J'ai déjà évoqué mon goût pour les voitures de sport.
C'est petit bourgeois, c'est de la frime, me direz-vous.
Sans doute ! Mais, de la part d'une femme, ça demeure aujourd'hui inhabituel et disruptif et sans doute sexy. Et puis, je n'utilise pas ma voiture pour des motifs utilitaires, faire des courses ou aller à mon travail, mais simplement pour "bouffer" des kilomètres, tracer mon chemin à toute vitesse, changer sans cesse d'horizon, de quotidien, d'environnement. Je pense parfois à mon ancêtre Carmilla la vampire qui se déplaçait toujours à bride abattue en magnifique équipage.
Mais la bagnole, c'est de plus en plus déprécié aujourd'hui surtout dans les milieux intellos. Ça n'intéresserait plus que les beaufs et, surtout, c'est scandaleusement anti-écolo. On a complétement oublié qu'à ses débuts, l'automobile, ça a été un extraordinaire instrument de liberté et d'émancipation. Ça a consacré le réveil de cet esprit nomade si souvent réprimé mais qui subsiste, très fort, chez beaucoup d'entre nous. Se détacher enfin de sa ville natale, pouvoir découvrir d'autres lieux, d'autres gens.
Quand j'étais gosse, je déclarais à mes parents : "Quand je serai grande, je serai romanichelle". Ça les faisait rigoler mais il faut dire que, dans les anciens pays communistes, ça n'était pas complétement insensé. Les nomades y bénéficiaient d'un statut spécial en conservant une liberté de circulation entre pays. Ça leur permettait de se livrer à de multiples petits trafics dont ils vivaient, matériellement, fort bien, beaucoup mieux, du moins, que les travailleurs socialistes.
Au delà de mes élucubrations de gamine, les anthropologues s'entendent généralement pour penser qu'il y a, dans l'histoire de l'humanité, une opposition atavique entre les nomades et les sédentaires. Ou plus précisément, une répression souvent féroce, voire une persécution, des itinérants, des nomades, par les gens établis, les sédentaires.
Être sans domicile fixe, c'est un délit majeur qui vous vaut d'être traité comme un repris de justice en vertu d'une réglementation infâme et infamante. "Stationnement interdit aux nomades", affichait-t-on, jusqu'à une époque récente, à l'entrée des villages français.
Cette haine du sédentaire envers le nomade, on la retrouve d'ailleurs dans la Bible avec la querelle d'Abel et de Caïn et le récit du premier assassinat de l'histoire humaine. Abel était berger, c'est à dire nomade et Caïn laboureur, c'est à dire sédentaire. Caïn sera maudit pour son meurtre et il ira se fixer dans un autre lieu, une ville, la première de l'histoire, qu'il fondera. C'est alors le début de l'histoire des paysans qui fuient la misère et la dureté des campagnes pour alimenter le prolétariat urbain.
Ce conflit Abel/Caïn, c'est celui de deux types de sociétés humaines. Il y aurait ainsi eu, au néolithique, une véritable révolution anthropologique au cours de laquelle on serait passés de groupements très lâches de chasseurs-cueilleurs à des sociétés, beaucoup plus organisées, d'agriculteurs (ou horticulteurs).
Et ce développement de l'agriculture, ce serait la naissance du monde moderne : stable, sédentaire, mais aussi beaucoup plus coercitif avec l'introduction d'un appareil de Lois répressives et l'exercice d'un pouvoir politique. Avec l'agriculture, finie la vie paisible et libre. On doit désormais se plier à de multiples contraintes et rentrer dans une organisation du travail. Surtout, avec la naissance de l'agriculture, un poison mortel va se répandre entre les hommes, celui des inégalités accompagnées des jalousies et des haines.
Beaucoup d'ethnologues vont alors jusqu'à exprimer une véritable nostalgie pour ces "sociétés primitives" des chasseurs-cueilleurs. Des sociétés plus libres, plus égalitaires, incarnant un véritable Eden perdu. C'est au point que redevenir nomade, c'est maintenant s'affirmer "moderne" en empruntant un nouveau mythe littéraire (Arthur Rimbaud) ou philosophique (Gilles Deleuze).
Là dessus, je n'ai évidemment pas d'opinion tranchée. J'ai, personnellement, sans cesse besoin d'ailleurs, de bouger, de changer. Cela pour me remettre en question, découvrir de nouveaux points de vue. Mais de là à devenir une véritable nomade...
J'observe surtout que les sociétés nomades ne sont, paradoxalement, surtout pas révolutionnaires. Elles sont même archi-conservatrices, empêtrées dans le respect absolu de leurs traditions. Elles détestent en fait l'Histoire et ses bouleversements, elles se révèlent d'un incroyable statisme. L'Art, la création, ne sont pas non plus leur fort. On a même le sentiment que leur souci premier est de ne laisser aucune trace dans la mémoire des hommes, de ne transmettre aucun legs. Pour comprendre cela, il faut aller à Karakorum, l'ancienne capitale de l'Empire mongol qui a jadis dominé le monde mais dont il ne subsiste aujourd'hui à peu près rien.
"Le romantisme d'une conscience nomade libre de toute attache, que n'emprisonnent ni les murs ni les exigences inéluctables du sol à cultiver, est aussi peu substantiel que le vent" (Stanley Stewart).
Images d'affiches automobiles du début du 20 ème siècle (à l'exception de la première, publicité récente de BMW). Tableaux également de Vincent Van Gogh (les roulottes), William Blake, Picasso et Paul Gauguin. L'automobile, c'est aussi l'évocation de Francis Scott Fitzgerald (Gatsby le magnifique) et d'Isadora Duncan tragiquement étranglée par sa longue écharpe.
Concernant la pensée nomade et les chasseurs-cueilleurs, je recommande :
- Gilles Deleuze : "L'Anti-Oedipe". Un livre prophétique, d'une écriture fascinante, que j'ai maintes fois évoqué.
- Michel Tournier : "Le Roi des Aulnes". Un ami de Gilles Deleuze. Un livre qui a plus de 50 ans que j'ai lu alors que j'étais en Turquie. Michel Tournier tombe aujourd'hui un peu dans l'oubli. Mais ce "Roi des Aulnes" (de même que "les météores") est incroyablement moderne et novateur. L'a-t-on vraiment compris quand il a été publié ? Et aujourd'hui même, il ferait vraiment scandale.
- Marshall Sahlins : "Age de pierre, âge d'abondance". Un grand classique de la littérature ethnologique. Sahlins y déconstruit le mythe du "sauvage" luttant pour sa survie. Il montre que les chasseurs-cueilleurs trouvaient au contraire aisément leur subsistance, ce qui leur laissait beaucoup de temps libre et leur permettait de se consacrer à des activités sociales et culturelles.
- Christopher Ryan : "Civilisés à en mourir - le prix du progrès". Un livre d'anthropologie tout récent. Comment notre prétendu progrès dégrade nos façons de vivre. Un livre de bout en bout contestable mais d'une lecture facile et qui nous interroge tous.
Alain Testart : "Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités". Un livre remarquable, très documenté, qui vient d'être réédité en poche. Un grand classique qui démonte complétement cette idée commune que l'invention de l'agriculture serait au fondement des inégalités. Les peuples de chasseurs-cueilleurs ont souvent, également, édifié des sociétés stratifiées.