sourds.
Ce qui semble évident, c'est que les antagonismes en France sont, surtout, de nature symbolique.
Le
misérabilisme, le populisme, ont en fait un ressort principal : la haine mais la haine
pas tellement de la bourgeoisie mais surtout des élites.
Les bourgeois,
on peut s'en accommoder, on sait bien qu'ils sont bêtes; ils sont en
fait à peu près comme nous, les gens du peuple, ce n'est qu'une question
de degré. Mais les intellos, les bobos, les élites, ça, ça ne peut
absolument pas passer. On sent que ces gens là sont radicalement
différents, qu'ils ont une façon de penser, de s'exprimer, de sentir, de
jouir, d'être heureux à la quelle le peuple n'aura, de toute manière,
jamais accès, à la quelle aucune Révolution, aucun Grand Soir, ne le
fera parvenir. L'écart est impossible à combler, on n'aura jamais les codes, on ne sera jamais aussi distingués et, rien que pour ça, on ne peut que haïr les élites.
Les
haines sociales en France ne sont, en fait, pas tellement économiques,
elles sont surtout culturelles, symboliques. Et ça, c'est quasi-impossible à effacer.
Images de Mariola JASKO, jeune artiste de Cracovie.
Ce post a bien sûr été rédigé dans le contexte des "gilets jaunes".
Je précise enfin que je suspends mon blog durant une ou deux semaines. Je quitte la France demain.