
J'aurais aimé connaître, je l'ai avoué, Marcel Proust et Friedrich Nietzsche. Leurs failles, leur dinguerie, les rendent, à mes yeux, profondément attachants.
Mais s'il est un grand homme qui me laisse de glace, que je n'aurais surtout pas voulu connaître, c'est bien Lénine. Son évocation me remplit, à chaque fois, d'amertume. Ses œuvres complètes (55 volumes en russe !) encombraient toutes les librairies du bloc communiste. C'était extraordinairement bon marché (presque une alternative, disait on, au papier hygiénique toujours manquant) mais, même bradé, ça ne se vendait pas du tout. La honte absolue, c'était même d'avoir un bouquin de Lénine dans sa bibliothèque mais je crois qu'on ne voyait jamais ça chez personne. Et puis chaque village d'Union Soviétique s'ornait d'une horrible statue de Lénine. Quand je pense que c'était à peu près la seule figure virile proposée à l'imagination des jeunes filles de province, je trouve que c'est à pleurer de rage.

Ça me sidère parce que continuent de paraître sur Lénine des flopées de bouquins mettant en avant son génie tactique et politique. Ou bien s'interrogeant : était il un dictateur ou un démocrate ? Staline l'a-t-il prolongé ou trahi ? Mais au total, personne ne semble douter qu'il ait été un grand homme.
Je ne veux, à vrai dire, même pas rentrer dans ces débats théoriques. On ne parle que des toutes dernières années de la vie de Lénine, à partir du moment où il a pris le pouvoir, mais tout ce qui précède, on le passe à la trappe. Quant à moi, ma vision du bonhomme est à la fois plus large et complétement terre à terre; je ne m'intéresse qu'à sa biographie, sa vie concrète, et je trouve que ça n'est vraiment pas exaltant. C'est même plutôt répulsif.
S'il fallait, en effet, caractériser, d'un mot, la personnalité de Lénine, on pourrait dire qu'il a, toute sa vie, été un parasite doublé d'un manipulateur. Un parasite économique et affectif aussi peu recommandable que ces suppôts du Grand Capital qu'il ne cessait de vitupérer.
Certes, il peut afficher, à sa décharge, un double drame, un traumatisme fondateur, dans son adolescence (à l'âge de 15 ans) : les morts successives de son père, haut fonctionnaire prestigieux (emporté par une hémorragie cérébrale, affection dont mourra, lui-même, Lénine, en 1924, à peu près au même âge, 54 ans, que son père) puis celle de son frère, Alexandre, anarchiste d'un groupe terroriste, exécuté à l'âge de 21 ans par la Justice du Tsar. Mais ça ne l'a apparemment pas incité à affronter l'adversité car il s'est réfugié dans une étrange apathie jusqu'en 1917.
Celui qui allait être considéré comme un grand chef visionnaire a longtemps été (un peu comme Hitler mais en plus cultivé tout de même) un raté social : avant de conquérir le pouvoir suprême, il n'avait quasiment jamais travaillé et s'était contenté de mener une vie d'étudiant bohème, partagée entre des réunions politiques et la rédaction d'articles de propagande.
Pour cela, il s'est appuyé, sans vergogne, sur la bonté infinie de sa mère et l'indulgence de sa sœur aînée. Sa mère ponctionnait ainsi lourdement, au profit de Vladimir, sa retraite de veuve tandis que sa sœur, Anna, lui offrait un soutien psychologique continu.
Sa mère avait même essayé de lui fournir un travail en faisant l'acquisition d'une grande propriété agricole dont elle avait confié la gestion à son fils. Mais ce fut une catastrophe, Lénine se révélant totalement inapte à gérer une ferme et surtout rentrant en grave conflit avec ses paysans. Depuis lors, il se mit à entretenir, ainsi que l'ensemble des bolcheviks, une forte animosité envers la paysannerie (ces koulaks honnis qu'ils n'auront aucun scrupule à exterminer).

Dès lors, la "maman" compatissante ne cessera de se "priver" matériellement et de vendre, petit à petit, tout son patrimoine pour subvenir aux besoins matériels de son fils adoré. Après avoir à peu près tout vendu, elle a ouvert, avec le capital qui restait, un compte bancaire dont les intérêts ont aidé toute la famille à survivre. Lénine est ainsi devenu un "rentier", secouru par la Finance internationale abhorrée. De cette générosité de son entourage, Lénine ne semble d'ailleurs nullement se rendre compte et il n'en éprouve aucune reconnaissance. Il pense qu'elle lui est naturellement due.

Et ses besoins n'avaient rien de modestes. Lénine a ainsi passé près de 20 ans dans des pays d'émigration, s'installant en Suisse, en France, en Allemagne. Et il se refusait peu de choses, notamment des livres, des sorties au café et même un domestique à Zürich. Ses journées, il les consacrait largement à fréquenter les bibliothèques, à prendre des notes et à lire (mais il ne lisait rien de "distrayant" ou propre à développer l'imagination, rien que de la politique et de l'économie). Il avait peu d'amis avec les quels il ne savait parler que de sa Révolution. Quant à ses goûts littéraires, artistiques, musicaux, on ne sait à peu près rien, il n'était sûrement pas un esthète. De plus, il était ascète, ne fumait pas, ne buvait pas, n'avait aucun humour. Seule fantaisie, seul loisir : il aimait faire du vélo. Il s'habillait, bien sûr, n'importe comment, c'est à dire de façon ridicule et négligée. Ce personnage, tellement peu séduisant, n'avait, logiquement, que des relation tendues et conflictuelles avec ses proches. Intransigeant, véhément, pas drôle du tout et un peu toqué, c'est comme ça qu'il était généralement perçu.

Mais il a eu la chance de trouver, en plus de sa mère et de sa sœur, une troisième "poire", une troisième femme dévouée et compatissante. On peut même dire qu'elle s'est révélée d'une totale abnégation. Il s'agit de Nadia Krupskaïa, une jeune fille "sérieuse", d'un an plus âgée que Lénine, diplômée de pédagogie et pétrie de préoccupations sociales. Elle forcera carrément la main de Lénine en allant le rejoindre et en l'épousant en Sibérie, en 1895, où Lénine venait d'être relégué, ou plutôt assigné à résidence, pour une période de 5 ans.

Elle n'était pas laide mais respirait la tristesse et l'austérité. Et puis, elle souffrait de la maladie de Basedow qui l'a progressivement défigurée. Il semble que la sexualité n'ait joué à peu près aucun rôle dans leur relation et ils n'ont d'ailleurs pas eu d'enfant. De toute manière, ça n'était visiblement pas une préoccupation de Lénine qui voyait dans la revendication de liberté sexuelle des femmes une préoccupation bourgeoise. Nadia Krupskaïa sera pour lui une femme d'intérieur, pour ne pas dire une femme de ménage, qui le déchargera de toutes les basses besognes du quotidien. Ils seront tous les deux la caricature sinistre du couple petit-bourgeois.

Les choses se sont toutefois nettement corsées lorsque Lénine fera la connaissance, en 1909, à Paris (dans des cafés proches de la Porte d'Orléans), d'une femme autrement piquante : une franco-russe, alors âgée de 35 ans, Inessa Armand. Elle est presque le contraire de Nadia Krupskaïa : une rebelle, plutôt jolie, adorant le risque, aimant s'habiller de manière parfois extravagante.

Elle devient, bien vite, plus léniniste que Lénine lui-même et emménage rapidement, avec deux de ses enfants, à proximité immédiate du couple Oulianov. Va alors se constituer un étrange ménage à trois, autour d'un Lénine bigame, ménage qui soulèvera beaucoup d'interrogations chez les "camarades" bolchéviques. Contre toute attente, les deux femmes, Nadia et Inessa, ont, en effet, su développer, entre elles, en dépit de multiples orages et revirements, sinon une réelle amitié, du moins une véritable coopération. Lénine refusait de toute manière le divorce, trouvant finalement son compte dans cette situation avec deux femmes à sa disposition.

Quoiqu'il en soit, en avril 1917, Lénine emmène, avec lui, dans son wagon plombé, Inessa Armand, pour aller faire la Révolution à Saint-Pétersbourg. Lénine lui confiera la direction du Soviet de Moscou. Mais elle n'aura guère le temps de participer à cette Révolution puisqu'elle mourra, en 1920 (soit 4 ans avant Lénine) de la tuberculose. Elle est, aujourd'hui encore, enterrée, immense honneur, sur la Place Rouge, près du mausolée de Lénine. Avant cela, elle connaîtra l'amertume de se sentir délaissée par Lénine qui, de retour en Russie, se mit à lui préférer, ostensiblement, Alexandra Kollontaï.

Alexandra Kollontaï (1872-1952), c'est une vraie "walkyrie de la Révolution", une femme sans doute exceptionnelle qui avait fait la connaissance de Lénine en Suisse. Il n'est pas sûr que Lénine ait eu une véritable liaison avec elle. Il était de toute manière choqué par ses théories prônant la disparition du mariage bourgeois (de la "captivité amoureuse", disait-t-elle), au profit de l'amour libre, voire du polyamour. Suprême audace de la part d'Alexandra Kollontaï : elle fit partie du Gouvernement bolchevique et mit fin aux réglementations de la prostitution sous le régime tsariste (dépénalisation de la prostitution et de ses clients).

Lénine, comme Trotsky, baveront néanmoins devant Alexandra Kollontaï. Mais, infiniment prudes, ils n'oseront pas aller trop loin et qualifieront de "décadentes" les positions de Kollontaï, sans toutefois se brouiller avec elle. Lénine traitera également de "foutaises" les théories de Freud et méprisera toujours les questions de la sexualité et de l'exploitation d'un sexe par l'autre.
Pourtant, il a su user et abuser de l'extrême mansuétude des femmes à son égard, alors même qu'il ne faisait, pour sa part, preuve d'aucune empathie et était franchement réfrigérant.

Finalement, c'est une autre femme qui, la première, a su se montrer lucide, "pas dupe", vis-à-vis, de Lénine. Et de quelle manière ! Mais c'est un événement curieusement généralement occulté. En septembre 1918, une jeune révolutionnaire russe de 28 ans, Fanny Kaplan, tire trois coups de feu sur Lénine. Celui-ci, touché à l'épaule et au poumon, en réchappera miraculeusement (que se serait-il ensuite passé si l'attentat avait réussi, y aurait-il eu la Révolution d'Octobre ?). Mais Lénine souffrira ensuite d'un traumatisme psychologique définitif qui sera, peut-être à l'origine de la dégradation de son état de santé. Quant à Fanny Kaplan, elle sera presque immédiatement exécutée, sans jugement. Elle déclarera simplement avant sa mort : "J'ai tiré sur Lénine parce que son existence discrédite le socialisme". Ce fut ensuite le début de la terreur rouge.

On pourra juger de parti-pris ce post. C'est vrai que je n'aime guère Lénine, c'est-à-dire l'individu, le personnage, cauteleux, puritain et égocentrique. Et puis, j'en ai tellement marre des hagiographies célébrant le saint, le génie, le grand homme. Mais je n'invente rien même s'il faut aller chercher un peu partout les informations sur le "Lénine privé".
J'ajouterai que des petits Lénine (avec moins de réussite évidemment), c'est aussi un type masculin encore très répandu aujourd'hui. N'importe quelle jeune fille a eu l'occasion d'en rencontrer une flopée, des sinistres, des purs et durs qui viennent vous assommer avec leur Révolution et qui affichent des idéaux désintéressés pour pouvoir mieux vivre au crochet des autres. Mais il est vrai qu'avec moi, ils n'ont jamais fait long feu.
La biographie de référence sur Lénine, c'est celle de Robert SERVICE: "Lénine"
- Jean-Jacques MARIE : "Vivre dans la Russie de Lénine".
- Louis de Robien : "Journal d'un diplomate en Russie 1917-1918"
- Catherine MERRIDALE : "Lénine 1917 - Le train de la Révolution"
- Evguénia Iaroslavskaïa-Markon : "Révoltée". L'autobiographie stupéfiante, et de grande qualité littéraire, d'une jeune femme exécutée en Sibérie. Le livre est maintenant en poche (Seuil).
Par ailleurs, Hélène Carrère d'Encausse vient de publier un livre consacré à Alexandra Kollontaï. Mais je ne l'ai pas encore consulté.
Sur "Lénine privé" et ses relations avec les femmes, je ne connais qu'un chapitre, de bonne qualité, qui lui est consacré par Diane Ducret dans son livres "Femmes de dictateur" (1er volume).
Je recommande également "Une histoire érotique du Kremlin" de Magali Delaloye" (Payot 2016) beaucoup plus sérieux que son titre ne peut le laisser supposer.