J'ai lu, pendant la période de Noël, "Le diable au corps" de Raymond Radiguet. J'ai d'abord été sidérée par la qualité d'écriture de ce gamin (1903-1923) de moins de 20 ans (mort d'une typhoïde mal diagnostiquée). Et puis, toutes les réflexions que son bouquin peut susciter sur les comportements et passions humaines...
C'est l'histoire d'un lycéen qui, durant la première guerre mondiale, profite de l'absence du mari parti sur le front pour entretenir une relation amoureuse avec une femme plus âgée que lui. A sa parution, le livre a suscité un énorme scandale. Mais est-ce qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui ? N'est-il pas complétement immoral de s'adonner, en lieu sûr, à la débauche alors que, non loin de là, il y en a d'autres qui vivent dans l'épouvante et se font trouer la peau ?
On voudrait finalement qu'en temps de guerre, tout le monde vive dans l'abstinence et une extrême austérité. Pourtant, on sait très bien qu'en réalité, ça ne se passe pas du tout comme ça.
La guerre, quand elle est déclenchée, elle se traduit d'abord par un bouleversement de toutes nos perceptions. Chaque instant de notre vie revêt, à partir de là, une nouvelle acuité. Tous nos sens sont alors en éveil. Ce qui était banal (la couleur du ciel, les bruits de la rue, les personnes rencontrées) devient extraordinaire. Si l'on était déprimé, c'est fini. On devient certes angoissés, on a peur, mais on n'est plus abattus, on cesse de se laisser aller. Mentalement, on accède à un autre registre, une autre disposition d'esprit.
Il y a même quelque chose de fascinant, d'attirant, dans l'état de guerre. J'en veux pour preuve les nombreux Ukrainiens qui ne cessent de faire des allers et retours entre leur pays et l'Europe de l'Ouest. Comme si, après avoir trouvé un peu de sécurité là-bas, ils éprouvaient, au bout d'un certain temps, le besoin de se recharger en adrénaline.
En temps de guerre, finie la désolante passivité dans laquelle s'égarait, à vau-l'eau, le cours de nos vies. On trouve tout à coup de nouvelles forces. On était glandeur, nonchalant, on devient "proactif".
J'étais par exemple convaincue que toutes les institutions ukrainiennes allaient immédiatement s'écrouler. Il faut savoir que leur image, dans le grand public, était celle d'un foutoir corrompu aux effectifs pléthoriques.
- on répare à toute allure les destructions occasionnées par les missiles russes sur les réseaux d'eau et d'électricité,
- l'administration continue de répondre. Il faut savoir que l'Ukraine était (est?) un pays très informatisé (le paiement avec son smartphone était très répandu). Surtout, il existe une application formidable (Дія, Diya, l'Etat et moi) qui pourrait inspirer beaucoup de pays. Elle donne accès à tous les services gouvernementaux aux quels on peut poser des questions. Surtout, on peut y stocker toute sa paperasse administrative, permis de conduire, passeport, assurances sociales et même y payer ses impôts. C'est une simplification extraordinaire de toutes les démarches.
- même l’État fait preuve de rigueur en continuant d'assurer la charge de sa dette et en remboursant ses créanciers internationaux. Et la monnaie, la Hryvnia, n'a décroché que de 25 % par rapport à l'euro depuis un an.
Je ne sais pas moi-même comment tout cela est possible. Je savais certes que, comme toutes les personnes qui ont vécu sous l'absurdité communiste, les Ukrainiens étaient des gens débrouillards mais là, ça confine à une espèce de génie.
C'est l'image la plus positive des temps de guerre quand se développe cette grande solidarité générale dans la quelle s'effacent toutes les barrières sociales, économiques. Tous les petits conflits mesquins sont alors oubliés.
Oserais-je le dire? Je n'arrive plus à suivre l'actualité française, tellement celle-ci m'apparaît étroite, égoïste, bornée. Je ne parviens pas à m'apitoyer sur les "pauvres Français", le contraste est trop fort. Et d'ailleurs, les Français le savent-ils ? Leur image se dégrade beaucoup à l'Est de l'Europe. On les juge trouillards et capitulards mais néanmoins arrogants. Ils se posent, aux côtés de l'Allemagne, en leaders de l'Europe mais s'empressent surtout de ne rien faire.
Mais il y aussi d'autres aspects "positifs" qui ressortent d'un état de guerre. Ils relèvent probablement, d'une sorte de "vouloir vivre".
- et puis, il faut bien le dire, un état de guerre déclenche une espèce de frénésie générale. Quand l'avenir devient incertain, quand un missile peut vous tomber demain sur la tête, on n'a pas du tout envie de faire pénitence, de demander le pardon de ses péchés, mais on souhaite plutôt s'accorder de petites joies et même goûter à des plaisirs extrêmes, tout ce qu'on n'a peut-être pas osé faire jusque là.
D'abord, on fume et on boit plus que de raison évidemment. Mais on se fait aussi des petits cadeaux, tout devient prétexte à petites fêtes, on chante, on danse un peu partout, même dans des caves ou dans les couloirs du métro. Les boîtes de nuit fonctionnent à plein et on y organise des fêtes d'Enfer.
Et puis, il y a une grande libération sexuelle, les tabous se lèvent. On n'a plus le temps de se conter fleurette ou de s'interroger sur la "normalité" de ses désirs. Il suffit d'une "rencontre", d'une connivence soudaine, brutale. On découvre une espèce d'innocence du sexe. Pour les prostituées, c'est la "cata", la clientèle se fait plus rare.
- Mais on a vite fait aussi de basculer sur une autre pente autrement plus raide. Celle qui nous fait sortir de notre humanité. Parce qu'il ne faut pas l'oublier, la guerre, c'est d'abord la suspension de la morale. Ça concerne bien sûr surtout les combattants mais c'est l'ouverture des vannes à tous nos instincts primaires trop longtemps refoulés. C'est ce que l'on appelle "le plaisir de la guerre". Le plaisir de jouer, comme des enfants, à la guerre mais avec de vraies armes, le plaisir de tuer, de voler, de violer, de dominer, de terroriser. La face la plus sombre de l'humanité : être un bandit ou un criminel, quoi qu'on s'en défende, on rêve tous plus ou moins de ça. Les verrous sociaux nous en empêchent jusqu'à ce qu'ils sautent...