La guerre en cours révèle une face épouvantable de l'armée russe (même si elle s'était déjà révélée en Tchétchénie et en Syrie, mais on n'y avait alors guère prêté attention). De l'armée et peut-être aussi de la société russe toute entière.
Vols, viols, massacres de la population civile après avoir détruit, rasé, avec application les villes. Tant d'horreur a un effet sidérant. Comment est-ce possible, comment peut-on s'abandonner à de pareilles extrémités ?
On ne peut que s'interroger sur les racines du Mal. Il faut d'abord incriminer la formation militaire. Il faut bien le dire, le service militaire en Russie, ça n'est vraiment pas une partie de rigolade. Rien à voir avec un séjour bucolique par les champs et les forêts. Les mauvais traitements font partie de la formation des conscrits. Les violences physiques et psychologiques y sont continuelles. Violences exercées non seulement par les officiers qui exigent une obéissance aveugle mais aussi par les appelés plus anciens.
Chaque chose doit être à sa place, c'est un peu le système d'éducation à la russe. Ca veut dire que la déviance, c'est vite réprimé. L'homosexualité, la théorie du genre, c'est considéré comme des aberrations intellectuelles occidentales. Ca explique que les relations entre les hommes et les femmes sont plutôt conventionnelles. Il y a une nette séparation des sexes avec un univers propre à chacun : un homme doit "assurer" et une femme doit "figurer".
Cette vision sans nuances, "tranchée", du monde s'accompagne d'un rapport différent à la Mort. La vie est moins prisée qu'en Europe de l'Ouest. On le sait, l'espérance de vie des Russes est très éloignée des normes occidentales. Ca tient d'abord à une hygiène de vie désastreuse (on mange des cochonneries, on boit et on fume sans limites) et à une culture du risque et de la prévention quasi inexistante (les accidents, ça fait partie de la vie, semble-t-on considérer et c'est comme ça qu'on a laissé filer le Covid).
Tout ce façonnage des mentalités, à travers l'armée, l'école, le système de santé, explique, au final que toute la société russe demeure aujourd'hui militarisée, enrégimentée, dans les institutions et dans les esprits. Cette militarisation, on l'éprouve aux niveaux les plus élémentaires de la vie quotidienne. Le contact avec la rue est souvent désagréable en Russie. On se fait souvent apostropher, agresser, par d'autres passants ou bien réprimander, engueuler, par une multitude d'"employés" irascibles. Les préposés à l'"accueil", ils sont, par exemple, ma bête noire et j'ai souvent envie de les gifler; je me dis alors qu'il vaut mieux ne pas comprendre le russe, ça aide à garder son calme. Mais il est vrai aussi qu'on rencontre parfois des gens extraordinaires.
Il est pour moi troublant de constater que la Russie n'a connu que deux dirigeants "démocrates": Gorbatchev et Eltsine. Mais ce sont justement les plus détestés aujourd'hui : deux "chiffes", un mou et un alcoolique. Deux personnalités qui n'avaient rien à voir avec les "hommes forts" que l'on prise tant en Russie.
On oublie en particulier que Gorbatchev puis Eltsine ont permis à la société russe de se libérer de l'emprise, de la main de fer, du KGB. On oublie qu'il y a eu, sous Eltsine ce Président tant méprisé, une vraie liberté de pensée et d'action en Russie (pendant une petite décennie, la presse, les médias et la création artistique ont été libres).
Ca laisse rêveur parce que le premier travail de Poutine a justement été de restaurer le KGB. Certes les noms ont été changés avec le FSB (la sécurité intérieure) et le SVR (le service central de renseignement). Mais les effectifs actuels de ce KGB "relooké" seraient aujourd'hui deux fois plus importants que du temps de l'URSS (le KGB, c'était, selon Sergueï Jirnov, 420 000 personnes pour 290 millions d'habitants, ce serait aujourd'hui 1 million de personnes pour une population de 155 millions).
Et le premier travail de ce KGB à la sauce Poutine, ça a été de revivifier, avec un support messianique, la propagande post Grande Guerre Patriotique : on est puissants, on est les plus forts, le reste du monde nous est redevable de sa liberté, on est craints et respectés pour nos grands succès militaires et technologiques.
On éduquait la population à la fierté d'être soviétique. Tant pis si c'était ridicule dans un contexte où le pays était dans un état lamentable et rejoignait, à grande vitesse, le Tiers-Monde. La Grandeur, la Puissance, c'est cette fierté que Poutine a d'abord ressuscitée. La modestie démocratique, on ne connaît pas.
Mais il s'agit cette fois d'une fierté non plus communiste, universelle, mais exclusivement russe et on se met alors à détester les autres, les Occidentaux décadents, les Asiatiques primitifs, les autres Slaves d'un rang inférieur (à l'exception des Serbes). On rêve de dominer à nouveau les autres. L'engrenage de la violence, amorcé par toute une éducation, peut maintenant s'enclencher.
Affiches de cinéma des frères Stenberg datant de la période constructiviste (années 20).
Je recommande :
- Galia ACKERMAN : "Le régiment immortel - la guerre sacrée de Poutine". Très juste, très pertinent. J'aime bien écouter Galia Ackerman, parfaitement bilingue, dans les médias.
- Vassili AXIONOV : "Une saga moscovite". Une grande peinture historique de l'URSS parue dans les années 90.
- Roman SENTCHINE : "Les Eltychev". Le roman de la province russe et de sa déchéance après la chute du mur. Glaçant.
- Gouzel IAKHINA : "Zouleikha ouvre les yeux" et le tout récent "Les enfants de la Volga". La vie d'une femme tatare durant les répressions staliniennes et les Allemands de la Volga. Un grand succès en Russie et c'est effectivement excellent.