
On l'a ici assez peu commenté mais, dans les rues de Téhéran, on a célébré la défaite de l'équipe iranienne de football contre celle des Etats-Unis dans un match de Coupe du Monde. La population iranienne redoutait qu'une victoire n'alimente la propagande du régime avec ses absurdes slogans anti-américains. Et aussi parce que, contrairement à ce que l'on pense à l'Ouest, les Iraniens ne détestent nullement les USA. D'ailleurs, quand ils ont la possibilité de voyager, ils choisissent prioritairement les USA; on peut aussi rappeler qu'ils se sont massivement exilés en Californie (où ils ont, généralement, brillamment réussi).
De même, les Iraniens ne souhaitent plus aujourd'hui voir aboutir un accord, avec les occidentaux, sur le nucléaire. Cela aussi renforcerait le gouvernement des mollahs.
La tension monte maintenant sans cesse et l'impensable commence à être envisagé. L'impensable, c'est à dire la chute des religieux, honnis et détestés depuis presque toujours, peut-être même depuis leur prise du pouvoir en 1979.
Une démonstration saisissante: le grand jeu aujourd'hui, chez les jeunes, consiste à arracher dans la rue le turban d'un mollah. Cela va, ensuite, jusqu'à jouer au football avec ce turban. C'est évidemment très risqué (ça peut vous valoir au moins de la taule) mais on trouve sur les réseaux sociaux plein de vidéos de ces énormes "sacrilèges" .
Les Iraniens avaient inauguré ce que l'on avait appelé "la Révolution au nom de Dieu". Cette apparente revanche du spirituel sur le matériel avait été célébrée à peu près partout, notamment par des "intellectuels" occidentaux. Les conséquences à l'échelle mondiale de cette révolution iranienne ont été immenses. Elle a enclenché dans tous les pays musulmans, alors qu'ils semblaient se laïciser d'un bon pas, un renforcement de la pratique religieuse sous ses aspects les plus rigides et obsessionnels.

Mais les Iraniens avaient-ils vraiment souhaité une révolution religieuse et une prise du pouvoir par les mollahs ? Rien n'est moins sûr. Il faut d'abord rappeler que cette prise du pouvoir par les religieux a été, à l'époque, une immense surprise. Personne ne s'y attendait, n'avait prévu cela. Le Shah, lui-même, redoutait les communistes et leur Parti Toudeh qui, même condamné à la clandestinité, demeurait puissant. C'était donc eux que sa police politique, la sinistre SAVAK, ciblait et persécutait.

Mais les religieux, le Shah s'en fichait bien et il les méprisait même carrément: des personnages incultes et ignorants, hostiles au progrès. L'Islam appartenait au passé, c'est ce que pensait à peu près tout le monde à l'époque, en particulier en Occident. Le Shah avait donc chassé Khomeiny au début des années 60 comme perturbateur réactionnaire, opposé à "la Révolution Blanche" et notamment à la réforme agraire et la représentation accrue des femmes. Khomeiny a alors vécu en Irak. Quand il a commencé à réapparaître presque 15 ans après, il était devenu quasi inconnu en Iran.
C'était "la grande civilisation" que voulait promouvoir le Shah, une civilisation qui trouvait ses racines non pas dans l'Islam mais dans la Perse antique, celle de l'Empire Achéménide de Cyrus et Darius (à partir de - 552 avant JC). Le calendrier iranien avait même été modifié. Il ne partait plus de l'Hégire (calendrier musulman) mais de la fondation de l'Empire achéménide.
C'était sans doute mégalomane et, à l'époque, ça avait fait hurler les religieux (pour qui l'histoire de l'Iran commence simplement avec Mahomet). Au lendemain de la Révolution, ont d'ailleurs couru des rumeurs de destruction de Persépolis.
Mais aujourd'hui, l'histoire longue revient en force. Il n'est pas un Iranien qui ne soit fier du passé préislamique de la grande Perse. On porte même un intérêt accru à l'époque sassanide et zoroastrienne (224-651 après JC) dont subsistent, d'ailleurs, de nombreuse coutumes (en particulier celle du Nouvel An, du Now-Rouz à l'équinoxe du printemps).
Si vous voulez irriter un Iranien, demandez lui si la langue persane est proche de l'arabe. C'est bien sûr une ânerie parce que le persan est une langue indo-européenne (assez facile à apprendre pour un Français notamment) Mais il faut bien dire, aussi, que les Iraniens détestent, dans leur immense majorité, les Arabes. Ca remonte même à la défaite, en 637, de Ctésiphon (alors capitale de l'Empire) qui a consacré la victoire des musulmans sur les Sassanides.
Tous les Iraniens sont déchirés par leur histoire et ils continuent d'entretenir rancœur et amertume. Ca explique qu'ils aient choisi un courant minoritaire, beaucoup plus politique, de l'Islam: le chiisme. Et ça explique aussi beaucoup des tensions internationales actuelles au sein du Proche-Orient. Les Sunnites, on les a en horreur.
Ce long détour pour préciser que, dans les années 70, les Iraniens n'étaient nullement des fous de Dieu. Et d'ailleurs, les mosquées étaient plutôt vides. Le pays était déjà fortement occidentalisé (un processus entamé depuis la chute des Qadjars en 1925) et la condition féminine était sans doute la plus émancipée de tous les pays musulmans. Il était devenu presque rare de croiser des femmes voilées dans les rues de Téhéran.
Le rapport des Iraniens à la religion est compliqué, toujours teinté de méfiance. Ils se sont, à un moment, regroupés autour de Khomeiny parce qu'il était la seule figure d'opposition capable de rassembler les foules pour abattre la monarchie.
Mais c'était de liberté politique et de démocratie qu'ils rêvaient et certainement pas d'une dictature religieuse. C'est, en fait, sur un coup de force et en dépit des engagements initiaux de Khomeiny, que les mollahs ont conquis le pouvoir. Ce pouvoir, ils l'ont ensuite conservé par l'exercice de la terreur et d'une répression impitoyable.
On pensait néanmoins qu'ils allaient s'écrouler tant ils s'étaient rapidement fait détester. Mais la longue guerre contre l'Irak (jusqu'en 1989) leur a permis d'accroître leur emprise sur la société, en développant notamment un culte délirant des martyrs.
Mais il n'y a jamais eu d'adhésion véritable à la République Islamique. Les Iraniens ont toujours "fait semblant" de se conformer aux obligations édictées pour pouvoir continuer à vivre le moins mal possible. Dans l'espace public, on essayait de passer inaperçus, mais chez soi, en privé, on menait une vie complétement "destroy", agrémentée de fêtes démentes entre amis, sonorisées à fond et à l'occasion des quelles circulaient alcool et drogue.

Les religieux, on continuait de les mépriser. J'ai toujours été surprise par la violence des attaques verbales qui leur étaient portées. On dit que l'Islam ne tolère pas le blasphème. C'est vrai pour le Prophète mais ça ne vaut pas pour ses "médiateurs", ses érudits supposés, les mollahs. On leur prête toutes les "qualités": bêtes, sales, méchants, opportunistes, cyniques, corrompus, fornicateurs. La haine vécue peut être résumé avec l'histoire de ce chauffeur de taxi qui dit à un mollah: "Regarde bien les platanes qui bordent cette avenue. C'est là que vous vous balancerez bientôt une corde au cou".
Aujourd'hui la marmite est prête à exploser et les mollahs peuvent commencer à compter leurs abattis. La priorité, c'est de se débarrasser des religieux. De mettre en place une République laïque. Et les Iraniens sont tout à fait prêts à cette nouvelle Révolution car, contrairement à ce que l'on imagine souvent en Occident, les mentalités sont résolument modernes en Iran.
Ce serait un nouveau séisme géopolitique. D'abord avec un bouleversement des alliances économiques et stratégiques (ça ne plaira guère à la Russie et à la Chine). Ce sera peut-être ensuite l'amorce d'une déclin de l'Islam dans sa dimension politique. Un joli démenti aux prophètes d'une France bientôt musulmane.
Des images qui évoquent d'abord le grand écrivain iranien, souvent comparé à Poe et Kafka, Sadegh Hedayat (1903-1951), auteur d'un livre merveilleux "La chouette aveugle". Hedayat détestait les religieux et il a écrit un livre féroce à leur sujet : "Hâdji Aghâ". Un modèle d'impertinence ravageuse à lire urgemment aujourd'hui. Hedayat s'est suicidé à Paris. Sa tombe (6ème image) se trouve au Père Lachaise, tout près de celle de Marcel Proust. La 5ème image est celle de sa maison à Téhéran.
Si vous souhaitez enfin vous imprégner de l'"esprit" d'une vie de famille iranienne, reportez vous à un autre chef-d'œuvre de la littérature persane: "Mon oncle Napoléon" d'Iraj Pezeshkzsad.
Plusieurs films donnent aussi un aperçu non conventionnel de l'Iran contemporain : "Les chats persans" de Bahman Ghobadi; "La loi de Téhéran" de Saed Roustayi; "Les nuits de Mashad" de Ali Abbasi.