Dans le prolongement de la dénonciation des violences sexuelles (à l'encontre des femmes et les crimes d'inceste), on assiste aujourd'hui à une extraordinaire floraison de témoignages.
Chaque semaine, une nouvelle histoire "glauque" vient alimenter l'actualité. Et même la presse dite "sérieuse" en fait son miel. Je ne parle même pas de Médiapart, qui se substitue volontiers aux services de police, mais du journal "Le Monde" qui délivre maintenant régulièrement des portraits "croustillants" de personnalités (récemment Marc Guillaume, Christophe Girard, Olivier Duhamel, Jean Veil, Richard Berry, Gérard Louvin, Patrick Poivre d'Arvor). C'est bien sûr élégamment et habilement écrit (Ariane Chemin, Raphaëlle Bacqué) et nul doute que ça dope les ventes du quotidien. Et puis, après lecture de ces affaires, notre conviction est faite : on a bien affaire à de tristes sires.
Moi-même, je m'en repais mais, à la fin, je suis tout de même saisie d'un vertige. C'est, malgré tout, construit à partir de propos soutirés à des "proches", de multiples racontars et ragots absolument invérifiables. Que serait d'ailleurs un portrait de moi-même élaboré à partir d'informations venant de ceux qui m'entourent dans ma vie professionnelle ? Ce ne serait peut-être pas très joli.
Mais nul ne s'en offusque. Le pli est désormais pris. Les médias se substituent à la justice. Le monde se confond désormais avec l'événement, le fait divers, l'actualité. Le monde comme vaste "journal", comme information continuelle ou plutôt désinformation générale. Nulle distance n'est plus requise, on est conviés à rejoindre de multiples meutes.
Et partout, on n'arrête pas de ressasser ça : il faut parler, parler. La parole serait libératrice, elle seule permettrait d'extirper nos maux et tourments, tous ces traumatismes que nous aurions refoulés, occultés. On ne se souviendrait plus d'ailleurs des violences subies; seul le travail de la parole permettrait de les ressusciter même si elles sont très anciennes.
Une grande psychanalyse collective se met ainsi en place. Autrefois décriée, la discipline redevient tendance. Tout le monde s'improvise thérapeute ou analyste.
Mais s'agit-il bien de psychanalyse ? Cette simple injonction de parler, de tout déballer en place publique, n'est-elle pas simplement de la "psychanalyse pour les nuls" (Michel Schneider) ?
C'est évidemment bien que l'on prenne aujourd'hui conscience de la violence ancestrale exercée notamment sur les femmes et les enfants. Le problème, c'est que c'est devenu une pensée "mainstream" déclenchant un infernal tohu-bohu, avec une écoute systématiquement compatissante, au sein du quel le quidam moyen est bien incapable de se forger un avis éclairé.
La psychanalyse, la vraie psychanalyse, c'est d'abord un dialogue strictement privé entre deux personnes. Avec une mise en question continuelle des attitudes et des propos de manière à repérer ce qui insiste, se répète en nous. Rien n'est jamais accueilli tel quel, la vérité n'est pas simplement celle des faits bruts rapportés. Les perspectives sont démultipliées, les choses sont retournées continuellement. Ça repose sur un long échange, qui s'effectue dans le scepticisme et les larmes, avec une écoute "critique" et pas automatiquement approbatrice.
Du reste, la notion de traumatisme est très complexe en psychanalyse. S'il s'agit bien d'un événement "réel", avéré, il ne serait d'ailleurs, contrairement à ce qu'on a tendance à affirmer généralement, jamais rejeté dans les trappes de l'oubli avant de ressurgir, éventuellement plusieurs années plus tard. "Les victimes ne sont pas malades de l'oubli mais au contraire de souvenirs impossibles à effacer". Et Freud est même allé jusqu'à dire que les récits d'abus sexuels n'étaient pas toujours la reconstitution du réel mais l'expression de fantasmes. Ça relèverait (parfois, souvent ?) de nos propres fantasmes de séduction et de la culpabilité associée.
Il reste qu'enfants, adolescents, presque tous je crois, on a été confrontés à des gestes ambigus de la part d'adultes : une main qui s'attarde sur les cuisses, dans la culotte, un baiser arraché. Ce n'est pas un viol, bien sûr, mais ça interroge, ça rend méfiant.Toutefois, je ne suis pas sûre que porter ses traumatismes en place publique ait l'effet d'une thérapie salvatrice. Je crains plutôt que ça vous enferme, que ça vous bloque définitivement dans votre statut de victime. Il ne reste plus qu'à ressasser son infortune et se dire que sa vie est définitivement détruite. La parole libérée, ce n'est pas celle des dénonciations, c'est celle qui permet de réélaborer son identité à la lumière du déchiffrement du code de nos conduites et de nos paroles.
La parole n'est jamais simple, elle vaut autant par ses dits que ses non-dits. La parole, ce n'est qu'une partie du réel et de la vérité du psychisme. Elle ne rend pas compte, à elle seule, de l'impact des traumatismes subis. C'est à mettre en relation, à en reconstituer les emboîtements, avec nos propres élaborations inconscientes. C'est comprendre ça, explorer cette voie de rédemption, qui est libérateur. Non ! la vie n'est pas déterminée une fois pour toutes par des traumatismes; non ! on n'est pas enfermés dans un statut perpétuel de victime.
Tableaux de Jacques Truphémus (1922-2017), un peintre français sans doute injustement méconnu, s'inscrivant dans la lignée de Balthus et Bonnard. Il a, jusqu'à l'âge de 40 ans, été ouvrier à la chaîne avant de s'adonner à la peinture.
Dans le prolongement de ce post, je devrais bien sûr recommander les livres de Vanessa Springora et Camille Kouchner mais je ne les ai pas lus. Je suis réticente, peut-être à tort. Les livres-témoignages, je ne sais trop qu'en penser. Est-ce que c'est de la littérature d'ailleurs ?
De même le livre, un peu plus ancien : "La fabrique des pervers" de Sophie Chauveau retraçant la reproduction de génération en génération, au sein d'une famille de comportements incestueux et prédateurs, ne m'a pas convaincue. Cette thèse des "secrets de famille" aujourd'hui à la mode, secrets qui hanteraient toute la descendance avec leurs effets pathogènes (cf. Anne Ancelin : "Aïe, mes aïeux") apparaît séduisante mais peut-être un peu simple, voire simpliste.
Beaucoup plus subtils, je recommande en revanche, sans réserves, les livres, tous en poche, de Vanessa SCHNEIDER : "Tâche de ne pas devenir folle", "La mère de ma mère", "Tu t'appelais Maria Schneider". On peut également se reporter aux livres, nombreux, de son père (Michel Schneider), un psychanalyste subtil et accessible.
Je recommande, pareillement et chaudement, l'écrivain d'Israël : Eshkol NEVO en particulier "Trois étages" et le tout récent : "La dernière interview". On est à mille lieux de cette psychologie "à la hache" que l'on aime tant pratiquer aujourd'hui. Un livre d'une extraordinaire modernité.
Et aussi, en contrepoint de Vanessa Springora, le petit livre, paru l'an dernier à la même époque, de l'Ukrainienne, Marila RYBALCHENKO : "Éloge érotique de Richard M.". Un livre (directement écrit en français), malheureusement inaudible aujourd'hui mais qui témoigne pourtant de la persistance d'une liberté de pensée.
Je rappelle enfin, à nouveau, l'excellente série de Nakache et Toledano : "En Thérapie", toujours visible, en Replay, sur Arte.