Les addictions, on ne parle que de ça aujourd'hui et on en voit à peu près partout: depuis la simple dépendance à l'alcool, au tabac, aux drogues, à la nourriture (boulimie, anorexie), au sport, au jeu, au sexe, jusqu'à, aujourd'hui, aux fameux écrans de smartphones.
On serait finalement tous addicts et le sujet est devenu tellement immense qu'on ne sait plus si toutes ces conduites ont un point commun.
Pourtant, on ne se préoccupe de la question que depuis assez peu de temps. Baudelaire a bien sûr parlé des "Paradis artificiels" et Dostoïevsky du "joueur" mais ça n'était perçu que comme des conduites singulières, presque marginales.
Il a fallu attendre Freud, en réalité, pour que la dépendance commence à être théorisée. Et il est vrai qu'il était lui-même concerné. Il a d'abord expérimenté, sur lui-même, la cocaïne. Et il était surtout un fumeur compulsif (20 cigares par jour! On admire la compréhension de l'entourage) qui n'envisageait absolument pas un arrêt du tabac: c'eût été se priver d'un plaisir essentiel. Et il a continué de fumer jusqu'à sa mort alors même qu'un cancer de la mâchoire lui faisait souffrir un martyre.
Freud a finalement peu écrit sur les addictions. Mais il a fourni, me semble-t-il, la clé de compréhension essentielle de leur mécanisme. Ce qui se joue, à travers elles, c'est le conflit entre le plaisir et la réalité, entre la pulsion de vie et la pulsion de mort.
Ca a toujours été très fort chez moi. J'ai d'abord vu la vie comme un immense terrain de jeu à expérimenter et je n'avais pas peur, pas froid aux yeux. J'ai donc à peu près tout expérimenté, j'ai fait jouer le principe de plaisir à plein.
Heureusement, l'alcool, le tabac, les drogues, ça ne me plaisait pas trop. Sans doute parce que je suis trop narcissique, trop attachée à l'image que je donne de moi-même pour en donner une vision dégradée d'abandon et de laisser-aller.
Fondamentalement, je suis addict au désir des autres, je désire être désirée; par les hommes, bien sûr, mais pas seulement, c'est plus général, ça relève d'une volonté de puissance soigneusement masquée.
Ca explique le souci que j'ai de mon apparence. Pas question d'apparaître négligée. Et puis le souci extrême que j'ai de mon corps qui s'exprime au travers de mon idéal de minceur et de légèreté. Ca explique ma folie du sport et mon attention à tout ce que je mange (je suis une adepte du régime méditerranéen). Et ça va jusqu'à orienter mon attitude générale: mon élocution appliquée, mon comportement réservé et distancié.
Mais cette belle image ultra-maîtrisée que je m'efforce de donner de moi-même, je m'attache, parfois aussi, à la détruire, je cherche à me punir. Je ne suis pas nymphomane mais je cède à des types peu recommandables, des manipulateurs bas de gamme dont j'ai pourtant immédiatement décrypté le jeu.
C'est sans doute parce que je ne me sens jamais complétement à ma place, que j'éprouve, moi la minable Ukrainienne, un sentiment d'imposture. J'ai alors besoin de me faire mal, de me salir. Les nazes, je les cherche bien. Mais se débarrasser des nazes est ensuite éprouvant, harassant.
On disserte beaucoup aujourd'hui sur le consentement. Mais je dirais aussi que l'on consent aussi pour s'infliger une punition, pour éprouver la sombre honte de l'humiliation. C'est la pulsion de mort qui s'attache à ravager l'identité qu'on s'est forgée. On est tous hantés par une fureur auto-destructrice.
C'est aussi mon point de vue, sans doute iconoclaste aujourd'hui, sur la relation entre les sexes. Une femme est moins attirée par un homme pour ses qualités supposées que par la capacité qu'elle perçoit en lui de la faire sombrer, de faire voler en éclats la cage de son identité sociale. Qu'importe alors l'humiliation ! Mais ça joue peut-être pareillement du côté des hommes. Même si c'est un cliché, l'amour et la mort sont étroitement liés. On a tous un peu envie de se faire du mal.
Mais l'addiction n'est pas allée, chez moi, jusqu'au point de prendre possession de ma vie entière. Je suis quand même très maîtrisée, en règle générale.
Et sur ce chapitre de la dépendance, il faut évidemment évoquer la forme extravagante prise par une récente addiction: celle aux smartphones et aux réseaux sociaux. On accepte un détournement et une captation de notre attention au monde. Un hold-up complet auquel on consent d'autant plus qu'on est pris dans une fièvre émotionnelle et que toute privation nous plonge dans l'état de manque du drogué.
D'ores et déjà, beaucoup de jeunes consacrent plus de temps à ce monde virtuel qu'à la vie réelle. Et le rôle de l'éducation parentale devient secondaire, insignifiant. D'ailleurs, les jeunes ne vivent plus en famille ni même à l'école (les vrais profs, ce sont les "penseurs" du smartphone) mais entre eux.
Entre eux, c'est-à-dire en meutes et en bandes, au gré des humeurs et rumeurs d'un caïd, de ses exclusions et vénérations. On en revient à l'état de guerre de Hobbes ou à la horde primitive de Freud conduite par un grand mâle dominant.
Mais je ne veux pas non plus moraliser à ce sujet. Certes, la situation est récente et complétement nouvelle mais est-ce qu'elle va forcément conduire à la production d'une génération d'abrutis ? Les addictions, on en guérit et on en sort parfois aussi. Et on est alors renforcés. La pulsion de vie triomphe quand même, généralement, de la pulsion de mort. C'est le processus de la civilisation.
Images relevant de l'imaginaire européen du début du 20ème siècle, principalement d'Europe Centrale.
Je recommande :
- Yann DIENER: "La mâchoire de Freud". Un étrange bouquin dont on a trop peu parlé. Il parle d'abord de la lourde prothèse que Freud a du supporter pour pouvoir parler durant les 15 dernières années de sa vie. Quel paradoxe pour celui qui faisait des mots et de la parole l'instrument de la libération de l'homme ! Le livre débouche ensuite sur une réflexion très pertinente sur l'intelligence artificielle. On utilise tous, de plus en plus, des mots informatisés. On devient des Frankenstein du langage.
- Laura POGGIOLI: "Epoque". J'avais beaucoup aimé son 1er bouquin où elle évoque son expérience russe. Cette fois-ci, elle parle des addictions: celle aux réseaux sociaux et au smartphone et aussi celle au sexe particulièrement quand on est une femme. Qu'est-ce qui nous agite, nous remue, dans ces pratiques déviantes ? Le tour de force, c'est que Laura Poggioli parvient à évoquer ces dérives complexes avec force et simplicité.